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La vidéosurveillance, un remède empoisonné

À écouter les récits de nombreux acteurs, la solution paraît toute trouvée : pour lutter contre l’impunité dans les cas de violences en prison, il suffirait de développer la vidéosurveillance. Une réponse qui pose en réalité plus de problèmes qu’elle n’en règle. Décryptage.

En prison, quand le plaignant est détenu et l’accusé agent pénitentiaire, c’est souvent l’omerta. Pas de témoin. On argue d’un usage légitime de la force. On est dans le parole contre parole. Et donc dans le doute. Peu d’affaires sortent. Et encore moins aboutissent à des condamnations judi­ciaires. À égrener les dossiers, un élément-clé se dessine : la présence d’images de vidéosurveillance peut changer la donne et emporter la conviction. C’est aussi ce qui ressort de la plupart des entretiens menés dans le cadre de notre enquête : à écouter les acteurs, l’enregistrement vidéo c’est l’atout, la carte à posséder pour pouvoir agir. Du directeur de prison au Défenseur des droits en passant par l’avocat, le procureur, tous sont unanimes : l’image, c’est le prin­cipal moyen de sortir de l’impasse face à deux versions contradictoires, d’objectiver les faits. « Sans, comment faire ? » déplore un directeur. « Dans ce genre d’affaire, c’est souvent la parole de l’un contre celle de l’autre. La vidéo a de nombreux avantages en termes de preuve. Un exemple : un détenu devait passer en commission de dis­cipline pour avoir agressé un surveillant. Mais en regardant la vidéo, je me suis rendu compte que le premier qui avait empoigné le col de l’autre, c’était le surveillant. J’ai relaxé le détenu. Avec la vidéo, je n’étais pas en difficulté pour le faire. » Le besoin de pouvoir se reposer sur un élément vidéo est d’autant plus grand que, parfois, un témoin – même pénitentiaire – ne suffit pas.

Au parquet, les questionnements sont similaires. « Le parole contre parole, c’est difficilement dépassable et exploitable par le judiciaire », souligne un ancien procu­reur. La caméra apparaît alors comme une valeur sûre, un « témoin » impartial et fiable, qui permet de retracer l’inci­dent. « L’image donne une certitude relative sur la durée et le déroulement de l’action. Qui était près, qui était loin, qui était actif, qui était passif, ça peut donner des clés de compréhension », explique un parquetier. « Même si les faits se passent hors champ, ça permet de reconstituer l’avant et l’après, de voir par exemple qu’une personne entrée intacte dans un angle mort en est ressortie bles­sée… », argue un avocat. Un autre, dont le client détenu a obtenu la condamnation d’un surveillant pour violences volontaires à Strasbourg en décembre 2018, est formel : « Sans preuve vidéo, l’affaire aurait été traitée comme des milliers d’autres. » Enterrée. L’image impose un autre traitement. Au point que, pour certains, la solution est claire : « Il faut généraliser les caméras, qu’il n’y ait pas d’angles morts. » Pourtant est-ce bien réaliste ? Et même souhaitable ?

Dérive judiciaire

Faire de la bande vidéo non plus un élément parmi d’autres mais la preuve sans laquelle rien n’est engagé revient à abandonner le travail d’enquête pénale. À admettre que lorsqu’une caméra n’a pas capté une scène, son existence ne peut pas être prouvée. Ce qui serait par­ticulièrement inquiétant en termes de justice. Oserait-on raisonner de la même en matière de violences sexuelles ? Pas d’image, pas d’enquête, pas d’infraction, pas de pro­cès. C’est aussi omettre que les surveillants violents s’accom­modent des caméras. « Installez des caméras, ils s’arran­geront toujours pour régler leur comptes », note un direc­teur. Un encadrant pénitentiaire explique : « Souvent les violences alléguées ont lieu dans l’angle mort de la caméra : on voit le détenu partir d’un endroit, arriver dans un autre. Au milieu, on ne sait pas ce qui s’est passé. On n’a pas d’élément de preuve. » Dans le compte-rendu d’une audience impliquant plusieurs surveillants accusés de violence à la prison de Strasbourg, un journaliste raconte : « Un détail de la vidéo fait tiquer le président : alors que les coups pleuvent, un autre gardien présent jette un œil en direction de la caméra, puis fait glisser le détenu de façon à le décaler. »(1) « Il n’y aura jamais 100 % d’un espace vidéosurveillé, même si celui-ci est clos », souligne le sociologue Laurent Mucchielli, spécialiste des politiques de sécurité.

Mais c’est surtout surestimer la force de la vidéo, en termes probatoires. Il arrive en effet que lorsqu’elle existe, l’image ne soit pas exploitable. Dans certaines prisons, « une coursive sur quatre est filmée avec une qualité plu­tôt médiocre », admet un personnel pénitentiaire. « Dans ce cas, on peut essayer de déduire ce qu’il s’est passé, mais pas plus. » Et même de bonne qualité, il arrive que la vidéo ne « parle » pas : « Parfois, on peut revoir une scène dix ou vingt fois, sans être complètement convaincu de ce qui s’est réellement passé, alerte un procureur. C’est le même problème qu’au football. » Appréhender la vidéo comme une preuve maxima, ou une preuve magique, constitue en réalité une dérive. « N’oublions pas qu’il y a dix ou vingt ans, il n’y avait ni vidéo, ni ADN, et qu’il y avait quand même des poursuites et des affaires élucidées », rappelle le magistrat.

Autre limite, bassement matérielle : tout miser sur la vidéo suppose des moyens que l’administration péniten­tiaire n’a pas. Et notamment de fortes capacités de stoc­kage de données. Actuellement, des établissements peinent à conserver les enregistrements plus de 72 heures, voire 24 heures, faute de possibilité de stockage. D’après le Défenseur des droits, les vidéos ne sont accessibles au mieux qu’une « dizaine de jours »(2) en moyenne. Pour qu’elles soient versées dans une procédure, il faut donc qu’une plainte soit déposée immédiatement après les violences, qu’elle soit prise en compte par le parquet, et qu’il se tourne sans tarder vers l’administration. Une conjonction difficilement atteignable. Le Défenseur estime qu’une conservation de six mois est nécessaire pour pro­téger les droits des victimes détenues(3). Multiplier les caméras pour couvrir l’ensemble de la détention, aug­menter les délais de conservation des images, améliorer leur qualité : une mission impossible, tant en termes de capacité de stockage que de coûts. Et quand bien même couvrir chaque recoin serait possible, cette perspective est rejetée par certains directeurs : « Il ne faut pas entrer dans un système de contrôle de chaque fait et geste des professionnels. »

Renoncer à l’intimité

Surtout, a-t-on bien conscience de toutes les implications pour les personnes détenues ? Plus aucune zone d’inti­mité, dans un milieu qui s’approprie déjà tout. Des œilletons doublés de moniteurs de vidéosurveillance. Un œil invisible qui épie, capte en permanence, sans répit, et en tous lieux : en cellule, dans les locaux de fouille, aux toilettes, dans les douches, lors d’entretiens, au par­loir… « N’atteint-on pas les limites de l’insupportable lorsqu’on doit vivre sous l’œil constant des caméras ? », alertait déjà en 2009 le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans son rapport d’activités. « Si un bref passage dans une zone vidéosurveillée, qui est le lot de tout citoyen sur la voie publique, dans les transports en commun, dans les magasins…, peut être tolérable, il n’en est pas de même lorsque l’objectif est fixé en per­manence sur soi, dès que la personne effectue la moindre activité, y compris celle relevant de l’intime. »

A-t-on bien conscience de toutes les implications pour les personnes détenues ? plus aucune zone d’intimité, dans un milieu qui s’approprie déjà tout.

Cela devrait-il être le prix à payer par les personnes déte­nues pour être davantage protégées contre les violences des surveillants et assurés d’obtenir justice en cas de déra­page ? Généraliser le développement de la vidéosurveil­lance est une fausse bonne idée. Une réponse simpliste à un problème complexe. Alors certes, il faut tout faire pour que, lorsque qu’elles existent, ces images puissent être mises à la disposition des victimes pour étayer leurs allé­gations. Mais il faut être conscient du risque : elles ne peuvent dispenser d’un véritable travail d’enquête. Une enquête à laquelle on donnerait des moyens, menée par une justice qui considérerait que la parole d’un détenu vaut celle de toute autre victime.

Par Sarah Bosquet et Marie Crétenot

(1) « On a l’impres­sion qu’il s’est défoulé sur lui », Dernières nouvelles d’Alsace, 5 décembre 2018.
(2) Décision du Défenseur des droits n°2017-117, 24 mars 2017.
(3) Ibid.