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La religion instrumentalisée

Le surinvestissement politique et médiatique autour de l’islam fausse la perception de ce qu’est réellement la place de la religion en prison : le monde carcéral contemporain reste largement imperméable à cette question. Le fait religieux n’est pas pour autant absent des coursives, précisent Céline Béraud et Claire de Galembert. Certains détenus y trouvent un réconfort essentiel face à la vacuité de la peine ou au manque de protection de l’administration pénitentiaire.

Céline Béraud et Claire de Galembert ont mené, avec Corinne Rostaing, une enquête sociologique sur le fait religieux en prison. Des hommes et des dieux en prison sera publié à l’automne 2015 aux Presses Universitaires de Rennes.

Vous avez écrit que la dimension religieuse « est loin d’occuper une place centrale » en prison. Cette question vous paraît-elle surinvestie aux plans de la recherche et des politiques pénitentiaires ?

Claire de Galembert : Pas par la recherche. La sociologie carcérale française est passée à côté de cette question. La première étude date de 2004, sous l’impulsion de la sociologie des religions, c’est celle de Farhad Khosrokhavar sur l’islam. Le surinvestissement est plutôt à chercher du côté de la représentation médiatique et politique de la religion musulmane. Contrairement à l’image donnée, les radicaux ne sont pas à tous les coins de coursives, et tous les établissements ne sont pas touchés par cette problématique. Quant à l’intérêt de l’administration pénitentiaire (AP) pour ces questions, il est loin d’être linéaire. Ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’on assiste à une revalorisation du dossier, une codification infra-réglementaire croissante, une mise en visibilité institutionnelle des interlocuteurs religieux et le renforcement du « référent culte » au sein de la direction de l’administration pénitentiaire (DAP).

Pourquoi ce retour du religieux dans les préoccupations pénitentiaires ?

Claire : De nouvelles expressions religieuses, principalement l’islam, mais aussi le jéhovisme, le pentecôtisme, l’orthodoxie ou le bouddhisme apparaissent parmi les détenus : l’offre encore très largement chrétienne et la demande cultuelles ne coïncident plus. Mais cette pression interne n’aurait pas suffit à mettre le dossier sur l’agenda de la DAP. Parallèlement, des détenus posent la question en faisant de plus en plus appel au droit et au respect de leurs droits. Les Témoins de Jéhovah, en particulier, initient du contentieux pour obtenir des agréments d’aumôniers, ce à quoi ils sont parvenus. Les règles pénitentiaires européennes et la Cour européenne des droits de l’homme accentuent cette pression. L’émergence de la thématique de « la prison, école du terrorisme » constitue le troisième vecteur essentiel. Cela commence dans le sillage du 11 septembre 2001, puis des attentats de Madrid et de Londres, avec un agenda européen de lutte contre la radicalisation. Une littérature internationale d’expertise corrélant fortement terrorisme et prison, notamment chez les anglo-saxons contribue à la consolidation de cette représentation. La création d’un service de renseignement pénitentiaire date d’ailleurs de 2002-2003.

Céline Béraud : C’est aussi à ce moment, lorsque l’AP en fait un élément utile pour lutter contre la radicalisation, qu’est nommé un aumônier national musulman et que le nombre d’aumôniers musulmans augmente de manière significative. Ils n’étaient qu’une vingtaine à la fin des années 1980, intervenant à la demande d’aumôniers chrétiens qui sont allés chercher les imams du coin, les ont accompagnés dans leurs premiers pas en détention, alors que l’AP ne s’intéressait pas au dossier.

Claire: Comme si la seule justification qui puisse être invoquée pour institutionnaliser l’islam en prison était la lutte contre la radicalisation. Au lieu de partir des droits des personnes et de s’acquitter de ses obligations… IGIONS EN PRISON

Le rapport à l’islam en prison passe donc d’abord par la question de la radicalisation et de ses dangers ?

Céline : Droite et gauche se rejoignent sur ce point. Après l’affaire Merah, Michel Mercier, ministre de la Justice, demande davantage d’aumôniers musulmans et renforce le service du renseignement pénitentiaire. Un mois après les attentats de Paris, Manuel Valls annonce le recrutement de soixante aumôniers supplémentaires. Il y a une continuité et une absence de contestation de cette approche.

Claire: On n’est pas loin d’une gestion coloniale de l’islam: l’Etat revient sur le devant de la scène religieuse pour piloter cette affaire, contrôler le religieux, une affaire beaucoup trop sérieuse pour qu’elle soit laissée… aux religieux !

Qu’appelez-vous les « géométries variables de la laïcité » en milieu carcéral ?

Claire: L’univers pénitentiaire laïc manifeste un pragmatisme bienveillant à l’égard du religieux, globalement perçu comme contribuant d’une façon positive à l’équilibre de la détention. Mais cette tolérance fluctue selon les établissements pénitentiaires. Le port de la djellabah, par exemple, est strictement interdit ici, mais toléré là. Dans telle maison d’arrêt, les calendriers de prière musulmans sont affichés un peu partout dans les parties communes ; et dans telle centrale, ils ne sont visibles que des surveillants chargés de vérifier, en cas de rassemblement dans la cour de promenade, qu’il ne s’agit pas d’une prière collective, interdite par le règlement. L’hétérogénéité des salles de cultes en apporte un autre exemple : ici c’est une pièce polyvalente, partagée avec le sport ou des activités manuelles ; là, une chapelle du XIXe. Ces variations peuvent résulter de l’implantation géo- graphique, la prison restant très perméable à son écologie locale: l’ouest imprégné par le catholicisme, les départements de l’est concordataires, le multiculturalisme du sud, la religiosité des territoires d’outre-mer… Les attitudes varient aussi selon la population des surveillants et des détenus. Des rapports de force peuvent s’instaurer : si les musulmans sont en nombre important, ils peuvent peser sur la vie de la détention en imposant un certain nombre de règles. Les surveillants originaires des DOM-TOM sont plus réceptifs à la religion que ceux des régions du centre, relativement laïcisées. La capacité des aumôniers à s’imposer est aussi un paramètre important. De par ces variations, on est souvent proche de la rupture d’égalité.

Cette rupture d’égalité s’observe-t-elle aussi entre les religions ?

Céline: L’investissement historique très fort des chrétiens dans l’espace carcéral fait que leurs aumôneries sont présentes partout, en nombre. Les autres cultes n’ont pas cette tradition. L’ancien aumônier national israélite insistait sur le fait que le droit rabbinique ne comprend quasiment rien sur la prison. Il leur a fallu inventer dès le XIXe siècle les modalités et le sens de leur intervention, pour s’approprier la figure de l’aumônier. Les musulmans aussi sont en train suivre ce processus, sous une double contrainte : ils doivent s’inscrire dans un cadre façonné par et pour les chrétiens, et l’administration pénitentiaire les fait rentrer avant tout pour les utiliser comme instrument de lutte contre la radicalisation. Certains aumôniers musulmans sont prêts à jouer ce jeu, y voyant un argument à faire valoir dans leur négociation pour un meilleur statut ; d’autres sont plus méfiants, craignent le porte-à-faux vis-à-vis des détenus s’ils apparaissent comme des agents de l’AP. L’aumônerie est un dispositif encore mal connu des musulmans. L’aumônier national a du mal à recruter, les candidats étant souvent rebutés par les conditions économiques de la fonction. On compte aujourd’hui 186 aumôniers musulmans pour 190 établissements pénitentiaires, ce qui signifie que certains établissements ne reçoivent pas la visite de l’imam, ou très rarement.

Pouvez-vous préciser en quoi l’organisation du culte en prison a été pensée « par et pour les chrétiens » ?

Céline: L’institution catholique est organisée en structure pyramidale, en parfaite affinité avec la culture administrative française. L’aumônier national répond à la DAP, les aumôniers régionaux aux directeurs des régions pénitentiaires, dans chaque diocèse des aumôniers se répartissent les établissements. Les protestants et israélites se sont moulés sur ce schéma. Les musulmans n’ont pas cette façon de penser l’organisation de leur culte. L’islam est une religion sans clergé ni structure collective, très faiblement organisée. Donc sans interlocuteur identifié pour l’administration, jusqu’à la désignation d’un aumônier national par le Conseil français du culte musulman en 2006. Les aumôniers musulmans restent très atomisés, alors que les chrétiens travaillent en équipe. Ils ont le support d’un collectif qui les rend plus efficaces dans leur présence et dans leurs demandes à la DAP. Par ailleurs, une majorité des aumôniers chrétiens sont retraités, n’ont pas besoin de statut ni d’indemnités. Les aumôniers musulmans sont plus jeunes, autour de cinquante ans en moyenne. Ils sont encore actifs, vivent souvent une situation de déclassement sur le marché du travail, en dépit d’un niveau d’études supérieur à la moyenne. Ils aspirent à pouvoir s’investir autant que les chrétiens, mais demandent pour cela un vrai statut. Les israélites partagent ce mot d’ordre.

Pourquoi les catholiques et protestants ne veulent-ils pas d’un statut ?

Céline : La gratuité donne pour eux son sens à l’engagement. Mais surtout, ils craignent que si l’administration pénitentiaire versait des cotisations sociales, le nombre de vacations diminue, car l’enveloppe n’est pas extensible. La DAP essaye d’être plus équitable au regard d’une confession musulmane dont on estime, sans pouvoir s’appuyer sur des statistiques, qu’elle est surreprésentée parmi les détenus. Mais les aumôniers nationaux catholiques et protestants sont dans une position de défense d’un gâteau à partager.

Claire : Les effectifs, toutes aumôneries confondues, ont substantiellement augmenté. Mais la part des aumôniers chrétiens tend à baisser légèrement. Ils représentent sept aumôniers sur dix – contre 75 % en 2012. Ce léger décrochage est déjà mal vécu. D’autant que l’arrivée des nouveaux cultes, l’islam mais aussi les bouddhistes, les orthodoxes et plus récemment les témoins de Jéhovah, suscite la formalisation des règles, remettant en question des prérogatives coutumières accordées aux chrétiens, qui se voient confrontés à une restriction de leur périmètre d’action.

Comment expliquer que dans les prisons françaises, les seuls intervenants extérieurs ayant les clés et un accès facile aux détenus soient les aumôniers (davantage que les médecins par exemple) ?

Céline : Il y a une sorte d’affinité entre le monde pénitentiaire et le christianisme. Ceux qui inventent la prison moderne au XIXe siècle donnent d’emblée une place aux aumôniers comme agent de moralisation des détenus, considérant que le travail, le silence et la prière vont permettre d’amender les délinquants.

Claire : Cet usage ancien de confier la clé aux aumôniers n’a été formalisé que récemment, dans une note de juillet 2014. Dans notre enquête, sept aumôniers sur dix déclarent avoir accès à une clé, celle des cellules, d’un étage… La clé représente le fait que la relation des aumôniers aux détenus ne peut pas être rompue. La confidentialité de leurs échanges non plus n’est pas rompue : la correspondance se fait sous pli fermé.

La religion a aussi été considérée par l’administration comme un outil d’apaisement des tensions. Est-ce encore le cas ?

Céline : Cette idée revient souvent dans le discours du personnel. Mais avec une double face, la religion devenant une monnaie d’échange : « Tu me casses les pieds, je n’ouvre pas ta cellule pour aller au culte. » Ou à l’inverse : « En t’accordant une douche supplémentaire pour tes ablutions, je t’oblige. » L’administration se sert parfois de détenus charismatiques, de leaders religieux, comme régulateurs auxquels elle délègue la gestion de l’ordre sur leur étage. Mais institutionnellement, l’outil de pacification reste l’aumônier. Lorsque survient un décès, les aumôniers sont sollicités pour la médiation avec la famille ou les autres détenus. Ils sont aussi très impliqués dans la prévention du suicide : ils sont formés au repérage des risques, sont censés rencontrer les détenus « vulnérables ». Une journée entière, sur les trois que dure leur formation assurée par l’AP, est consacrée à ce thème. Ce rôle leur pose le même dilemme que celui des aumôniers musulmans avec la radicalisation : « Devons-nous alerter l’administration, à partir de « grilles de détection » élaborées par elle, sachant que ça va déclencher des mesures qui peuvent être contre-productives ? »

La place qu’occupe la religion pointe en creux la vacuité du sens de la peine

La possession d’objets de culte reste-t-elle problématique ?

Céline : La note de juillet 2014 dite « circulaire culte » recense les objets autorisés, photos à l’appui: de la clochette des bouddhistes au siwak des musulmans en passant par les diverses formes de chapelets. Cette tentative de clarification ne règle pas tous les conflits sur le terrain. La DAP doit souvent rappeler aux établissements, par exemple, que les tefillin des juifs sont autorisés. Ces lanières de cuir enroulées autour du bras lors de la prière sont vues par certains surveillants comme un instrument potentiel de strangulation.

Claire : Une forme d’arbitraire persiste dans ce domaine. On observe chez certains surveillants des relents de racisme ou d’anti-religion, parfois parfaitement assumés. Cela peut se traduire par un manque de respect à l’égard des objets religieux au moment de la fouille des cellules – tapis de prière piétinés, images pieuses déchirées – ou par un côté un peu tatillon lorsqu’il s’agit de faire entrer un coran ou une bible. Par ailleurs, les surveillants commettent parfois des impairs involontaires, comme manipuler sans précautions un objet ayant valeur sacrée pour le détenu.

Comment expliquez-vous que l’incarcération soit souvent l’occasion d’un recours accru à la religion ?

Céline : Il ne faut pas exagérer l’ampleur du phénomène. Une majorité de détenus reste imperméable à tout circuit religieux. Ceci étant, la prison peut être un lieu où l’on intensifie sa pratique parce qu’on n’a que ça à faire, on se pose des questions existentielles, un aumônier est là pour y répondre. Il y a peu de lieux où l’on rencontre si facilement un prêtre, un pasteur, un imam…

Claire : Cela dépend aussi de l’accès à d’autres ressources comme le sport, la famille, la santé, la formation, le travail… Moins les autres ressources sont disponibles, plus la religion risque d’être mobilisée. L’investissement du religieux est ainsi plus faible en maison centrale qu’en maison d’arrêt : on sollicite le religieux quand on est enfermé en cellule 22 heures sur 24, moins lorsqu’une plus large palette d’activités est accessible.

Qu’en est-il des conversions, ou des entrées en religion ?

Claire : Le rôle de la prison est à relativiser dans les conversions. Il y en a peu et elles sont souvent l’aboutissement d’un processus démarré à l’extérieur. Ce qui domine ce sont les « born again » (christianisme évangélique) ou réaffiliations. De plus, la plupart des convertis – et c’est important de le souligner – avaient une socialisation religieuse préexistante, même minime.

Céline : Certains découvrent ou redécouvrent la religion de leurs parents, notamment pour regagner leur estime. On l’observe en particulier chez les jeunes de tradition musulmane. Beaucoup sont au degré zéro d’apprentissage des pratiques de l’islam. Ils posent des questions basiques : comment faire ses ablutions, sa prière, mon jeûne est-il encore valable si j’accepte par inadvertance un petit gâteau? Les aumôniers musulmans, surtout de la jeune génération, se définissent volontiers comme des enseignants de l’islam. Leur discours est, d’emblée, plus axé sur des questions religieuses quand les aumôniers chrétiens parlent plus facilement de la pluie et du beau temps.

Quels sont les différents usages « tactiques » de la religion que vous avez recensés parmi les détenus ?

Claire : Certains détenus les évoquent : aller au culte pour trafiquer, voir des gens qui viennent de l’extérieur, retrouver des détenus dont on est séparé… Ce peut aussi être un moyen d’intégrer un groupe et d’obtenir une protection. Ce qui montre par contraste que l’administration pénitentiaire n’est pas en mesure d’assurer la sécurité de ses usagers. Faire groupe peut aussi permettre d’être entendus, ce qui souligne le manque de canaux d’expression collective. Investir le religieux, c’est aussi accéder à des relations normalisées, revenir à une sorte de civilité ordinaire. L’aumônier personnalise ses contacts, il serre la main, il embrasse… A côté de ses usages tactiques, la religion peut aussi être un outil de mise à distance d’une carrière délinquante par l’observance stricte de règles qui encadrent le quotidien. Les religions offrent toute une gamme de techniques de restructuration morale, par le retour sur soi, la méditation, la réflexion, l’examen de conscience, etc. Dans certains cas même, on assiste à une transfiguration religieuse de la peine, laquelle est pour la plu- part dénuée de signification. La place qu’occupe la religion pointe justement en creux la vacuité du sens de la peine et la perte d’horizon de réhabilitation et de réinsertion, ce qui témoigne de l’échec de la prison sur ce point.

Vous avez écrit que les phénomènes de « radicalisation » et de « prosélytisme » restaient « mineurs en comparaison des formes de religiosités apaisées et ordinaires » en détention. Comment analysez-vous les discours et politiques publiques sur cette question ?

Claire: Nous sommes confrontés à un phénomène de panique morale qui contraint les gouvernants à donner des gages à un problème complexe. Dans ce contexte la sur-problématisation de la radicalisation à partir de la prison est commode. Il y a là une forme de politique symbolique : l’État se donne à voir comme agissant contre le terrorisme, avec des outils de détection, le recrutement des aumôniers, etc. C’est beaucoup plus simple de dire que la radicalisation vient de la prison – ce qui est loin d’être démontré – que de prendre en compte tous les facteurs ayant pu, en amont, déterminer le passage par la prison, et éventuellement au terrorisme.

Recueilli par Barbara Liaras