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« Je n’avais jamais vu d’euros »

Après 19 ans de prison, Philippe vient de sortir en fin de peine sous surveillance judiciaire avec bracelet électronique mobile. Trouver un emploi aux heures de sortie autorisées, tout en apprivoisant les euros... il se sent peu soutenu dans sa réinsertion.

Comment imaginiez-vous votre sortie quand vous étiez encore en prison ?

Condamné pour une affaire de mœurs, j’ai fait un gros travail sur moi-même pendant quinze ans avec des psychologues qui ont su entendre mon histoire. Je pensais avoir réglé mon problème et je m’étais donc engagé dans un projet de libération conditionnelle : passer le diplôme d’auxiliaire de vie sociale pour travailler dans une association. Je pouvais poser mes cartons chez ma mère, ça me permettait de rebondir dès ma sortie. Mais je n’ai finalement pas déposé ma demande, ma conseillère d’insertion et de probation m’ayant dit qu’il était certain que mon projet ne passerait pas. J’ai donc attendu la fin de peine.

Sous quel régime êtes-vous sorti ?

Juste avant ma fin de peine, en 2011, la juge de l’application des peines (JAP) a prononcé une surveillance judiciaire avec placement sous surveillance électronique mobile (PSEM) pour quatre ans à compter de ma libération, et une inter- diction de séjour dans deux départements, dont celui de ma mère. Il fallait donc que je trouve un autre hébergement. J’ai contacté six ou sept structures, lors d’autorisations de sortie encadrées par les gendarmes. Certaines étaient favorables, mais se sont ensuite désistées vu la lenteur de la décision judiciaire. En l’absence d’hébergement, j’ai été maintenu en

« Tout ce que j’ai fait pendant ces 13 années de détention, je l’ai fait en pensant à la sortie. » Fresque de Jérôme Mesnager dans un établissement pénitentiaire, 2002

prison jusqu’à l’automne 2014, alors que j’aurais dû sortir en avril 2011 avec les réductions de peine. Pour me main- tenir en détention, sept jugements du tribunal de l’application des peines ont ordonné un retrait cumulé de 39 mois de remises de peine. Finalement, j’ai trouvé une place dans un foyer et je suis sorti en septembre 2014 avec un bracelet électronique mobile. Jusqu’à la veille de ma libération, je n’y croyais plus.

Avez-vous eu des difficultés à vous réadapter à la vie extérieure ?

Je réapprends progressivement à me déplacer à pied, car j’ai perdu beaucoup de muscles en détention. Il a fallu que je me réhabitue à la circulation, aux passages protégés, aux feux rouges… Un éducateur a dû m’accompagner aux premiers rendez-vous CAF, Pôle emploi, etc. car je ne connaissais rien. Pour me repérer géographiquement, je m’aidais du plan de la ville obtenu à la mairie. J’ai aussi eu une grosse appréhension quand j’ai voulu acheter des cigarettes la première fois. J’ai dû bien regarder le billet, les pièces, car je n’avais jamais vu d’euros. Hier soir encore, j’ai mis les pièces et les billets sur mon lit pour les mémoriser. Sinon, ma vie ressemble un peu à un copier-coller de la détention : ma chambre est organisée comme ma cellule, avec d’un côté mes livres, mes dossiers. Je regarde un peu la télévision la nuit, mais plus rien ne m’intéresse, sauf ce qui touche aux conditions de détention. En prison, j’ai investi dans un walkman et à l’heure actuelle j’ai entre 6 000 et 7 000 francs de CD que j’écoute dans ma chambre le soir – je parle en francs, car je serais incapable de vous dire en euros. Et j’ai failli dire cellule, je fais le lapsus de temps en temps.

Quelles obligations avez-vous dans le cadre de votre surveillance judiciaire ?

Je rencontre le SPIP tous les quinze jours. Je peux sortir de chez moi trois matins par semaine et une après-midi. A un moment, le bracelet bipait constamment la nuit, j’ai dû l’entourer dans une serviette pour pouvoir dormir. Il peut sonner n’importe quand, dans des endroits où le GPS ne capte pas bien. J’ai mon téléphone toujours près de moi, même quand je vais à la douche, au cas où le centre de surveillance appellerait.

Vous sentez-vous soutenu dans votre réinsertion ?

Non, le seul accompagnement, ce sont des contraintes. Par exemple, Pôle emploi avait accepté de prendre en charge un trajet sur Paris pour un entretien d’embauche. Mais comme je devais aller récupérer le formulaire sur un créneau qui ne correspondait pas à mes horaires de sortie autorisée, le SPIP a refusé. Du coup, j’ai payé les 122 euros du billet avec mes économies. Mon projet d’emploi dans une association d’aide aux détenus n’est pas bien vu par mon conseiller pénitentiaire, il préférerait me voir travailler dans les espaces verts. Autre exemple, je voulais aller à la pêche avec un ancien codétenu, le SPIP m’a répondu « non, car ce n’est pas un entretien d’embauche ».

Après 19 ans de prison, tout mon relationnel est lié à la détention. Ce sont des gens qui m’ont soutenu pendant des années, qui venaient me rendre visite au parloir. Parce que je suis sorti, je devrais dire à ces amis « au revoir et on n’en parle plus » ? Et rester chez moi le week-end à regarder Jacques Martin ?

Recueilli par Anne Chereul


« L’impression d’être observé ». Un sentiment d’étiquetage ad vitam, qui va de pair avec des réflexes conditionnés propres aux anciens détenus : « A la maison, je dis : “Bonsoir, je vais regagner la cellule”, alors que c’est une chambre. Ce genre de détails… En me réveillant le matin, je peux encore avoir l’impression d’entendre la clé dans la serrure de la porte. Psychologiquement, c’est très fort, les bruits permanents qui rappellent les portes qui se ferment, le symbole de la prison. » Sans compter le sentiment du complot, l’instinct irraisonné que chaque inconnu croisé dans la rue sait, surveille, poursuit : « A chaque événement de la vie quotidienne, on a l’impression que c’est notre passé qui revient: si je conduis une voiture et que je suis arrêté pour un contrôle de police, je me poserai la question de savoir s’ils m’arrêtent par hasard ou non… On vit une parano permanente. L’association m’avait prévenu: “Dites-vous bien que ce n’est pas écrit sur votre front que vous avez fait de la détention.” C’est très important, parce que les premiers jours quand vous sortez, vous avez toujours l’impression d’être observé, que tout le monde vous regarde d’un air suspicieux… Machinalement, on se dit : tout le monde sait qu’on sort de prison. Et puis les surveillants, on les voit partout après. ». Michel, 54 ans, en conditionnelle après huit ans de prison, extrait de La vie après la peine, S. Portelli et M. Chanel, Grasset, 2014


Avoir subi ça et être encore vivante. « Depuis la prison, mes portes sont toujours ouvertes. Même la porte des toilettes, il faut que ce soit toujours ouvert… C’est dingue, hein ! Le déclic des portes, le bruit des clefs, le battement de l’œilleton, vous entendiez tout ça sans arrêt. On ne peut pas oublier. J’ai beau me dire que tout ça, maintenant, ça appartient au passé… Mais ce passé, comment faire pour qu’il parte ? Tout le monde voudrait qu’il parte, ma famille, moi, mais en vrai, il y a toujours quelque chose qui me rappellera que… c’est comme ça. Parfois, je me dis : “Mais est-ce que je les ai réellement vécues, ces dix années ?” Comment, dans la réalité, on peut subir tout ça et être encore vivante ? ». Giovanna, libérée depuis un an, extraits de La vie après la peine, S. Portelli et M. Chanel, Grasset, 2014