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Juger autrement ceux qui ont besoin de soins : l’exemple de la Drug Court de Glasgow

Bobigny, Beauvais, Saint-Quentin, Soissons… Plusieurs juridictions expérimentent des programmes de justice dite thérapeutique visant à prévenir la récidive liée aux addictions. En Europe, l’Ecosse a été le premier pays à mettre en place, en 2001, une juridiction spécialisée dans la délinquance liée à l’usage de drogue. Une expérience qui fait des émules, mais peut interroger sur le flou qu’elle induit entre cadres moral et juridique.

Proposer à des délinquants multirécidivistes souffrant d’une addiction une prise en charge sociale et thérapeutique plutôt qu’un énième passage par la case prison : tel est l’objectif du tribunal des drogues (Drug Court) de Glasgow, inspiré des tribunaux de résolution des problèmes développés en Amérique du nord depuis les années 1990. Mis en place de manière expérimentale en 2001 et institutionnalisé en 2006, il est source d’inspiration dans toute l’Europe, de la Norvège à l’Italie, en passant par la France, qui a envoyé une délégation en étudier le fonctionnement en 2015 (1). Le « profil type » de la personne prise en charge par le tribunal est un homme installé de longue date dans une dépendance aux opiacés, poussé à la délinquance par son addiction. À l’image de Marc Donnarchie : après avoir testé l’héroïne le jour de son 18e anniversaire, il est vite devenu accro, a perdu son emploi et est progressivement tombé dans la délinquance, recourant au vol puis au trafic de drogue pour se procurer les 100 livres sterling nécessaires à l’achat de sa dose journalière (2). « Tous ceux qui se retrouvent face à moi ont déjà fait de nombreux séjours en prison, explique le sheriff Lindsay Wood, un des deux juges en charge de la juridiction. C’est la solution de facilité : ils commettent un délit, on les envoie en prison. Et la première chose qu’ils font en sortant c’est de reprendre leur vie d’avant. » Pour lui, « le programme permet de sortir du cercle vicieux addiction-délit-prison ».

Proposer une réponse adaptée

©Sheriff Lindsay Wood

Première condition pour être orienté vers la Drug Court : plaider coupable ou avoir été reconnu coupable par une première juridiction. Et, surtout, faire preuve d’une réelle motivation. « Notre succès est moins important auprès des plus jeunes qui pensent que c’est « cool » de se droguer, explique Sheriff Wood. En vieillissant, ils en ont assez de leur addiction, de devoir se lever le matin pour aller voler. Ils veulent faire autre chose de leur vie. » La personne est ensuite soumise à une évaluation approfondie qui dure environ quatre semaines, menée par une équipe pluridisciplinaire dédiée. Ce n’est qu’après avoir pris connaissance du rapport de cette évaluation que le juge prononce la peine qu’il considère la plus adaptée.

La mesure phare du dispositif – et la plus prononcée – est le Drug Treatment and Testing Order (DTTO). Alternative à l’incarcération, elle consiste en un suivi médical et social individualisé, sous étroite supervision judiciaire. Côté santé, la prise en charge inclut un traitement de substitution aux opiacés et un suivi sanitaire, ainsi que des tests urinaires réguliers (au moins deux fois par semaine les premiers temps). Côté social, le suivi porte autant sur la résolution des problèmes rencontrés par les personnes (de logement, travail, dettes, etc.), que sur de l’accompagnement dans leur volonté de changer de mode de vie, à travers des rencontres individuelles et des séances de groupe. Pendant toute la durée de la mesure, 18 mois en général (3), la personne est entendue au moins une fois par mois par le juge, lors d’une audience publique, afin de passer en revue sa situation et de revoir, le cas échéant, le contenu de sa peine.

Deux autres mesures, moins utilisées, complètent la palette à la disposition du juge : une peine de probation qui inclut une injonction de soin mais nécessite un suivi moins intensif et, outil intéressant, une suspension du prononcé de la peine quand la personne répond aux principaux critères mais semble trop instable pour se soumettre aux exigences du DTTO. Pendant la période de suspension, généralement autour de trois mois, elle bénéficie d’une prise en charge thérapeutique et d’un accompagnement. De manière à être prête, le moment venu, à intégrer le dispositif.

Une autre manière de juger

Introduite par le code pénal écossais en 1995, la mesure de DTTO n’est pas réservée à la Drug Court et peut être prononcée par tout autre juge. Qu’est-ce qui fait alors la spécificité et l’intérêt de la juridiction de Glasgow ? D’abord, un dispositif qui sort du système accusatoire traditionnel, fondamentalement répressif. La Drug Court part du principe que, pour pouvoir aller jusqu’au bout de la mesure, et plus généralement pour se sortir de leur addiction, les personnes ont besoin d’être aidées et accompagnées. D’où l’importance d’un suivi adapté et personnalisé et du rendez-vous judiciaire mensuel. Un rendez-vous marqué par un état d’esprit particulier : « Lors des audiences, je dois essayer de les motiver par tous les moyens possibles, explique le sheriff Wood. Le lien qui se noue entre le juge et le délinquant est inhabituel pour un tribunal. Je ne m’adresse pas vraiment à leur avocat, je m’adresse à eux parce qu’il faut que j’entre en relation avec eux. » Une attitude généralement appréciée par les probationnaires. Marc Donnarchie raconte : « Je me suis retrouvé devant un juge qui me posait des questions, me parlait. C’était étrange. Personne ne m’avait parlé comme ça avant. »

À l’issue de l’audience de révision mensuelle, le juge peut choisir d’alléger ou de renforcer le suivi et les contrôles. « L’outil le plus stimulant de tous, cependant, est le recours aux louanges et aux encouragements de la part des juges », indique le manuel de référence de la Drug Court édité par le tribunal (4). Et de préciser : « Une des sanctions les plus efficaces […] est l’expression d’une déception ou d’un mécontentement, partie intégrante du dialogue lors des audiences de révision. » Une logique très éloignée du système français, tant elle peut paraître empreinte de paternalisme et de jugement moral. Les audiences étant publiques, tous les probationnaires présents assistent à la scène. Depuis peu, le programme a aussi mis en place une cérémonie de remise des diplômes qui vient consacrer la bonne exécution de la mesure.

L’avantage pour le probationnaire est évident : il trouve, au sein d’un « guichet unique », l’ensemble des interlocuteurs chargés de son suivi.

Pour Martine Herzog-Evans, criminologue spécialisée dans les juridictions résolutives de problèmes, l’attitude du juge est essentielle à leur succès : « Il doit s’agir d’un juge humain et chaleureux, respectueux des personnes et des principes du procès équitable. » (5) La chercheuse écossaise Gill Mc Ivor relève de son côté que l’investissement excessif du tribunal dans les pouvoirs et la fonction du juge peut être source de préoccupation, son succès étant dès lors dépendant de la qualité du juge. Par conséquent, « il est important de prévoir des mécanismes de contrôle et des contrepouvoirs pour préserver les intérêts et les droits des délinquants » (6), explique-t-elle. Et ce d’autant plus que les avocats sont peu présents dans le dispositif : n’étant pas rémunérés pour participer à la réunion qui précède l’audience (voir infra), ils ne viennent généralement qu’à cette dernière, alors que le sort de leur client est souvent déjà joué.

Une équipe dédiée

Autre particularité de la Drug court de Glasgow : elle repose sur une équipe dédiée, pluridisciplinaire, et formée à sa mission spécifique. Cette équipe dite « de supervision et traitement », composée de travailleurs sociaux, de spécialistes des addictions, de thérapeutes et de personnel médical, travaille au quotidien aux côtés du personnel de justice et partage ses bureaux. Chaque semaine, le sheriff réunit l’ensemble de l’équipe pour une réunion de coordination sur le fonctionnement du service. L’avantage pour le probationnaire est évident : il trouve, au sein d’un « guichet unique », l’ensemble des interlocuteurs chargés de son suivi. Surtout, ce dispositif permet une meilleure coordination entre les membres de l’équipe d’une part et avec le tribunal d’autre part. Chaque « audience de révision » est précédée d’une réunion de « pré-révision » qui rassemble le juge et l’équipe multidisciplinaire. L’occasion de passer en revue la situation des personnes qui seront entendues et, le cas échéant, de porter à la connaissance du juge des éléments plus personnels sur leur situation qu’il serait délicat de mentionner lors d’une audience publique.

La prise en compte de la spécificité des addictions

Un autre des fondements de la Drug Court de Glasgow, et probablement le plus important, réside dans la reconnaissance du caractère chronique de l’addiction. Et donc du fait que la rechute fait partie intégrante du processus de changement. L’abstinence n’est alors pas une condition indérogeable et les tests urinaires, utilisés comme un outil de transparence, permettent d’accompagner une éventuelle rechute d’un point de vue médical et socio-psychologique. « J’ai aidé à la mise en œuvre des Drug Courts en Norvège et suis régulièrement interpellé par des juges norvégiens qui envoient en prison toute personne qui n’a pas respecté le contenu de sa mesure », raconte le sheriff Wood. « Je leur dit : « C’est absurde, il faut être réaliste. » Cela prend énormément de temps pour une personne dépendante de changer. » La prise en charge des probationnaires inclut également des outils de réduction des risques. La pratique de la Drug Court s’inscrit en cela dans la stratégie nationale définie par le gouvernement écossais en 2008 : une politique des drogues qui repose sur les principes de prévention, traitement, réinsertion et protection.

Lors de la création de la Drug Court de Glasgow en 2001, aucune disposition légale n’était prévue pour gérer le non-respect récurent des obligations par les probationnaires. Le juge n’avait souvent pas d’autre choix que mettre fin à la mesure et prononcer une peine d’emprisonnement. En 2003, la loi a été modifiée pour inclure des sanctions intermédiaires. Le juge peut désormais prononcer des travaux d’intérêt général ou une peine de prison allant jusqu’à 28 jours, sans pour autant interrompre la mesure. Si la personne commet un nouveau délit pendant la durée du suivi, elle est automatiquement orientée vers la Drug Court, afin que son affaire soit entendue par le juge qui connaît le mieux son dossier. L’objectif reste de la maintenir dans le programme. Le cas échéant, elle peut continuer à bénéficier du suivi proposé dans le cadre de la mesure tout en étant incarcérée.

Quelle efficacité ?

« L’impact des Drug courts sur la récidive n’est pas clairement établi » (7), commente Gill Mc Ivor qui a participé aux deux évaluations réalisées sur la juridiction spécialisée de Glasgow en 2006 et 2009. Les statistiques issues de l’évaluation de 2009 menée auprès de personnes ayant participé au programme entre 2004 et 2008 ne sont effectivement pas probantes : 69 % d’entre elles auraient été recondamnées dans les douze mois et 82 % dans les deux ans (8). Mais ces données sont, selon la chercheuse, à prendre avec précaution. Notamment parce que l’échantillon est trop faible pour être vraiment représentatif et qu’il est difficile d’établir des comparaisons avec un groupe témoin. Mais surtout, l’étude se concentre sur les éventuelles recondamnations, laissant de côté tout un pan des problématiques sociales sur lesquelles les personnes prises en charge sont accompagnées – en termes de formation, d’emploi, et de logement, par exemple. Or, étant donné leur haut niveau d’addiction et le cumul de facteurs favorisant la récidive, les résultats dans le domaine ne peuvent être que mesurés et à long terme.

De son côté, Sheriff Wood assure demander une nouvelle évaluation depuis des années – en vain. Lui considère qu’au moins 70 % des personnes qu’il suit vont jusqu’au bout de la mesure, ce qui représente en soi un succès. « Cela fait quatorze ans que je suis juge et c’est de loin la chose la plus gratifiante que j’ai faite professionnellement », conclut-il.

Par Cécile Marcel


(1) En préparation d’une Conférence sur le traitement judiciaire des addictions, des délégations françaises se sont rendues à Glasgow, à Dublin (en Irlande), ainsi qu’à Gand (en Belgique). (www.enm. justice.fr/sites/ default/files/ publications/rapa- ENM-2015.pdf)
(2) The Herald Scotland, 2 août 2006.
(3) La loi prévoit une période de six mois à trois ans. En pratique, la peine s’étale le plus souvent sur dix-huit mois.
(4) Glasgow Sheriff Court, Glasgow Drug Court reference Manual, Fourth Edition, décembre 2013.
(5) « Révolutionner la pratique judiciaire. S’inspirer de l’inventivité américaine ». Recueil Dalloz n°44, 22 décembre 2011.
(6) « What can we learn from drug courts? », Halsburys Law Exchange, 13 mai 2014.
(7) Op. cité. (8) Review of the Glasgow & Fife Drug Courts, Report, Community Justice Services, Scottish Government, 2009.