Le dedans qui parle au dehors, dans un numéro écrit entièrement par des personnes détenues, pour le grand public. Afin de décrire de l’intérieur, par ceux qui la vivent, la réalité carcérale : c’est le projet que nous défendons ici, à l’occasion du 100e Dedans Dehors.
Pas loin d’un demi-siècle après la création du Groupe d’information sur les prisons, qui s’était donné pour mission de « faire savoir ce qu’est la prison » par la voix des premiers concernés, force est de constater que la prison reste marquée, aujourd’hui encore, par une extrême opacité. Et qu’exprimer publiquement ses idées demeure, pour les prisonniers, un acte transgressif. Un beau projet donc que ce numéro exceptionnel – dans une démarche, il faut le souligner, dont l’OIP ne revendique ni la primeur, ni l’exclusivité. (1)
Les personnes détenues voient en effet leur liberté individuelle entravée. En l’état actuel des textes, « la sortie des écrits faits par un détenu en vue de leur publication ou de leur divulgation sous quelque forme que ce soit » nécessite l’autorisation des services pénitentiaires, « tout manuscrit produit en détention » pouvant en outre « être retenu pour des raisons d’ordre » (2). Aussi, envoyer un texte à des fins de publication sans l’accord de l’administration pénitentiaire revient à enfreindre un interdit. Et expose à des sanctions. C’est pourtant ce qu’ont fait l’ensemble des personnes détenues qui ont répondu à notre appel à contribution pour la rédaction de ce numéro (lire ci-dessous). Une cinquantaine : c’est plus que nous n’aurions espéré !
La parole confisquée
Donner la parole aux personnes détenues, c’est aussi l’occasion de rappeler qu’en prison, cette parole est au mieux contrôlée, souvent confisquée et disqualifiée. Tous les courriers, à l’exception de ceux échangés avec certaines autorités administratives et judiciaires, peuvent être lus. Les correspondances téléphoniques sont écoutées. Les demandes, aussi basiques soient elles, se perdent souvent dans la machine administrative ou se heurtent au silence d’une institution qui considère qu’elle n’a pas de compte à rendre, encore moins à ceux dont elle a la charge. Il n’existe pas, pour les détenus, de moyen de porter des revendications, pas de canaux permettant de s’exprimer collectivement sur les problèmes en détention, d’espace de dialogue ou de concertation. Ni syndicat, ni association ou comité de représentants. Plus encore, toute action collective, même pacifique, relève de la faute disciplinaire. Des détenus sont ainsi régulièrement sanctionnés, officiellement ou officieusement, pour avoir signé une pétition ou refusé de remonter de cour de promenade (3) – seul moyen à leur disposition pour exprimer leur mécontentement. De quoi nourrir encore un peu plus le sentiment de frustration et d’injustice à l’égard de l’institution. Combien encore de colères rentrées jusqu’à l’explosion avant que ne soit enfin instaurés des espaces d’expression ?
Ce qui est vrai pour les détenus l’est aussi pour tous ceux qui travaillent ou interviennent en détention (4). Les personnels pénitentiaires sont en effet soumis à un devoir de réserve tel qu’ils doivent « s’abstenir en public, qu’ils soient ou non en service, de tout acte ou propos de nature à déconsidérer le corps auquel ils appartiennent ou à troubler l’ordre public » (5). Une conception extensive de l’obligation de réserve traditionnellement imposée aux fonctionnaires qui s’applique également aux intervenants extérieurs, professionnels ou bénévoles, ou encore aux prestataires privés, et à laquelle l’administration pénitentiaire doit son surnom de « Petite muette ».
La prison par les prisonniers
Dans ces pages, les personnes détenues nous parlent de la prison telle qu’elles la vivent. Elles se souviennent de leur arrivée. Racontent la première nuit entre les murs ; le bruit, les odeurs, la perte de repères, le sentiment de claustration et d’isolement, la peur, le soulagement, parfois, de trouver humanité et soutien auprès de certains gardiens et codétenus. Décrivent le quotidien dans cet univers de contrainte, un quotidien trop souvent fait de vide ; de rapports de force, que ce soit face à l’administration ou entre détenus. Confient le délabrement du corps, l’altération des sens, la perte des capacités physiques et mentales, souvent liée à la prise de médicaments qui abîment autant qu’ils aident à tenir. Racontent l’infantilisation, la soumission extrême à l’institution. Et disent surtout le sentiment d’arbitraire face à une administration omnipotente ; d’impuissance et d’impunité face aux atteintes aux droits qu’ils peuvent subir. La prison peut-elle, dans ces conditions, être un temps de reconstruction ? Ils sont peu nombreux à le penser. Sous leur plume, c’est avant tout un lieu de souffrance et de violence qui est décrit. La peine peut-elle alors avoir un sens pour ceux à qui elle est infligée ? Et pour la société ?
Ce qui doit changer
- Les personnes détenues devraient pouvoir s’exprimer publiquement à moins que des raisons impérieuses ne s’y opposent (protection des victimes, des autres détenus et du personnel). La Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu l’occasion d’affirmer que « le maintien du calme, de l’ordre et de la sécurité dans l’établissement » * n’était pas un argument suffisant pour s’y opposer.
- La confidentialité des courriers (entrants comme sortants) devrait être respectée, « sauf s’il existe une raison spécifique de soupçonner que son contenu pourrait être illégal », comme s’accordent à le dire les règles pénitentiaires européennes et la Commission nationale consultative des droits de l’homme, auquel cas le courrier devrait être ouvert en présence de son destinataire.
- Les mouvements pacifiques ne devraient plus pouvoir être réprimés : les dispositions sanctionnant toute « action collective de nature à perturber l’ordre de l’établissement » devraient être supprimées, afin d’autoriser les personnes détenues à signer une pétition par exemple, ou tout autre mode de revendication autorisé par le droit commun.
- Les dispositions de droit commun devraient s’appliquer s’agissant des publications autorisées en détention.
- Des espaces et outils d’expression collective devraient être instaurés dans tous les établissements pénitentiaires, afin de permettre notamment la résolution de conflits. « Le bon ordre dans tous ses aspects a des chances d’être obtenu lorsqu’il existe des voies de communication claires entre toutes les parties », relèvent les règles pénitentiaires européennes (RPE).
- Les personnes détenues devraient se voir reconnaître le droit d’association ainsi que de se syndiquer.
* Arrêt SRG contre la Suisse, 21 juin 2012.
L’administration censure ce qui sort, mais aussi ce qui rentre
« Les personnes détenues ont accès aux publications écrites et audiovisuelles. Toutefois, l’autorité administrative peut interdire l’accès des personnes détenues aux publications contenant des menaces graves contre la sécurité des personnes et des établissements ou des propos ou signes injurieux ou diffamatoires à l’encontre des agents et collaborateurs du service public pénitentiaire ainsi que des personnes détenues. » (1) Lorsque cet article de la loi pénitentiaire a été présenté à l’Assemblée nationale, en 2009, des parlementaires ont soulevé que cette disposition permettrait « l’interdiction de diffusion en milieu carcéral de journaux ou revues faisant état de scandales relatifs, par exemple au comportement de surveillants, ceux-ci pouvant s’estimer diffamés » (2). Auparavant, ce type d’interdiction ne pouvait être imposé que dans deux situations : lorsqu’une publication avait fait l’objet d’une saisie dans les trois derniers mois, ou lorsqu’elle contenait des menaces « précises » contre la sécurité des personnes ou celle des établissements pénitentiaires – la décision relevant alors du garde des Sceaux. Avec ce texte, les directeurs d’établissements n’ont plus obligation d’en référer à qui que ce soit pour suspendre ou interdire une publication. C’est ainsi que certaines directions d’établissement peuvent refuser la diffusion de la revue Dedans Dehors auprès des personnes dont elles ont la garde, comme c’était encore le cas de la maison d’arrêt de Saint-Brieuc en 2013.
(1) Article 43 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009.
(2) Assemblée nationale, compte rendu intégral, deuxième séance du jeudi 17 septembre 2009.
Avis aux lecteurs
Pour réaliser ce numéro, nous avons, entre le 19 mars et le 30 avril 2018, glissé un appel à contributions dans nos courriers habituels de réponse aux sollicitations de personnes détenues. Différents thèmes, dont elles avaient la liberté de s’affranchir, leur était proposés : « Avant la prison », « Dignité et droits en prison », « Conséquences de la prison sur le corps et l’esprit », « La loi de la prison », « Contenu, sens et fonction de la peine », « Le détenu et la société ». Ces thèmes les ont diversement inspirés, comme le reflète le contenu de ce numéro. Quelques textes proviennent également de courriers qui nous ont été envoyés dans d’autres contextes.
Pour la protection des contributeurs, nous avons choisi de les anonymiser. Tous ne se retrouvent pas dans ces pages, la place aurait manqué. Les textes ont donc été sélectionnés pour proposer une diversité de sujets, de points de vue et de styles. Dans une démarche inhérente à tout travail d’édition, ils ont aussi, pour certains, été coupés, retravaillés, avec la volonté et le souci de ne pas trahir l’expression et les pensées de leurs auteurs. Nous espérons y être parvenus et profitons de cette tribune pour les remercier de leur confiance.
La démarche ne prétend ni à l’exhaustivité ni à la représentativité. Le principe même du recours à l’écriture exclut d’emblée une grande partie de la population détenue : 11 % sont illettrés, 27 % échouent au bilan de lecture. 48 % n’ont aucun diplôme et 80 % ne dépassent pas le niveau CAP. Sans même parler d’illettrisme, pour des personnes peu diplômées, le sentiment d’illégitimité peut conduire à renoncer à prendre la plume. Le point de vue des femmes détenues – très minoritaires en détention – n’est pas non plus ici représenté.
(1) On pense notamment ici à L’Envolée, au Passe-Murailles du Genepi, à l’émission radiophonique « Ras les murs », sur Radio Libertaire et, plus récemment, au Syndicat pour la protection et le respect des prisonniers.
(2) Décret n° 2013- 368 du 30 avril 2013 relatif aux règlements intérieurs types des établissements pénitentiaires.
(3) Le 3 juillet 2017, une trentaine de détenus des Baumettes ont refusé de remonter de cour de promenade afin de « voir le personnel de direction et obtenir certaines revendications », explique le compte-rendu d’incident rédigé par un personnel pénitentiaire. La sanction est immédiatement tombée : les deux supposés meneurs ont fait l’objet d’un transfert.
(4) Une conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation également secrétaire départementale de la CGT SPIP 65 a ainsi, en décembre 2016, écopé de sept jours d’exclusion avec sursis pour avoir commenté, dans les colonnes du quotidien L’Humanité, certaines modalités de la mise en œuvre de la prévention de la radicalisation.
(5) Décret n°66-874 du 21 novembre 1966.
Par l’OIP-SF