Alors que la population carcérale des États-Unis a quintuplé depuis les années 1970 sous le coup de politiques de lutte contre la criminalité misant sur la sévérité des peines, le pays voit aujourd’hui son taux de détention baisser progressivement. L’élection de Donald Trump va-t-elle remettre en question cette tendance déjà fragile ? Il est encore trop tôt pour le dire...
Par Cécile Marcel
« Notre système de justice pénale n’est pas aussi intelligent qu’il le devrait. Il n’assure pas notre sécurité comme il le devrait. Il n’est pas aussi juste qu’il le devrait. L’incarcération de masse aggrave la situation de notre pays et il faut que cela change. »1 Ce discours, prononcé par Barack Obama le 14 juillet 2015, symbolise l’évolution connue par les États-Unis ces dernières années, avec la remise en question de décennies de politiques qui ont mené le pays vers des taux de détention historiques et inégalés. Avec plus de 2,2 millions de prisonniers, les États-Unis comptent près de 25 % de la population carcérale mondiale, alors qu’ils représentent moins de 5 % de la population totale. Mais, sous l’effet de pressions économiques et d’une opinion publique de plus en plus sceptique quant à l’efficacité de ces mesures, un consensus a émergé pour considérer que l’incarcération de masse était coûteuse et contre-productive.
Quarante ans de politiques répressives
L’augmentation de l’incarcération commence au début des années 1970. Dans un contexte de forte contestation sociale, de transformation urbaine et de fragilisation de l’économie, le pays connaît alors une hausse importante de son taux de criminalité et choisit d’y répondre par plus de sévérité. L’administration Nixon engage notamment une guerre contre la drogue, qui devient « l’ennemi public numéro un ». En 1973, les lois Rockefeller, édictées dans l’État de New York, prévoient une peine automatique de quinze ans de prison minimum pour la possession de quatre onces2 ou la vente de deux onces de marijuana, cocaïne, héroïne ou morphine. Elles serviront de modèle dans l’ensemble du pays. Les années 1980 et 1990 voient proliférer les législations étatiques qui durcissent la réponse pénale et allongent les peines de prison. On assiste à l’instauration de peines planchers pour de nombreuses infractions et à la multiplication des lois dites des « trois coups », qui prévoient une peine minimum de prison pouvant aller jusqu’à la perpétuité pour ceux qui seraient condamnés trois fois pour la même infraction – même mineure («Three strikes and you are out»). En parallèle, les possibilités de sortie anticipée sont réduites, avec le développement de dispositions législatives sur l’emprisonnement à vie et de dispositifs qui visent l’adéquation entre la peine prononcée et la peine effectuée (Truth in sentencing) et bloquent toute possibilité de libération d’une personne qui n’aurait pas purgé au moins 85 % de la durée de sa peine. Conséquence : le taux de détention passe de 161 pour 100 000 habitants en 1972 à 767 en 2007.3
Ces changements législatifs, qui touchent essentiellement les populations pauvres des zones urbaines sensibles, sont également empreints de discriminations. La loi contre la drogue adoptée par le Sénat en 1986 en est l’un des symboles : elle sanctionne automatiquement de cinq ans d’emprisonnement sans possibilité de libération conditionnelle la détention de 5 grammes de crack, tandis que pour la cocaïne, la jauge est fixée à 500 grammes de poudre. La molécule est la même… mais l’épidémie de crack concerne essentiellement les ghettos afro-américains.
La Crise de l’incarcération de masse
Le coût de cette politique est considérable. Le gouvernement américain estime aujourd’hui à 80 milliards de dollars le budget dépensé chaque année dans les prisons du pays, un montant qui s’élève à 262 milliards si on inclut les frais de la justice et de la police4.
Le jeu en vaut-il la chandelle ? La crise économique de 2008 force le pays à s’interroger sur la rentabilité de ces investissements. Elle est aussi l’occasion de mettre en lumière les très nombreux travaux de recherche qui remettent en question l’efficacité de ces mesures, pointent les conséquences néfastes de l’incarcération sur la récidive, et établissent clairement que la longueur de la peine n’a pas d’effet dissuasif sur la délinquance. Des travaux qui dénoncent aussi les effets désastreux de ces politiques sur les personnes détenues, leurs familles, leurs communautés d’origine et la société en général5.
Un consensus traverse alors l’ensemble de la classe politique sur la nécessité de substituer à la politique de sévérité contre la criminalité (tough on crime) une politique « intelligente » face à la criminalité (smart on crime). Tandis que de nombreux États engagent des réformes visant à réduire leur population carcérale, le gouvernement fédéral fait adopter, dès 2008, une loi sur la « deuxième chance », visant à favoriser la réinsertion des sortants de prison puis, en 2010, une loi réduisant l’écart de sanction entre l’usage du crack et de la cocaïne et abrogeant les peines planchers pour la simple possession de crack. Début 2013, le département fédéral de la Justice lance l’initiative « Smart on crime», qui encourage notamment les procureurs fédéraux à se concentrer sur les cas les plus graves et à privilégier les alternatives à l’emprisonnement en réponse aux infractions mineures ou non violentes. Enfin, une directive de la commission nationale de détermination des peines (US Sentencing commission) de juillet 2014 recommande la révision des peines pour les personnes condamnées au niveau fédéral pour des affaires de drogue. La commission considère que 46 000 personnes pourraient être concernées.
Transformer l’essai… malgré l’élection de Trump
Depuis 2008, le taux de détention des États-Unis est passé progressivement de 755 à 693 pour 100 000 habitants6. Sur les 50 États du pays, 28 ont réduit leur population carcérale, pour certains dans des proportions importantes, frôlant ou dépassant les 20 %. 27 d’entre eux ont, dans le même temps, connu une baisse de leur taux de criminalité7. La multiplication des initiatives visant à réduire les taux d’incarcération et à développer l’accompagnement en milieu ouvert, l’appétence des responsables politiques de tous bords à chercher de nouvelles solutions, sont autant de signes positifs. Mais, pour réparer les dégâts causés par quarante ans d’une politique exclusivement punitive et discriminatoire envers les couches sociales les plus défavorisées, il faut que le changement de discours donne lieu à une transformation profonde de la culture pénale du pays. « Nous sommes seulement au début de ce processus et il faut nous assurer que nous nous y tiendrons », avertissait Barack Obama dans son discours du 15 juillet 2015, en traçant la voie des réformes à venir.
L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis va-t-elle changer la donne ? Les opérateurs de prisons privés semblent le croire: leurs actions ont bondi au lendemain de l’élection, tandis que l’administration Obama avait annoncé son souhait de réduire et à terme mettre fin au recours aux prisons privées.
Pourtant, il reste des raisons d’espérer que la tendance engagée ne soit pas complétement bouleversée. D’abord, parce que les politiques pénales sont portées essentiellement par les Etats et non par le gouvernement fédéral. Les personnes détenues dans les prisons fédérales ne représentent que 10% de la population carcérale totale. Or, rien que sur les deux dernières années, 46 des 50 Etats que compte le pays ont engagé des réformes de leur système pénal, selon le Vera Institute of Justice. Et les Républicains ont souvent été à l’initiative de ces réformes.
L’étude du détail des votes montre par ailleurs que le soutien à Donald Trump est déconnecté des questions pénales. Ainsi, les électeurs de l’Oklahoma, qui ont voté à 65.3% en faveur du candidat républicain, ont aussi soutenu – à 58.2% – une loi prévoyant la réduction de la longueur des peines de prison passibles pour certaines infractions en lien avec les stupéfiants et les aux atteintes aux biens. Et dans le même temps, la Californie, le Massachusetts, le Nevada, ou encore le Main, votaient en faveur de la légalisation de la marijuana.
(1) Discours lors de la Conférence annuelle du NAACP.
(2) Une once équivaut à une masse comprise entre 28 et 29 grammes.
(3) The Growth of Incarceration in the United States: Exploring Causes and Consequences, National Research Council, The National Academy Press, juillet 2014.
(4) Success-Oriented Funding: Reforming Federal Criminal Justice Grants, Brennan Center for Justice, août 2014.
5) Voir notamment : The Growth of Incarceration in the United States: Exploring Causes and Consequences, op.cit.
(6) Source : World Prison Brief
(7) Update: Changes in State Imprisonment, Brennan Center for Justice, New York University School of Law