Éducatrice puis cadre de service pénitentiaire d’insertion et de probation, Jane Sautière a été responsable de la question des cultes à la Direction de l’administration pénitentiaire, de 2006 à 2010. Elle revient sur cette expérience, notamment sur les obstacles mis par les autorités catholiques à une redistribution des ressources en faveur des aumôneries émergentes, principalement musulmane. L’occasion de rappeler les principes qui fondent l’intervention de L’État, garant de l’exercice des cultes en prison.
Il n’y a pas de sujet à la fois plus vieux et plus actuel que celui-ci: la prison a des liens archaïques avec la religion (chrétienne, et plus précisément catholique). La conception de la peine, la place de la rédemption, la question du repentir et celle de la pénitence, l’architecture même, portent encore la trace de ces liens, jusqu’au suivi social des détenus confié par l’administration pénitentiaire à l’Église catholique jusqu’en 1945. Et puis, tout cela a été récemment remanié par la diversification de la population, dont les caractéristiques se retrouvent fatalement en prison, ce qui a entraîné l’émergence de la religion musulmane, l’arrivée de détenus orthodoxes venant des pays de l’Est, l’augmentation des chrétiens évangéliques liée à la présence de diverses communautés africaines et antillaises et, surtout, une expression maintenant formulée par les détenus d’un droit à exercer la religion de leur choix. Cette demande est forte, elle est aussi irréductiblement liée à la nécessité de trouver un apaisement aux duretés de l’incarcération dans le recours au religieux et aussi une assistance dénuée de jugement auprès des aumôniers.
Le culte musulman tardivement pris en compte
La prise en compte de l’aumônerie musulmane mérite ici quelques considérations, non pour de tristes raisons d’actualité, mais parce qu’elle marque un tournant historique. Bien évidemment, la population pénale est issue massivement des problématiques de pauvreté et d’exclusion vécues à l’extérieur. La population immigrée, ou d’origine immigrée, constitue la part la plus importante de ces populations pour des raisons évidentes. La présence des détenus musulmans n’a donc pas été une découverte, ni même un surgissement. Mais ces détenus étaient jusqu’alors étrangers et sans revendication relativement à la pratique de leur religion, comme ils l’étaient d’ailleurs à l’extérieur. L’aumônier catholique était bien souvent le seul dans l’établissement et il visitait tous les détenus sans aucune réserve. Les détenus musulmans ne s’en étonnaient pas, la France n’était-elle pas catholique et, bien souvent, l’aumônerie catholique (1) ne se concevait-elle pas comme la seule référence ?
Cette question a été tout autrement posée par les jeunes détenus musulmans, français par le sol et maintenant par le sang. Eux, instruits dans les écoles de la République, connaissaient le principe de laïcité et ils avaient bien retenu ce qui concerne l’égalité. Ils en connaissaient les limites pour s’être bien souvent heurtés au plafond de verre et au béton de leur condition. La conquête d’une identité qui leur soit propre a pris divers chemins et la question de la pratique de la religion a émergé dans ce mouvement. Il en allait aussi de la conquête d’une identité à laquelle la stigmatisation portait atteinte (et encore plus en prison). La découverte d’une pratique dite radicale de l’islam en prison a été – le mot est malheureux – un détonateur. C’est la mise en cause de la prison en tant que base de recrutement pour des actions terroristes et non les demandes légitimes des détenus au titre du respect des principes républicains (liberté, égalité, fraternité) qui a provoqué la remise en cause de la façon dont le « dossier des cultes » était pris en compte jusqu’alors. L’inégalité de traitement est tellement manifeste pour les jeunes Français musulmans qu’il n’y a pas lieu de s’étonner du sentiment de révolte qu’elle peut susciter.
Seuls 30 % des aumôniers et auxiliaires d’aumônerie perçoivent une indemnité,
pourcentage plus élevé pour les musulmans (44 %) et les israélites (57 %)
L’État garant de la liberté de culte
La nécessité de faire une place à sa mesure à l’aumônerie musulmane a emporté de repenser la place de toutes les aumôneries en prison, de ré agencer un corpus réglementaire formalisant les pratiques et, surtout, d’intervenir dans le sens de plus d’égalité. J’ai pris mes fonctions au moment où un aumônier national musulman venait d’être désigné, cette nomination permettait à l’administration d’avoir un interlocuteur qui pouvait être consulté sur les aménagements à mettre en place. Rapidement, il m’est apparu évident de renommer ce dossier en « laïcité, liberté de religion, lutte contre le prosélytisme ». En effet, la colonne centrale de cette affaire est bien la laïcité, telle qu’elle est définie par la loi de 1905. Que dit la loi ? Elle instaure la séparation de l’État et du religieux, oui, mais elle consacre formellement la liberté de culte. Parmi les modalités de l’engagement de l’État à garantir la liberté religieuse, se situe la nécessité de donner les moyens aux personnes privées de leur autonomie de le faire. Ainsi naissent les aumôneries destinées aux malades hospitalisés, aux soldats, aux enfants des pensionnats et aux détenus. L’administration pourvoyant par le versement d’indemnités aux frais que les aumôniers engagent à l’occasion de leur ministère. La position de l’administration n’est donc plus celle d’une simple abstention d’intervenir (2), il lui incombe de mettre en place les moyens pour que chacun puisse vivre l’engagement cultuel de son choix. Si effectivement les choix et les appartenances dans ce domaine de la pratique d’une religion n’ont jamais à être questionnés, ceci n’emporte pas un retrait total de l’action de L’État. C’est cette articulation qui est complexe en prison.
Redistribution des ressources empêchée par les autorités catholiques
L’égalité a un coût et, à ce titre, est un choix politique (et, justement, pas simplement économique). Ce choix n’a jamais été fait et le déséquilibre entre les diverses religions est parfois abyssal. Surtout, les moyens apportés en matière d’indemnisation des aumôneries ne respectent pas le principe de la réponse à une demande, mais obéissent à l’Histoire nationale. Dans une période de restriction des ressources publiques, la consécration d’un budget mieux abondé n’a pas eu lieu, mal- gré des demandes réitérées. La crainte de raviver des tensions inter-religieuses en redistribuant les ressources existantes, et aussi les pressions exercées sur le politique par de hautes autorités religieuses (je parle là de l’intervention de l’archevêque de Paris auprès d’une ancienne garde des Sceaux), ont rendu impossible ce choix.
Cela a des conséquences graves pour certains cultes. Au premier titre pour le culte musulman, c’est un sujet bien connu maintenant. Il faut rajouter à cette inégalité celle plus générale liée à une religion émergente dont les membres n’ont pas les moyens de suppléer le manque de financement de L’État pour indemniser leurs aumôniers, alors que partout les besoins sont criants. En outre, si des aumôniers nationaux ont bien été désignés pour les orthodoxes et les bouddhistes, les aumôniers « de base » de ces obédiences ne reçoivent pas d’indemnités du fait simplement de leur reconnaissance récente dans le paysage carcéral, eux aussi devant supporter le poids de l’Histoire.
Musulmans privés de prière collective faute d’aumôniers
L’application du principe de corréler les besoins exprimés et les moyens à mettre en œuvre n’a jamais pu voir le jour. En effet, pour savoir combien d’aumôniers devaient être affectés dans les établissements, il avait été envisagé de solliciter les personnes détenues lors du processus d’arrivée en prison. Le recueil de l’expression d’une demande était envisagé comme anonyme, facultatif, permettant plusieurs réponses. La sensibilité sur le sujet et l’intervention dont j’ai déjà parlé ont conduit à abandonner ce recueil. Je n’ignore pas la sensibilité sur le sujet, mais il faut bien comprendre que l’affectation du nombre d’aumôniers dans un établissement ne doit plus se faire au doigt mouillé parce qu’il s’agit de répondre aux besoins des personnes détenues, à leur choix, au principe d’égalité et de non-discrimination entre les communautés « historiquement nationales » et les autres. Les modalités de ce recueil ne permettaient en aucun cas de constituer un « fichier ». Une des conséquences la plus manifeste de la discrimination de fait que constitue l’inadéquation entre le nombre des aumôniers et la demande des détenus est de priver certains d’entre eux de célébrations collectives. En effet, et à bon escient, l’animation d’une activité collective cultuelle ne peut être confiée qu’à un aumônier. Or, la prière collective est un des piliers de l’islam.
Nourritures cultuelles, une question non résolue
La tension entre la liberté de culte et les impératifs de sécurité a parfois pour conséquence de ne pas respecter le principe de hiérarchisation des normes juridiques. Ainsi, par exemple, il a fallu recourir à l’arbitrage du directeur de l’administration pénitentiaire pour prendre une note de service permettant aux personnes détenues de confession israélite d’allumer dans leur cellule les bougies de Hanouka, cette possibilité ayant été contestée au titre du risque d’incendie (les personnes détenues peuvent utiliser des briquets, parfaitement autorisés en cellule…).
L’accès aux nourritures cultuelles est aussi un sujet complexe. L’offre de nourritures cultuelles proposées en cantine extérieure (3) pourrait être facilement améliorée pour peu que des normes soient définies: quelle est la cantine extérieure-type que doit offrir chaque établissement pénitentiaire sur l’ensemble du territoire? Répondre à cette question avec l’aide des diverses aumôneries permet d’éviter des inégalités de traitement et des réponses parfois surprenantes (« cacahuètes halal »). La demande de viande halal et casher est une demande forte de la population pénale. Il serait nécessaire de trouver le moyen d’y répondre convenablement, la diffusion de des produits étant à l’heure actuelle correctement assurée sur l’ensemble du territoire. En revanche, la confection de repas respectant des normes religieuses me paraît extrêmement complexe et il me semblerait préférable de repenser le mode d’alimentation des détenus pour les rendre autonomes dans la réalisation de leur repas, éviter que des tonnes de nourritures soient jetées quotidiennement (la nourriture du geôlier ne sera jamais bonne) et permettre ainsi de favoriser une alimentation qui prend en compte goûts, culture et par la même occasion préceptes religieux (vaste sujet…).
« Parmi les modalités de l’engagement de l’État à garantir la liberté religieuse, se situe la nécessité de donner les moyens aux personnes privées de leur autonomie de le faire. Ainsi naissent les aumôneries »
Il faut sans cesse réaffirmer les principes fondamentaux : la loi de 1905, le principe de neutralité des agents publics et celui de l’égalité de traitement. D’une part les agents pénitentiaires doivent être correctement instruits et formés à ces principes, mais aussi, les aumôniers ne doivent pas être instrumentalisés par les politiques pénales, ni être utilisés comme des agents de modération dans les établissements pénitentiaires. Or, la focalisation sécuritaire sur le culte musulman risque de rendre les aumôniers comptables des débordements vers la radicalisation alors même qu’ils sont en nombre dramatiquement insuffisant pour assurer leurs tâches d’aumônerie. La prison n’est pas le monstre de notre société, ni son excroissance ignoble, elle en est le fidèle reflet, c’est l’une des institutions de la République. Se questionner sur ce qu’on veut pour nos prisons, c’est avant tout les regarder en face pour ce qu’elles révèlent des failles (et faillites, parfois) de notre société. L’égalité manque tout autant dehors que dedans. Il me semble que réfléchir l’égalité sans la fraternité, c’est créer ce qui se dessine à l’heure actuelle : des rivalités sans fin entre communautés, entre classes sociales ou générations, entre religions.
Jane Sautière
(1) Catholique, dans sa racine grecque, signifie « universel ».
(2) Rappelons que l’Etat ne « valide » pas une religion en tant que telle, il ne peut s’opposer à la constitution d’une association cultuelle au titre d’une atteinte à l’ordre public.
(3) Ce qui peut être acheté par les personnes détenues à partir d’un catalogue qui leur est proposé.