Si l’insalubrité et la surpopulation de la prison de Grenoble-Varces sont régulièrement pointées du doigt, l’établissement, bâti en 1972, semble aujourd’hui en ébullition. En quelques mois se sont succédé un important incendie, la diffusion d’une lettre ouverte dénonçant le comportement de certains surveillants, et des injonctions du juge administratif visant à préserver la dignité et l’intégrité des personnes détenues. Plusieurs visites de contrôle sont récemment venues confirmer l’ampleur des dysfonctionnements.
À Grenoble-Varces, les murs craquent. Lors d’une visite surprise de la députée Élisa Martin, le 6 octobre 2023, le taux d’occupation du quartier hommes de la maison d’arrêt frôlait les 170 %. Prévu pour 224 places, il regroupe l’essentiel des personnes détenues dans l’établissement, loin devant un quartier semi-liberté de 34 places et un quartier mineurs de 20 places. Conséquence de cette surpopulation : la prison ne parvient plus à assurer la séparation en cellule des personnes condamnées et prévenues, contrairement à ce que la loi prévoit, ni celle des fumeurs et des non-fumeurs. Plus grave encore : les demandes d’encellulement individuel formulées par l’unité sanitaire pour certaines personnes, certificat médical à l’appui, sont souvent refusées. L’administration pénitentiaire est en difficulté pour gérer les tensions et risques d’agressions entre codétenus, naissant inévitablement dans ces circonstances. « Un jeune homme me racontait qu’il avait été mis en cellule avec quelqu’un de très instable, qui menaçait de le planter. Il n’a pu en changer qu’après avoir été blessé », témoigne une intervenante en détention.
Cette situation préoccupante perdure depuis des années. Les autorités pénitentiaires et judiciaires ont tenté de trouver une solution à de nombreuses reprises, en vain. Un mécanisme local de régulation carcérale a bien été mis en place en octobre 2020, mais il a rapidement montré ses limites : surcharge de travail pour le greffe et les services pénitentiaires d’insertion et de probation (Spip), alternatives à l’incarcération difficiles à mettre en place, exclusion de principe d’un certain nombre de dossiers, dont ceux jugés en comparution immédiate… L’effet de vase communicant avec le reste de la région a achevé d’enterrer le dispositif : si son taux d’occupation redevenait inférieur à celui des établissements voisins, la prison de Grenoble devait à son tour accueillir des transferts de désencombrement. Sur place, les agents ne cachent pas leur scepticisme face à l’aspect local de cette initiative : « Je suis de mon côté très favorable à la mise en place d’un dispositif de régulation carcérale contraignant à l’échelle nationale », témoignait ainsi une responsable de l’établissement lors de la visite de la députée.
Manque de surveillants, fonctionnement dégradé
Les conséquences de la surpopulation de l’établissement sont encore aggravées par un sous-effectif de surveillants. Lors d’une visite de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) à l’été 2023, seuls 23 agents étaient présents sur les 68 prévus. Si la situation s’est légèrement améliorée depuis, les effectifs restent loin d’être complets. « Nous avons un absentéisme conséquent », déplorait un membre du personnel pénitentiaire lors de la visite d’Élisa Martin, expliquant par ailleurs que la prison de Grenoble était très peu demandée en sortie d’école par les nouveaux surveillants et qu’elle souffrait d’un fort turn-over. D’autres professionnels relatent un important mal-être au travail : « J’ai discuté avec une surveillante en larmes, qui me disait pleurer tous les matins avant de prendre son poste, qu’elle vivait un enfer et que sa hiérarchie était sourde à la notion de burn-out », témoigne ainsi une personne travaillant au sein de la prison.
En raison de ce sous-effectif, la prison semble fonctionner au quotidien en mode dégradé. « Le personnel est débordé, dépassé. Tous les déplacements sont compliqués, on ne peut pas faire un travail de qualité. Pour les surveillants en étage, c’est le coup de feu permanent, les plages horaires sont millimétrées et on est toujours à la merci d’un dysfonctionnement », énumère un intervenant en détention, qui souligne des conséquences importantes pour les personnes détenues : accès parfois compliqué aux rendez-vous médicaux, plages d’activités et heures d’enseignements fermées ou réduites – entre autres. « Ils ont un vrai manque d’effectif, et ça implique fatigue, manque de patience, manque de tolérance », regrette quant à elle une soignante.
Un établissement vétuste et insalubre
Outre sa surpopulation, la prison de Grenoble est tristement réputée pour sa vétusté et son état avancé de délabrement. À la suite de sa visite en juillet 2023, la CGLPL a publié en septembre des recommandations en urgence, pointant notamment des espaces collectifs et des cellules « inadaptées, vétustes et dégradées » ainsi que des « moisissures sur les murs, déjà sales et détériorés ». Certaines cellules présenteraient des installations électriques dangereuses. Dans les douches, « la peinture et parfois l’enduit se détachent par plaques des murs et plafonds maculés de taches et de moisissures ». À cela s’ajoutent de nombreuses cellules disposant de WC non cloisonnés, séparés du reste de la pièce par de simples draps, et de nombreuses fenêtres brisées. Lors de la visite de la députée Élisa Martin, un membre du personnel travaillant aux cuisines déplorait un local vétuste, ne respectant pas les normes d’hygiène, doté de nombreux ustensiles hors d’usage, et où s’introduisaient régulièrement des moineaux. En décembre, un syndicat pénitentiaire dénonçait à son tour d’importantes infiltrations d’eau.
Les parloirs sont quant à eux décrits comme des « cages […] sales et exiguës » par la CGLPL. « Quand on entre, on ne touche ni les poignées de porte, ni les murs », explique la compagne d’un prisonnier. « Le sol et les murs sont très sales, et les parloirs sont tout petits », complète un père. Les avocats sont également nombreux à dénoncer les conditions dans lesquelles ils doivent s’entretenir avec leurs clients. « On n’a pas envie de travailler comme ça, le dossier sur les genoux, le pied sur la porte pour la maintenir fermée… Une fois, une araignée est même descendue dans mes cheveux », s’exclame Me Ghanassia, avocate au barreau de Grenoble. « Un jour, un rat m’a filé entre les jambes. Comment exercer dans ces conditions ? » complète sa consœur, Me Segard. À ces conditions matérielles déplorables s’ajoute une acoustique désastreuse, rendant vain tout espoir d’échanges confidentiels. « C’est vrai que tout le monde entend tout le monde, mais on n’a pas trouvé de solution concluante », concède de son côté un membre de la direction.
S’appuyant sur ce lourd constat, un collectif d’associations, dont l’OIP, a déposé fin novembre un référé-liberté devant le tribunal administratif de Grenoble pour préserver la dignité et l’intégrité des personnes détenues. Dans une ordonnance rendue le 15 décembre 2023, le tribunal a enjoint au ministère de la Justice d’« équiper les cellules du mobilier de rangement correspondant au nombre [d’]occupants », de procéder « aux vérifications des prises électriques des cellules et aux réparations qui s’imposent », « au remplacement des vitres cassées et des fenêtres défectueuses », ainsi qu’« au remplacement des portes assurant le cloisonnement de l’espace toilettes des cellules ».
Le remplacement des fenêtres s’avère d’autant plus urgent qu’en décembre, le chauffage de la prison était en panne : des températures tombant jusqu’à 11°C ont été relevées dans les cellules. « Nous sommes démunis face aux clients qui ne parlent que de fenêtres cassées et du manque de couvertures. Ils nous disent qu’ils écrivent au greffe, à la direction, mais sans réponse », pointe Me Ghanassia. « La seule solution qu’on leur propose, c’est de mettre des cartons à leur fenêtre », s’indigne quant à elle une intervenante en détention.
Autre sujet d’inquiétude récurrent parmi les personnes détenues à Grenoble : l’absence généralisée d’interphones en cellule, à l’exception du quartier arrivant et du quartier mineurs. La nuit, « quand il y a un problème, ils ne peuvent pas joindre les surveillants, ils doivent taper fort à la porte », s’exclame une compagne, rencontrée devant les portes de la prison. Pour pallier ce manquement, la direction a décidé de doter chaque auxiliaire d’étage d’un téléphone mobile, uniquement relié à la porte d’entrée de la prison, pour qu’il puisse communiquer avec les surveillants de nuit en cas de problème. Une solution qui n’apaise pas tout le monde, d’autant que certains n’en ont pas connaissance. « Certains sont inquiets pour leur santé, notamment des personnes vieillissantes. Ils se disent que si la ronde est passée, ils ne pourront alerter personne », relate une personne intervenant en détention. Et, pour que le système fonctionne, encore faut-il que les informations arrivent – au prix d’une confidentialité sérieusement écornée – jusqu’à la cellule de l’auxiliaire, généralement placée en début de coursive. « Cette pratique, singulièrement révélatrice de la défaillance institutionnelle, témoigne de l’incapacité de l’administration à garantir la sécurité des détenus en même temps qu’elle fait peser sur les auxiliaires concernés une responsabilité qui ne devrait en aucune manière leur incomber. Elle présente également un risque de rupture d’égalité de traitement entre détenus », tranche pour sa part la CGLPL.
Locaux incendiés, réintégration musclée
L’état de la prison ne s’est pas amélioré avec le déclenchement d’un incendie hors norme, en juillet, au premier jour de la visite de la CGLPL. Si aucune victime n’est à déplorer, les ateliers de production, ravagés, étaient encore fermés aux dernières nouvelles[1]. Les fumées se sont répandues dans les étages, aidées en cela par des travaux rendant impossible le cloisonnement habituel, et les personnes détenues ont dû être évacuées. Contrairement à ce que prévoyaient les schémas d’évacuation, le personnel de la prison a été contraint d’utiliser la cour d’honneur et certains chemins de ronde, habituellement interdits aux prisonniers. Une décision qui révèle l’inadéquation du protocole d’évacuation avec la suroccupation de la maison d’arrêt. « C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de mort », soufflait un membre de l’administration pénitentiaire lors de la visite de la députée Élisa Martin.
Si l’incendie n’a pas fait de blessé, une plainte est en revanche en cours d’instruction concernant l’intervention des Équipes régionales d’intervention et de sécurité (Eris), chargées notamment de réintégrer les personnes détenues dans leurs cellules après l’incident. « Selon des informations concordantes […], des violences physiques et des insultes racistes auraient été commises par des membres des [Eris] sur plusieurs détenus ayant déjà regagné leur cellule. Les images de vidéosurveillance consultées par les contrôleurs ont montré la présence de nombreux agents de l’établissement dans les coursives, alors que des membres des Eris rentraient dans certaines cellules », décrit ainsi la CGLPL. Le procureur a été saisi et l’enquête est toujours en cours.
« Les jours suivants, quand nous avons reçu les personnes au SMPR [service médico-psychologique régional], ce n’est pas de l’incendie dont ils nous parlaient, mais du comportement des Eris », souffle une soignante. Pour ses collègues, cette intervention musclée est celle de trop : début juillet, une lettre ouverte[2] est envoyée à différents organismes.
Brimades et insultes racistes
Dans ce courrier, l’équipe soignante dénonce des « provocations, humiliations, menaces, abus de pouvoir » et autres actes de maltraitance. Les soignants expliquent avoir vu des surveillants divulguer aux auxiliaires d’étages les motifs de condamnation de certains détenus, ou bien ouvrir des cellules pour que d’autres prisonniers les « saccagent ». Ils rapportent également de nombreux dérapages verbaux, comme un surveillant criant à une personne détenue atteinte de troubles psychiatriques que « les infirmières arriveraient bientôt pour lui mettre son suppositoire dans le cul et que ce n’était pas la peine de vociférer dans sa cellule ». Ou cet autre surveillant, déclarant au sujet d’un prisonnier nu : « Pour un noir, il n’en a pas une si grosse. » La lettre ouverte se fait enfin l’écho des déclarations de patients, dont la redondance laisse peu de doute sur la véracité. « Certains nous ont annoncé les suicides [d’autres détenus] le sourire aux lèvres, nous expliquant que cette année le taux de réinsertion serait meilleur », rapporte ainsi un patient. D’autres intervenants en détention nuancent cependant certains de ces propos, affirmant pour leur part ne jamais avoir été témoins de tels comportements et ne pas avoir entendu de personnes détenues s’en plaindre.
Lors de l’audience du référé-liberté déposé en novembre, le chef d’établissement a estimé que de telles brimades pouvaient exister, mais qu’elles concernaient « un nombre ridicule de surveillants », ajoutant ne pouvoir se contenter d’une lettre anonyme pour prendre des mesures adéquates. La diffusion de ce courrier ne passe néanmoins pas inaperçue. Une enquête est ouverte par le parquet, et durant l’été, l’ensemble de l’équipe du SMPR est interrogée par la gendarmerie. Des surveillants auraient également été entendus – entraînant de nettes tensions entre eux, l’équipe du SMPR et la direction de la prison.
À la suite de ces alertes, de nouvelles instances de contrôle interne, restées dormantes jusque-là, ont mis en place un formulaire permettant de signaler des manquements aux règles déontologiques. L’anonymisation de ce formulaire semble avoir été au cœur de discussions agitées – certains s’y opposant, comme le chef d’établissement, tandis que d’autres y voyaient une garantie de protection pour les lanceurs d’alerte. L’anonymat a malgré tout fini par être acté.
Aujourd’hui, les relations semblent s’être quelque peu apaisées au sein du personnel. « Dès qu’un surveillant venait se plaindre de cette lettre, nous la lui donnions. Et finalement, plusieurs ont trouvé que c’était juste, courageux, et que le comportement de certains de leurs collègues mettait à mal le leur », conclut une soignante.
Par Charline Becker
Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°121 – Décembre 2023 : « Ils grandissent loin de moi » : être père en prison
[1] Interrogé à ce sujet, le directeur de l’établissement fait savoir que « les trois ateliers vont rouvrir à compter du lundi 29 janvier 2014 »
[2] Lettre ouverte signée par l’équipe soignante du centre hospitalier Alpes-Isère de Saint-Egrève, exerçant à l’USN2 de la maison d’arrêt de Varces.