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Ils font entrer l’université en prison

Expérience pionnière et unique en son genre, la section des étudiants empêchés (SEE) de l’université Paris-Diderot propose aux prisonniers de (re)prendre la route des études avec un dispositif adapté à leurs contraintes. L’objectif : leur permettre l’obtention de diplômes en reprenant confiance en eux.

Donner la même qualité de cours en prison que sur les campus tout en rendant les études le plus accessibles possible : c’est l’ambition de la section des étudiants empêchés (SEE) de Paris-Diderot, le seul département universitaire de France dédié à l’enseignement en milieu carcéral. Le projet, en place depuis plus de quarante ans, est soudé autour de deux principes phares : la gratuité des frais d’inscription et la tenue des cours au sein même des prisons, « en présentiel ». Jusqu’à la crise sanitaire, au printemps 2020, les enseignants intervenaient dans quatre établissements d’Île-de-France : la maison d’arrêt de Fresnes, celles d’Osny, de Paris (La Santé) et la maison centrale de Poissy.

À l’origine du dispositif, une bande de professeurs engagés très à gauche qui, après le passage de l’un d’eux par la case prison, commence à donner des cours d’histoire, de philosophie ou de littérature dans l’ancienne maison d’arrêt de La Santé. « Nous avons alors choisi de parler “d’étudiants empêchés” non pas pour euphémiser la condition des prisonniers, mais parce que nous souhaitions également développer des cours dans les hôpitaux – ce qui n’a finalement pas été possible », se souvient Valérie Guiraudon, professeure de littérature et pilier enthousiaste de la SEE depuis 1992. En 1974, la section s’installe dans un petit bureau de la flambant neuve tour de Jussieu, dans le ve arrondissement parisien. Elle a depuis déménagé sur le campus des Grands Moulins (XIIIe). Le périmètre du projet s’est élargi en même temps que la taille des locaux, mais son esprit est toujours défendu « bec et ongles » par une petite équipe passionnée. « Nous croyons et nous montrons qu’il est possible de se former tout au long de la vie, même si on n’a pas un parcours d’études classique », résume Nawal Safey, responsable administrative du département Université ouverte, qui héberge la SEE.

Des cours dispensés en « présentiel »

La SEE accompagne chaque année environ 250 élèves « de 18 à 70 ans » dans la préparation du diplôme d’accès aux études universitaires (DAEU, équivalent du baccalauréat) ou celle d’un diplôme universitaire (DU) permettant aux étudiants détenus de s’initier aux sciences sociales. Créé spécifiquement pour eux en 2011, ce DU « Humanités » (accessible avec un niveau bac) est unique en France. Au programme, des cours d’économie, de sociologie, de culture générale mais aussi de littérature et cinéma, d’anglais ou d’informatique. « Il y a un volet académique visant à introduire des disciplines qui n’ont pas nécessairement été abordées dans le secondaire, et un autre versant avec des enseignements plus pratiques et transversaux, qui peuvent rapidement être réinvestis dans des situations professionnelles variées », explique Régis Salado, maître de conférences et co-concepteur du diplôme.

Alors que sur le campus il faut parfois “aller chercher” les étudiants, ici il y a beaucoup d’interventions spontanées et un grand désir de s’approprier les savoirs. »

Outre la motivation, un seul prérequis est demandé aux personnes souhaitant s’inscrire à l’un des diplômes proposés par la SEE : savoir parler et écrire le français, car les examens impliquent des épreuves écrites. En classe, les professeurs accompagnent des détenteurs de bac généraliste, technologique, professionnel, de DAEU ou de master. « Certains ont déjà fait un parcours remarquable pendant leur incarcération, grâce aux RLE [responsables locaux de l’enseignement de l’établissement pénitentiaire]. Il y a des gens qui n’ont pas eu de parcours académique mais qui sont brillants et beaucoup plus mûrs que l’étudiant de terminale lambda », s’enthousiasme Valérie Guiraudon. Dans le monde d’avant la crise sanitaire, l’équipe enseignante se déplaçait en prison plusieurs fois par semaine, et assurait, grâce à un réseau de RLE, le suivi par correspondance des élèves transférés dans une autre région en cours de cursus. Les petits effectifs (une quinzaine d’élèves au maximum dans les classes de DU) permettent aux professeurs de suivre individuellement chaque étudiant. « Pour nous, cette situation pédagogique si particulière est une chance. On peut assez vite avoir une idée du niveau de chacun. Et alors que sur le campus il faut parfois “aller chercher” les étudiants qui s’installent dans une routine, ici il y a beaucoup d’interventions spontanées et un grand désir de s’approprier les savoirs, décrit Régis Salado. Quand des universitaires viennent chaque semaine en détention faire des cours, ça diffuse aussi les savoirs hors de la classe parce que les étudiants en parlent avec d’autres détenus, ou partagent des éléments de cours avec leur codétenu. La perspective d’être diplômé d’une grande université parisienne, le fait de suivre régulièrement des cours exigeants contribuent à transformer le temps de la détention pour nos étudiants, à lui donner du sens, du moins autant que cela est possible. » En 2020, 64 % des élèves détenus inscrits au DAEU ont eu leur diplôme, dont un avec les félicitations du jury et plusieurs avec mention. En 2016, 2018 et 2019, le major de toute la promotion était un élève incarcéré. Des taux de réussite qui s’accompagnent de nombreux effets positifs dont témoignent les étudiants. « Cette formation a été d’une importance primordiale pour moi à plus d’un égard. Elle m’a aidé à supporter un quotidien déshumanisant en me permettant de me centrer sur des apprentissages, de la lecture, de la rédaction, de la réflexion. Elle me redonnait le sentiment d’exister », témoigne un ancien étudiant du DU. Le DAEU aussi « est un diplôme extrêmement réparateur, thérapeutique même. On le voit au moment de la remise des diplômes, ils sont très fiers – et nous aussi », s’émeut Valérie Guiraudon.

Un enseignement adapté aux contraintes carcérales

L’ADN du dispositif, c’est aussi une prise en compte concrète des conditions d’études des détenus et une adaptation de la pédagogie. « À Fresnes, quand ils sont trois en cellule dans 9m2, avec la télé en continu, il n’y a jamais de silence. Dans ce contexte, c’est difficile de penser à La Fontaine ou à Corneille. Alors j’ai changé mes façons de faire : je ne leur donne plus de travail à faire en-dehors des cours, ça n’aurait aucun sens », argumente Valérie Guiraudon. « En maison d’arrêt, c’est compliqué pour eux d’être assidu à 100 %. On ne sait jamais si les élèves de la semaine seront exactement les mêmes que la semaine précédente. J’ai fini par faire des cours thématiques, indépendants les uns des autres mais dont les savoirs se répondent et se cumulent », appuie Irène Berthonnet, enseignante-chercheuse en économie et responsable pédagogique du DU. Pour les détenus dont l’emploi du temps est particulièrement contraint par le quotidien carcéral, des aménagements peuvent être envisagés. « On est conscients que pour certains élèves, aller en cours c’est renoncer à des heures de travail, donc perdre des revenus. Alors on leur propose par exemple de venir aux cours de l’après-midi si leur service d’auxi est le matin, et de passer les UE manquantes l’année suivante », illustre Régis Salado.

Dans les habitudes de la SEE, il y aussi ces « petits plus » visant à pallier les difficultés matérielles des étudiants et à les aider à se prendre au jeu : la fourniture de matériel scolaire (du surligneur au dictionnaire), de livres commandés par les enseignants. Et puis aussi, en temps normal, les goûters de Noël, les goodies de la fac et les cérémonies de remises de diplômes. En 2020, les étudiants ont dû se passer de la cérémonie de fin d’année, mais l’équipe a réussi à organiser les examens. Malgré l’arrêt des interventions en prison, les enseignants ont pu garder un lien avec leurs étudiants en leur envoyant les polycopiés de cours par courrier. Mais en prison comme partout ailleurs, la crise sanitaire met un coup de projecteur sur les conséquences de l’absence d’Internet. « C’est d’autant plus un problème qu’on est très limités par les contraintes pénitentiaires. Pas question de transmettre des cours sur des clefs USB ou des CD-rom ! Et puis se poserait de toute façon la question du support de visionnage ou d’écoute, vu que très peu de nos étudiants ont accès à un ordinateur », soupire Régis Salado. Des problématiques qui creusent l’écart entre les détenus et les étudiants libres. « Sur le campus, on a continué à délivrer des diplômes et à faire des cours en ligne. Mais en prison tout est bloqué. »