Les pays scandinaves sont les seuls à mettre en œuvre une véritable politique réductionniste. Parmi eux, la Finlande se distingue tout particulièrement : il est parvenu à diviser le nombre de ses prisonniers par trois en cinquante ans et compte désormais trois-mille détenus , grâce à une politique volontariste et ambitieuse.
Avec 55 prisonniers pour 100 000 habitants, soit près de la moitié du taux français, la Finlande affichait en 2016 l’un des taux de détention les plus bas d’Europe. Pourtant, le petit pays partait de loin, puisqu’il en comptait 150 pour 100 000 habitants cinquante ans auparavant. Comment expliquer la baisse continue du nombre de détenus dans les prisons finlandaises ces dernières décennies, et ce alors que la plupart des pays européens ont vu le leur augmenter, à l’instar de la France ? Pour le directeur de l’institut national de criminologie et de politique juridique, Tapio Lappi-Seppälä, « la diminution de la population détenue finlandaise est le résultat d’une stratégie politique bien consciente, méthodique et systémique engagée sur le long terme »(1).
Une politique qui commence par une réelle prise de conscience de l’état de surpeuplement des prisons finlandaises et des mauvaises conditions de détention qui en découlaient. Mais alors que d’aucuns, en France, ont opté pour un accroissement du parc carcéral, la construction de places, supplémentaires n’a, en Finlande, « jamais été considérée comme une option sérieuse ». Les années 1960-1970 ont plutôt vu émerger l’idée que le pays faisait un usage excessif de la prison et que présenter un tel taux de détention n’était tout simplement pas acceptable. Une remise en question grandement influencée par le voisin suédois, perçu comme un modèle de société : « Nous avons réalisé que nous avions plus de prisonniers, alors que nos niveaux de délinquance étaient comparables, cela interroge… » La justice finlandaise était plus répressive que celle des autres pays Scandinaves, si bien qu’un même type d’infraction était sanctionné d’une peine de trois mois de prison en Finlande, contre un mois en Norvège, relève Tapio Lappi-Seppälä. A la suite de cette prise de conscience, les principes fondamentaux qui sous-tendent la justice pénale ont été totalement repensés, provoquant un véritable« changement de philosophie pénale »(2).
Basculement idéologique
L’idée que la plus efficace des préventions ne résidait pas forcément dans des mesures pénales s’est progressivement imposée. Une idée résumée dans les slogans de l’époque : « Toute bonne politique pénale est indissociable d’une politique générale de développement social », ou encore « Une bonne politique sociale est la meilleure politique pénale qui soit ». « Façon de dire que, pour lutter contre la délinquance, la société fait mieux d’investir dans les écoles, le travail social et dans l’aide aux familles que dans les prisons », précise Tapio Lappi-Seppälä.
La notion de châtiment a laissé progressivement place à une nouvelle conception de la sanction pénale. Les objectifs de la justice ont été redéfinis sur la base d’une analyse comparée des coûts (y compris humains) et avantages de différents types de réponse pénale, avantages évalués en termes de protection de la société. Plus généralement, la justice pénale poursuit désormais deux objectifs : la minimisation des effets néfastes de la délinquance mais aussi de sa répression ; la « juste » distribution des coûts entre le contrevenant, la société et la victime. Cette nouvelle doctrine, « en soulignant non seulement les coûts de la délinquance pour la société et la victime, mais également les coûts causés par sa répression, prend désormais en considération les pertes matérielles et immatérielles qui découlent de la sanction elle-même », analyse Tapio Lappi-Seppälä. Or, à ce jeu-là, la prison est la grande perdante.
En outre, plus que comme une punition, la sanction est désormais vue comme un moyen de rappeler l’individu aux normes sociales. « Le but est que les individus refrènent les comportements illégaux non par crainte d’être sanctionnés d’une punition déplaisante, mais parce que ce comportement est moralement blâmable. » Or, « la condition cruciale pour que cela soit le cas, est que les individus perçoivent le système comme légitime, car juste, équitable et respectueux des droits fondamentaux de chacun ». Aussi, « un système qui cherche à faire respecter les lois à travers la confiance et la légitimité plutôt que par la peur et la dissuasion doit pouvoir recourir à des sanctions moins sévères », estime Tapio Lappi-Seppälä.
Vingt ans de réformes pénales
Cette nouvelle philosophie pénale se matérialise à travers une politique réductionniste reposant sur trois axes principaux : la refonte totale du système de sanction pénale avec l’introduction d’alternatives à l’emprisonnement, une révision de l’échelle des peines3 pour certaines catégories de délits, tels que les infractions routières et les atteintes aux biens, et, enfin, la révision de la politique d’application des peines, avec notamment le développement de la libération conditionnelle.
Un vaste mouvement de réformes débute dans les années 1970 et se poursuit jusqu’au milieu des années 1990. Parmi les mesures qui ont le plus fortement contribué à diminuer le nombre de prisonniers, la réduction de la longueur des peines pour vol en 1972, et à nouveau en 19914. La limitation du régime de détention provisoire en 1973 aux seuls « délinquants dangereux » a permis, dans un premier temps, de réduire drastiquement le nombre de prévenus5. Les jours-amendes ont été alourdis en 1977 pour en faire des alternatives crédibles à de courtes peines de prison. La même année, les possibilités de recourir à de simples amendes et à des peines avec sursis en remplacement de peines fermes ont également été étendues, si bien que les sursis prononcés ont augmenté de 4000 en 1960 à 18 000 en 1990. La création du service à la communauté (équivalent du Travail d’intérêt général) comme alternative à la détention6, en 1992, a également été très fructueuse, puisqu’elle a permis de remplacer 35 % des courtes peines de prison (jusqu’à huit mois) dans ses cinq premières années d’existence.
Enfin, le nombre de mineurs incarcérés a été divisé par dix avec le renforcement, en 1989, du principe de non-recours à l’incarcération sauf motifs extraordinaires.
La politique d’exécution des peines a elle aussi connu plusieurs changements importants qui ont largement contribué à la réduction du taux de détention. La limitation du recours à la prison en cas de défaut de paiement d’une amende a réduit par vingt le nombre de personnes détenues pour ce motif. Les remises de peine et la libération conditionnelle, qui intervient d’office à la moitié de la peine ou aux deux tiers pour les récidivistes en Finlande, ont également été un outil puissant de régulation des taux d’incarcération. Le temps de détention devant être purgé pour pouvoir en bénéficier a été diminué : de six mois dans les années 1960, ce minimum est passé à quatorze jours à la fin des années 1980. « Dans un pays où la durée moyenne du séjour en prison se situe entre quatre et six mois, on comprend que ces réformes aient eu un effet immédiat sur le taux de détention », commente Tapio Lappi-Seppälä.
Une politique orientée par la recherche plutôt que par l’opinion publique
Qu’une politique aussi ambitieuse ait pu être conduite et maintenue sur le long terme s’explique sans doute par le « rôle tout à faire exceptionnel joué par les experts », explique Tapio Lappi-Seppälä. Ces réformes ont ainsi été préparées et portées par un groupe relativement restreint de spécialistes qui occupaient des postes clés, que ce soit dans l’élaboration des lois, les administrations judiciaires et pénitentiaires ou dans les universités. « Quatre ministres de la Justice, un président de la Cour suprême, un chancelier et plusieurs fonctionnaires de premier plan sont issus de ce groupe », relève Tapio Lappi-Seppälä. Pour Sonja Snacken, professeur de criminologie et ancienne présidente du Conseil de coopération pénologique du Conseil de l’Europe, « la politique criminelle est estimée trop importante pour la laisser aux politiques et au populisme ».
Aussi le thème de la lutte contre l’insécurité n’a-t-il jamais accaparé le débat lors des campagnes électorales. Une modération sans doute favorisée par la structure du système médiatique finlandais. Les chaînes de télévision et radio publiques, qui représentent une grande part du marché, offrent un contenu peu porté sur l’émotionnel et le sensationnalisme, décrypte Tapio Lappi-Seppälä. En outre, 90 % des titres de presse sont vendus par abonnement et sont donc moins enclins à appâter le chaland avec des gros titres tapageurs.
Aussi, le mouvement de réformes s’est fait au rythme de la recherche, ce qui a notamment permis la consultation de plus de 300 groupes et organisations. Le fait que l’élaboration de la politique criminelle soit laissée aux mains des experts a aussi pour avantage d’assurer son indépendance face aux changements de gouvernements, et donc sa pérennité. Et ce sans compter la culture politique finlandaise, portée au consensus. « Le lien entre démocraties consensuelles et bas taux de détention est reconnu, rappelle Tapio Lappi-Seppälä. Dans ces démocraties, il y a moins à gagner et plus à perdre à critiquer les réalisations des gouvernements précédents », poursuit le spécialiste, pour la simple et bonne raison que tous les partis de coalition ont participé à l’élaboration des lois. À l’inverse, dans une démocratie majoritaire, « le principal projet de l’opposition est de convaincre l’électorat qu’il y a une crise sociétale et politique et un besoin urgent de dégager le parti au gouvernement du pouvoir. Et si la majeure partie du travail politique est passée à critiquer et mépriser les politiques du gouvernement, il n’est pas étonnant que cela finisse par affecter la façon dont les citoyens eux-mêmesn perçoivent ces politiques et les institutions politiques en général », estime Tapio Lappi-Seppälä. De fait, la Scandinavie est l’une des régions du monde dans laquelle la confiance que les citoyens placent dans leur gouvernement et leurs institutions est la plus forte. D’après le chercheur, il « apparaît de manière significative et systématique que le recours à l’emprisonnement est inversement proportionnel au niveau de confiance » dans la société.
Une politique soutenue par des magistrats convaincus
Mais la diminution spectaculaire du taux de détention n’aurait pas eu lieu si les magistrats n’avaient pas pleinement joué le jeu de la réforme. Les professionnels du droit finlandais sont traditionnellement plutôt libéraux, à tel point que certains tribunaux avaient changé leurs pratiques avant même que le législateur n’ait modifié la loi, souligne Tapio Lappi-Seppälä. Juges et procureurs ont été formés dès la faculté de droit à la criminologie et à la pénologie, et ont donc une connaissance approfondie des ressorts de la délinquance et des réponses les plus efficaces en termes de prévention de la récidive. Ils bénéficient en outre d’une formation continue assurée par les autorités judiciaires en coopération avec les universités, si bien qu’ils peuvent adapter leurs pratiques en fonction des dernières avancées en matière de criminologie. Pas plus que le législateur, les juges ne prennent en compte l’opinion publique au moment de rendre une décision. « Pour un magistrat, rendre un jugement est une stricte application du droit, suivant des principes et des sources juridiques bien particuliers. Les journaux et les sondages d’opinion n’en font pas partie », assène Tapio Lappi-Seppälä.
La Finlande a, au tournant des années 2000, connu une phase d’augmentation de son taux de détention, dans des proportions toutefois raisonnables puisque son maximum, atteint en 2006, était de 73 détenus pour 100 000 habitants. Un mouvement commun à tous les pays scandinaves, qui s’explique par une plus grande sévérité envers les agressions violentes, sexuelles et les violences domestiques, ainsi qu’envers les infractions à la législation sur les stupéfiants. Ainsi, la répression accrue des affaires de drogues a été responsable de la moitié de l’augmentation du taux de détention.
Face à la hausse du nombre de détenus, le thème de la surpopulation carcérale a refait irruption dans le débat public. Mais alors que ses voisins ont envisagé d’augmenter leurs capacités pénitentiaires, la Finlande a refusé de considérer cette option, préférant reprendre le contrôle de son taux de détention plutôt que de construire de nouvelles prisons. Expansion des peines exécutées en milieu ouvert, intensification des remises de peine, réduction du recours à l’incarcération en cas de défaut de paiement d’amende… Les solutions sont désormais connues des pouvoirs publics finlandais et bien ancrées dans la culture pénale du pays. Associées à un récent déclin de la délinquance, elles ont permis au pays de diminuer d’un quart le nombre de ses prisonniers ces toutes dernières années.
Par Laure Anelli
(1) Les citations de Tapio Lappi- Seppälä ont été recueillies par interview ou sont extraites de son article « Penal policy in Scandinavia », Crime and justice, vol. 36, n°1, Crime, punishment and politics in a comparative perspective (2007), p. 217-295.
(2) Voir Sonja Snacken, « Analyse des mécanismes de la surpopulation pénitentiaire », La surpopulation pénitentiaire en Europe, Groupe européen de recherches sur la justice pénale, Bruylant, 1999.
(3) On note à ce propos que les peines de prison peuvent atteindre quinze ans maximum, en dehors des peines à perpétuité.
(4) En 1950, la longueur moyenne des peines encourues pour vol était de douze mois ; en 1971, de sept mois et enfin de trois mois en 1991.
(5) Leur nombre a néanmoins remonté depuis. Les prévenus représentaient près de 20 % de la population détenue en 2015, soit près de 590 personnes (source : Word prison brief).
(6) Afin de s’assurer que le service à la communauté soit bien utilisé en remplacement de peines de prison ferme (et non à la place d’autres mesures plus clémentes), la Finlande définit une procédure en deux temps, de sorte que cette mesure ne peut être imposée que par commutation d’une peine de prison ferme.