Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’Université Paris Nanterre, Fanny Salane est l’autrice de Être étudiant en prison. L'évasion par le haut.
Les personnes détenues jouissent-elles d’un droit à l’enseignement ?
Fanny Salane : C’est un droit dans la loi, c’est un droit dans le code de l’éducation, c’est un droit dans la convention qui a été signée entre le ministère de la Justice et le ministère de l’Éducation nationale. Mais cette convention identifie en même temps des publics qui devraient bénéficier en priorité de l’enseignement organisé en prison – les personnes en situation d’analphabétisme ou d’illettrisme, non francophones, ou qui ne possèdent pas un niveau d’enseignement primaire, les mineurs et les jeunes majeurs. On constate que les personnes qui n’entrent pas dans ces cases ont plus de difficultés à faire valoir leur droit à l’éducation. De même, ce droit est mis en œuvre de manière variable suivant les établissements, selon la dynamique insufflée localement par la direction et l’unité d’enseignement, l’attitude plus ou moins coopérante des personnels de surveillance… À partir du moment où il s’applique plus à certaines catégories de personnes qu’à d’autres, plus dans certains établissements que dans d’autres, on peut considérer que ce droit n’est pas garanti.
Vous écrivez que l’enseignement est parfois considéré davantage comme un privilège que comme un droit en prison. Pouvez-vous l’expliquer ?
L’accès au scolaire est souvent conditionné au comportement en détention. Sur la coursive, il peut être utilisé comme outil de négociation avec la personne détenue : dans un contexte où les moyens sont limités, où il n’y a pas de place pour tout le monde, l’une des réponses à un comportement à l’extérieur de la classe qui ne correspond pas aux attentes, ça peut être de dire « attention, il y en a plein d’autres qui attendent ». C’est le système de la carotte et du bâton : un problème disciplinaire qui ne concerne absolument pas la scolarité peut priver de l’accès au centre scolaire. À partir du moment où l’on peut retirer ce droit à l’éducation, pour une raison qui n’y serait même pas liée, on comprend qu’il n’est pas inaliénable. Je me souviens d’un détenu qui était violent, en proie à des addictions, et qui a voulu commencer des études. Il a vraiment dû se battre pendant longtemps avant que sa demande finisse par être prise au sérieux et par apparaître légitime, y compris par certains personnels de l’enseignement d’ailleurs. Il a commencé par le CFG [certificat de formation générale, niveau milieu de collège], et il est arrivé jusqu’en licence de lettres. Lui s’est accroché, mais j’imagine qu’il y en a beaucoup d’autres qui laissent tomber.
Vous parlez dans vos travaux de logiques sécuritaire et scolaire qui s’entrechoquent. Laquelle l’emporte finalement ?
Alors qu’on affirme que l’éducation est un droit, dans les faits, c’est toujours la logique pénitentiaire qui prime. En cas de transfèrement par exemple, la situation scolaire est rarement étudiée. Il peut ainsi arriver que des personnes soient transférées juste avant les examens : si pour des raisons dites sécuritaires on doit transférer un détenu, on le fera, quitte à lui faire manquer ses épreuves. De même, une mise à l’isolement [QI] ou au quartier disciplinaire [QD] entraîne assez souvent une coupure avec les activités scolaires quand bien même les raisons qui amènent à placer quelqu’un au QI ou au QD n’ont généralement rien à voir avec le cursus scolaire. L’éducation passe toujours après, finalement. Elle doit s’insérer dans ces contraintes, faire avec ou malgré elles, et on voit dans ces cas-là toute l’énergie, toutes les ruses que ça demande, à la fois aux personnes détenues et aux enseignants, que de maintenir ce droit.
La prison est-elle un lieu propice à l’apprentissage ?
Les conditions matérielles sont extrêmement compliquées, surtout en maison d’arrêt, à cause de la promiscuité, du bruit… C’est en partie ce qui explique que ceux qui entament des études supérieures le font généralement une fois qu’ils sont dans des établissements pour peine : ils sont alors seuls en cellule, les conditions matérielles y sont plus favorables. Le statut pénal joue aussi beaucoup. On s’investit dans un cursus à partir du moment où on a du temps devant soi, et une forme de stabilité. Il y a probablement des choses en germe avant, des tentatives, mais le moment où la peine tombe est vraiment déclencheur : ils sont fixés géographiquement et temporellement, ils se disent : « Voilà. Maintenant j’ai huit ans, j’ai quinze ans. » C’est aussi un moyen pour eux de gérer leur peine, de penser ce temps long. Et puis certaines personnes qui, à l’extérieur, étaient empêtrées dans des situations sociales ou familiales inextricables ont pu me dire « c’est idéal, parce qu’ici j’ai du temps à moi » : une fois la sanction tombée se dégageait devant eux un moment pour pouvoir réfléchir, lire, penser… Ils étaient disponibles pour le savoir. Mais c’est extrêmement rare. D’autres m’expliquaient : « On a du temps, mais c’est un temps haché, dont on n’a pas la maîtrise. » Ils sont très souvent dérangés, et ne choisissent pas leur emploi du temps, l’horaire des parloirs, de la promenade, etc. D’ailleurs, beaucoup étudient la nuit. L’un m’a dit : « C’est du temps à moi, pas à la pénitentiaire. » Il s’était créé cette bulle. Et puis il faut vraiment insister sur le fait que sans Internet, il est très compliqué d’accéder aux ressources pédagogiques et plus largement de mener des études en prison. Il n’est pas toujours simple non plus de se procurer le matériel nécessaire, comme un ordinateur, une imprimante. Certains ont même du mal à obtenir ne serait-ce que des surligneurs.
Quelles sont les motivations des personnes qui entreprennent des études ?
Ce sont des profils extrêmement différents, mais une motivation est transversale à toutes les personnes qui font des études : sortir de sa cellule, rencontrer d’autres personnes, rencontrer des enseignants. Ça veut souvent dire s’insérer dans des projets, rencontrer d’autres types d’intervenants : artistiques, culturels… et, par ce biais, on sort aussi un peu de la prison. Et puis le centre scolaire, pour certains, c’est vraiment un espace à part, protégé. Je me souviens d’un étudiant qui m’a dit être « plus à l’aise dans la bibliothèque que dans une cour de promenade ». C’était pour lui un moyen de se sauver, de se protéger de multiples choses. Cela donne aussi accès à des privilèges : on peut, si l’on est scolarisé, être affecté dans un bâtiment ou une aile spécifique, avoir accès à des emplois un peu protégés, travailler à la bibliothèque comme je viens de le dire. Ce statut permet aussi de changer sa relation aux autres, y compris vis-à-vis des autres détenus : être catalogué comme l’intello de service est parfois lourd à porter, parce qu’on peut être vu comme une balance, mais on peut aussi devenir une ressource. On est amené à jouer le rôle d’écrivain public, celui à qui on va demander de rédiger des lettres ; si on fait des études de droit, être celui à qui on va demander de décrypter un jugement. Surtout, on peut obtenir par ce biais des remises de peines ; cela n’est pas la seule raison, mais ça en fait partie. Enfin, cela peut ouvrir à un projet professionnel, permettre d’envisager la sortie.
Vous évoquez aussi des motivations identitaires. Pouvez-vous l’expliquer ?
Entreprendre des études en prison permet de restaurer une identité qui a été mise à mal par l’incarcération, voire d’en imaginer une autre. C’est dire « je ne suis pas qu’un détenu, je ne suis pas qu’un numéro d’écrou, je suis aussi un étudiant ». C’est une manière pour eux de sortir du choc carcéral et de vivre, de survivre, en se disant qu’ils ne se réduisent pas à cette peine, à ces vingt-cinq ans de prison. Pour les personnes qui avaient une certaine position sociale avant la prison – qui pouvaient être médecin, enseignant, etc. – ce besoin est quasiment vital. Pour certaines – mais c’est extrêmement rare – je parle même de « conversion identitaire » : c’est vraiment devenir quelqu’un d’autre. Et puis il y a le lien avec les autres : on peut ne pas parler que de la prison, avec les personnels de surveillance, ou avec la famille. Ça devient un sujet de conversation au parloir. C’est aussi une manière de rassurer à l’extérieur, de dire qu’on remplit ce temps vide, sans sens, qu’on se raccroche à la vie, qu’on ne se laisse pas abattre.
Avez-vous des exemples, des anecdotes à ce propos ?
J’ai en tête l’histoire de cet homme qui préparait un DAEU [diplôme d’accès à l’enseignement universitaire, équivalent du bac] en même temps que sa fille passait son bac. Ou celle de ce jeune homme, qui a vraiment noué un dialogue avec son père à partir des études : père et fils lisaient les mêmes livres, et en discutaient au parloir, alors que ce n’était absolument pas dans les habitudes familiales. Il me disait : « Avant, je ne lui parlais pas, ou alors très mal, et c’était mon mode de relation avec tout le monde ». Et donc il s’est mis à parler avec son père, à travers le sujet des études. En ce sens, c’est un angle de mise en dialogue et de restauration de liens familiaux qui sont dans l’ensemble très distendus, très compliqués.
Recueilli par Laure Anelli
Quand le scolaire est otage de considérations disciplinaires
S’il appartient théoriquement à l’unité locale d’enseignement de décider des orientations vers le scolaire, l’administration pénitentiaire (AP) a toujours le dernier mot et peut s’y opposer. « Il peut arriver que l’AP refuse à un détenu l’accès à la salle de classe parce qu’il a eu un comportement un peu douteux », concède un proviseur. « Généralement, ce n’est pas tant comme punition que comme mesure de sécurité pour les personnels et les autres détenus, estime une responsable locale d’enseignement (RLE). J’ai l’exemple d’un jeune homme extrêmement agité, très menaçant avec le personnel. Pour ma part, j’avais demandé qu’on le mette à l’école quand il sortirait du quartier disciplinaire, pour le faire redémarrer, qu’il ne soit pas en boucle. Je me sentais en capacité de le gérer mais la direction est très regardante sur la sécurité de ses personnels et ça a été refusé. »
Dans certains établissements toutefois, le systématisme de la mesure interroge. À la maison d’arrêt d’Osny, l’administration « exclut les personnes détenues ayant fait l’objet de comptes rendus d’incidents en raison de violences », note le Contrôle général des lieux de privation de liberté*. Or, dans ces prisons où règne un climat ultra-sécuritaire et délétère, un « incident » est vite arrivé et ne présume en rien du comportement de la personne une fois placée en situation d’apprentissage, dans un cadre plus apaisant et respectueux des personnes.
Dans certaines situations, les refus s’apparentent clairement à une mesure de rétorsion. Une responsable locale de l’enseignement évoque le cas d’un homme à qui l’on avait refusé l’inscription à une formation « parce qu’il avait fait un écart dans les bois lors d’une sortie encadrée ». De même, en cas de placement au quartier disciplinaire, l’accès au scolaire est quasi systématiquement suspendu la durée de la sanction, quelle que soit la faute commise. Comme si la privation d’enseignement faisait partie de la punition.
Parfois, les sanctions sont plus informelles : « À Toulon, la personne n’est pas déclassée du scolaire mais il arrive que des surveillants n‘aillent pas chercher un détenu avec qui ils ont eu un accrochage. C’est une sanction déguisée », rapporte une ex-enseignante. Qu’elles soient formelles ou non, ces décisions s’imposent toujours aux professeurs, mêmes les plus militants. « C’est rare, mais quand ça arrive, c’est très compliqué à gérer : j’ai beau ne pas être d’accord avec la décision, je n’obtiens jamais gain de cause, regrette une RLE. C’est un combat perdu d’avance, mais je le mène quand même, car ce sont mes plates-bandes. »
* Rapport de visite à la maison d’arrêt d’Osny, mars 2019.