Désorganisation sociale en milieu urbain, pratiques éducatives erratiques, rencontre avec des pairs délinquants : Michel Born, psychologue et ancien président de l’École de criminologie de l’Université de Liège (Belgique), détaille les facteurs pouvant faire basculer une trajectoire. Et ceux qui permettent aux jeunes de « s’en sortir ».
Michel Born, auteur de Psychologie de la délinquance et de Pour qu’ils s’en sortent ! (De Boeck, 2005 et 2011), est professeur à la faculté de psychologie et ancien président de l’École de criminologie de l’Université de Liège.
Quelle est l’importance du contexte de vie des personnes dans les trajectoires délinquantes : quartier, phénomène urbain, lien social, fréquentations… ?
L’être humain est largement conditionné par son milieu. Bien sûr, entrent en jeu des prédispositions et faiblesses personnelles, mais le milieu va générer des opportunités ou des non-opportunités. Dans une ville hétérogène, anonyme, avec peu d’interactions sociales, le contrôle social est faible et la réaction de l’environnement aléatoire, peu proportionnelle aux actes commis. Lorsque les personnes sont parquées les unes à côté des autres, dans l’indifférence ou éventuellement dans une sorte de lutte pour obtenir des biens matériels, évidemment cela ne crée pas du lien social. Et sans lien social, l’autre devient un concurrent, un étranger, voire un ennemi. Plus les liens qui unissent l’individu et la société sont solides, moins il aura de propension à la délinquance : un acte de délinquance provient de la cassure du lien entre individu et société. C’est pourquoi les zones urbaines se trouvent particulièrement exposées. Les enfants de ces quartiers vivent dans un monde leur offrant de nombreux modèles d’identification délinquants, alors que leurs contacts avec les standards de la culture conventionnelle sont réduits et formels : école, police, tribunaux, services sociaux…
Peut-on parler de délinquance de pauvreté ? Vous parlez de « vulnérabilité sociétale ». Ces deux expressions sont-elles synonymes ?
La vulnérabilité sociétale ne coïncide pas toujours avec la pauvreté. Certaines personnes très pauvres, mais soutenues par des valeurs fortes, ne sont absolument pas dans la délinquance. A l’inverse, des personnes relativement nanties dérivent, n’ont pas de valeurs, pas de foi, pas de loi. Les petits dealers, par exemple, peuvent disposer de sommes d’argent très importantes et être pourtant en situation de vulnérabilité sociétale. Cette notion définit surtout une position sociale et culturelle défavorisée, générant une fragilité du lien social. Les personnes vivant cette vulnérabilité sociétale sont plus exposées à l’échec et à l’abandon scolaire précoce, au désengagement… Elles ne peuvent pas participer à la formulation des valeurs de la société, ne savent guère profiter de l’offre positive des institutions, qui ne sont pas conçues pour prendre en compte leurs problèmes spécifiques. Cette exclusion les conduit à rencontrer d’autres personnes du quartier se trouvant dans des situations similaires. Certains recourent alors à n’importe quel moyen pour s’armer, y compris la violence.
Il est vrai cependant que le manque de moyens financiers s’accompagne souvent d’un manque de moyens culturels et d’une sorte d’isolement social. Là où les deux notions se rencontrent, c’est lorsque vivre se résume à trouver l’argent pour subsister. Toute la préoccupation est alors centrée sur cette survie, et non pas sur la construction de quelque chose qui donne des valeurs un peu au-delà du quotidien et de l’immédiat.
« Parmi les éléments pouvant expliquer la carrière délinquante d’un individu, la famille occupe une place de choix », écrivez-vous. Quels processus familiaux favorisent la délinquance ?
La famille, charnière entre la société et l’individu, est le creuset de toute conduite sociale. L’équilibre de fonctionnement de la famille, quelles que soient les contraintes extérieures, génère des pratiques allant dans le sens de la conformité, de l’obéissance, du bien et du mal, de la politesse. J’ai rencontré des jeunes délinquants extrêmement perturbés, des jeunes toxicomanes, élevant très bien leurs enfants. Ainsi s’interrompent des trajectoires délinquantes : les parents délinquants ne font pas nécessairement des enfants délinquants.
Mais cela peut aussi aller dans l’autre sens : des parents « bien rangés » laissent déraper l’enfant, font des enfants-rois, incapables de tolérer la frustration ; ils critiquent l’école, sont dans du laisser-faire, ou des contradictions – ce que l’on appelle un « parenting » erratique. L’enfant se rend compte qu’il peut devenir coercitif sur ses parents, et va généraliser cette attitude. Ce comportement n’étant pas bien vu par la société, il se rapproche, dans la cour de l’école, d’autres enfants un peu comme lui, eux aussi rejetés. Se créent ainsi des noyaux d’exclus. L’enfant devient plus agressif, toujours plus exclu, se livre éventuellement au racket, au harcèlement. Il s’expose ainsi à des exclusions scolaires, et le processus est enclenché.
Par ailleurs, dans un parenting « normal », le contact, le dialogue entre parents et enfants permettent d’assurer le contrôle : les enfants racontent avec qui ils sont, où ils vont… Cela n’existe pas dans un parenting dysfonctionnel. Or, toutes les recherches convergent pour accorder une place fondamentale au manque de surveillance par les parents et à une discipline erratique ou trop stricte.
Vous allez à l’encontre d’idées reçues voulant que des parents délinquants produisent des enfants délinquants ?
Effectivement. Il existe certes des dynasties délinquantes, mais ce n’est pas un phénomène majeur. L’affirmation selon laquelle les familles mono ou homoparentales génèrent de la délinquance est tout aussi erronée, les statistiques sont claires sur ce point. La manière dont une situation va être gérée pèse beaucoup plus : les situations de conflits familiaux graves, ou bien lorsque l’enfant est appelé à témoigner contre son père accusé de maltraitance ou de viol, peuvent aussi être facteurs de délinquance – en plus de dépression, d’anorexie…
Je tiens aussi à contester une autre idée reçue : on entend souvent répéter que les jeunes qui agressent vers 15, 16 ou même 17 ans, voire qui deviennent toxicomanes, ont forcément été « mal élevés ». Or, nombre de ces jeunes qui dérapent ont reçu tout l’apprentissage nécessaire, ont appris qu’il fallait être polis, etc. Mais autre chose les précipite dans la délinquance, ils vont « désapprendre » cette bonne éducation. Ce peut être l’alcool, la drogue… Ils se mettent à l’écart, s’éjectent eux-mêmes de la société. Les toxicomanes qui mendient dans la rue peuvent être parfaitement polis. Mais quand la drogue leur manque, ils peuvent casser des vitres de voiture pour prendre ce qu’il y a dedans.
Lors d’une étude récente, nous avons montré que le glissement de la consommation de drogue à la délinquance intervient quand l’argent du deal permet non seulement de financer la consommation personnelle, mais d’augmenter le standing de vie. L’argent devient alors plus important que la drogue, et s’engage une trajectoire pouvant aboutir à des actes très graves.
Quels facteurs liés à la personnalité et aux valeurs/ croyances/représentations peuvent être mis en évidence ?
Dans le dérapage survenant vers 14-15 voire 16 ans, la période vraiment charnière, les facteurs importants sont, d’une part, la rencontre avec la drogue, et, d’autre part, le groupe. L’adolescent traverse une phase, bien normale, de vulnérabilité personnelle. En quête de savoirs et de limites, il se confronte à deux grands problèmes: le corps et la satisfaction – se faire plaisir par le sexe, par l’alimentation, par l’alcool, par le joint… Il s’agit alors d’avoir la possibilité de se donner du plaisir, mais de ne pas tomber dans le plaisir. Le second moteur, c’est l’acceptation par le groupe, les « potes ». Et les potes, parfois, traînent dans la rue, certains font des casses, disposent de sommes importantes. D’autres amènent à défendre un territoire, créent des phénomènes de bandes, valorisent la violence. D’autres encore consomment de la drogue. La rencontre avec des pairs délinquants, dont on va adopter les normes et valeurs, est déterminante. Par ailleurs, une forte corrélation est établie entre des troubles du développement de la personnalité – perturbations des fonctions de contact, d’attachement, de contrôle – et les troubles de la conduite, pouvant se manifester par des actes délinquants. Dans la société d’aujourd’hui, la référence au système de valeurs est devenue compliquée – la religion ne joue plus le rôle qu’elle jouait autrefois. Le système de valeurs donne pourtant sens à la vie, et fonde les normes. Il donne une autre dimension à la loi intellectuelle décrétée par le parlement. On trouve dans les groupes délinquants comme dans la délinquance individuelle des techniques visant à « neutraliser » les normes conventionnelles. Les jeunes se persuadent de la non-importance, et même de la légitimité des transgressions : on se dit – ou se croit – forcé par les circonstances de commettre un acte, on attribue la faute à l’autre…
Une rupture avec les institutions (école, services sociaux, services de santé, police…) est-elle fréquemment observée dans les parcours délinquants ?
Il s’agit en réalité d’un processus lent, subtil et réciproque : le jeune ne se sent plus très bien dans son rapport avec l’institution, et l’institution ne fait plus rien pour le raccrocher. In ne, le jeune n’est plus raccroché à rien, ni à une église, ni à une école. Il reste alors la rue. Les services sociaux ne jouent plus leur rôle en termes de lien social, ils sont trop souvent des distributeurs d’argent, de nourriture, ou de vêtements… On parle de « guichet » social, il n’y a plus aucune notion de communauté. Néanmoins, il est en fait très rare que la rupture soit totale. Même ceux qui ont l’air le plus en rupture se raccrochent quand même… Les toxicomanes sont un exemple visible : ils se regroupent en communautés, se retrouvent aux centres des villes. Ils se raccrochent à cette institution, peut-être la plus informelle, mais qui leur donne un statut, une visibilité. Les vieux délinquants entretiennent eux aussi toutes sortes de liens, notamment, pour certains, avec leur assistant social qui les aide depuis des années à se dépêtrer de diverses situations. C’est là que réside l’espoir, et là que se trouve la difficulté, lorsqu’il n’y a plus de fil à tirer – notamment à la sortie de prison.
La rencontre avec des pairs délinquants, dont on va adopter les normes et valeurs, est déterminante.
Qu’est-il observé de l’impact de l’intervention judiciaire et pénale dans les trajectoires de vie des personnes ? En quoi est-elle susceptible d’aggraver ou d’améliorer la situation des auteurs d’infraction ?
Je m’étonne toujours de constater que la réaction judiciaire tient compte de l’acte exclusivement. Or, il importe de considérer l’acte et la personne, c’est le sens des lois sur la protection de la jeunesse: un même acte peut avoir lieu dans des contextes tout à fait différents. Pour certains jeunes, il peut être l’arbre qui cache la forêt d’une délinquance quasi galopante; lorsque le milieu s’avère extrêmement négatif, et même si c’est un premier acte, il faut trouver des mesures structurées et structurantes. Une toute autre réaction s’im- pose pour un jeune qui a été entraîné par un groupe de copains, dont la famille va réagir… Ce jeune, en lien avec ses parents, en lien avec l’école, ne doit surtout pas être déraciné.
Pour éviter les effets négatifs, la prise en charge doit être adaptée et progressive, prendre en compte à la fois les caractéristiques individuelles des jeunes et leur évolution en cours de prise en charge. On ne saurait se contenter d’un diagnostic pénal, basé sur les faits, leur répétition éventuelle et leur gravité. Un diagnostic criminologique ou psychosocial détaillé s’avère tout aussi nécessaire. Il faut écouter le jeune, permettre sa participation aux décisions qui le concernent. Les prises en charge individualisées doivent avoir la priorité, car lorsque l’on met ensemble des jeunes délinquants, dans une même institution, ils se renforcent dans la délinquance.
Dans nombre de cas, la délinquance reste limitée à l’adolescence. Quels facteurs favorisent une évolution favorable des jeunes délinquants ?
Dans son témoignage de vie, Tim Guénard, abandonné par sa mère et brutalisé par son père avant de plonger dans la délinquance violente, raconte comment la rencontre d’une personne qui a cru en lui a changé le cours de sa vie. Tous les témoignages concordent en ce sens, et sont corroborés par les études quantitatives. Le jeune doit reconstruire une image positive de lui-même, et recevoir un soutien social valorisant ces efforts. Il est alors en mesure de formuler un projet personnel de réussite sociale et affective – la rencontre avec une bien-aimée étant le meilleur encouragement dans cette voie. Les éducateurs, y compris ceux rencontrés en prison, peuvent aussi jouer ce rôle de « tuteur de résilience » – offrant, à un moment particulier de la trajectoire personnelle du délinquant, un soutien affectif et volontariste, lui réinstallant une croyance et une confiance en lui, effaçant l’étiquette que le jeune porte souvent depuis des années.
Il est essentiel, pour l’adolescent en rupture, d’accepter de reconstruire son histoire, de revisiter et « d’aménager » son passé pour éviter de poursuivre un fonctionnement destructeur. Une autre étape est le travail sur la culpabilité : que le jeune non seulement reconnaisse sa culpabilité, mais aussi qu’il se sente responsable – sans bien sûr tomber dans l’hyper-culpabilisation. Enfin, il est indispensable de travailler les processus cognitifs (perceptions, affirmations personnelles, aptitudes à résoudre un problème) à l’origine des diverses formes de délinquance.
Le milieu scolaire, lorsqu’il adopte des stratégies pour développer ou restaurer les liens sociaux des enfants perçus comme perturbés ou difficiles, joue un rôle essentiel – les programmes de lutte contre le décrochage scolaire sont à ce titre essentiels, car c’est par ce biais que se renouera le lien avec d’autres institutions socialisantes. L’enfant doit retrouver le sentiment de pouvoir agir efficacement sur le monde et d’être reconnu dans sa valeur. Comme les parents et l’école doivent regagner le sentiment de ne pas être dépassés et impuissants.
En quoi peut-on dire que les délinquants nous ressemblent plus qu’on ne le croit ?
Je dis souvent que nous avons la délinquance que nous méritons. Les gens peuvent déraper, mais ne sont pas pour autant intrinsèquement méchants. J’entends souvent des gars qui ont arraché le sac d’une vieille dame me dire : « Je ne voulais pas lui faire du mal, elle n’avait qu’à lâcher son sac ! » On parle d’une agression, il y a effectivement une victime, peut-être blessée. Or, il n’y a pas de volonté de faire mal, mais un obstacle au mauvais endroit, au mauvais moment, que l’on écarte. Cela traduit un manque d’empathie, de discernement du bien et du mal… Il ne s’agit pas de minimiser de tels actes, mais de bien comprendre d’où ils viennent. Ceux qui les commettent n’appartiennent pas à une autre espèce, ils n’ont pas d’autres gênes, c’est bien nous.
Propos recueillis par Barbara Liaras