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L’obsession de la punition

C’est dans un puissant attachement à l’acte de punir, dans cette passion aveugle et collective pour la punition, que le « réflexe prison » des juges plonge ses racines. Une passion qui, certes, les dépasse, mais dont ils sont aussi le bras armé.

Un entretien avec Didier Fassin, professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Il a conduit une série d’enquêtes ethnographiques sur la police, la justice et la prison qui ont donné lieu à plusieurs ouvrages. Punir. Une passion contemporaine, paru en 2017, propose une réflexion sur le sens du châtiment.

©Emy

Un consensus semble exister autour de la nécessité de la punition, et, par extension, de la prison. Comment expliquer ce phénomène ?

Didier Fassin : Peut-être faut-il commencer par distinguer le châtiment en tant que réponse générale à une violation de la norme ou de la loi et la prison comme modalité punitive particulière.

Pour ce qui est du châtiment, que je préfère au mot « peine », trop limité à la seule dimension juridique, il est admis qu’il est la réponse légitime à un acte répréhensible. Autrement dit, on trouve aujourd’hui normal et même évident que l’auteur d’une infraction soit puni par une souffrance qu’on lui inflige, qu’il s’agisse d’une douleur physique (fessée, flagellation, lapidation ou supplice, selon les contextes culturels) ou d’une privation d’un bien précieux, à savoir la liberté.

Mais cette normalité et cette évidence a-t-elle toujours et partout existé ? Assurément non. Aussi surprenant que cela puisse nous paraître, pendant de longues périodes et dans la plupart des sociétés, la réponse à une insulte, un vol ou un homicide donnait lieu à une toute autre réaction. On considérait que l’acte commis méritait réparation, et non punition, et que cette réparation engageait la famille, le groupe ou le clan, et non l’individu. Il fallait compenser un dommage plutôt que sanctionner un coupable. Il en était ainsi dans le monde antique et médiéval, mais aussi dans les sociétés précoloniales. C’est sous l’influence de l’Église catholique mais aussi de transformations sociales, politiques et juridiques que les sociétés occidentales ont remplacé la réparation de l’infraction par la punition du coupable. Avec le sens de la faute est venue la nécessité de l’expiation. Il fallait faire souffrir celui qu’on voyait désormais comme responsable de son acte. Cette même logique s’est étendue au monde colonial. Ainsi est-on passé d’une économie morale de la dette, imposant une réparation, à une économie morale de la faute, appelant une souffrance.

Pour ce qui est de la prison plus spécifiquement, vous rappelez dans votre ouvrage qu’elle est une invention récente…

L’idée d’enfermer des individus pour les punir apparaît essentiellement vers la fin du XVIIIe siècle et, du reste, de façon ambiguë : d’un côté, les théoriciens éclairés comme Cesare Beccaria prétendent en faire une forme atténuée et proportionnée de peine, en alternative aux châtiments corporels et aux exécutions capitales, tandis que, de l’autre, les pratiques dès la Révolution de 1789 reviennent à entasser dans des conditions souvent déplorables les délinquants et les criminels. Mais il faut aussi noter que l’inflation carcérale que nous connaissons aujourd’hui est un phénomène encore plus récent. Du milieu du XIXe siècle au début de la Seconde guerre mondiale, on assiste à une réduction considérable du nombre de prisonniers, et c’est seulement à partir des années 1950 que la population pénale s’accroît, avec une accélération plus marquée dans les années 2000. En soixante ans, l’effectif des personnes incarcérées est multiplié par trois et demi, alors que l’on n’observe pas d’augmentation des infractions, tout au moins pour ce qui est des plus graves, les homicides – qui tendent même à diminuer, si l’on fait exception des récents attentats terroristes.

Le paradoxe est que la prison, censée représenter une « humanisation de la peine », a en fait surtout servi à l’extension du châtiment.

Le paradoxe auquel on n’a pas assez prêté attention est que la prison, censée représenter une « humanisation de la peine », a en fait surtout servi à l’extension du châtiment. Spectaculaires, les supplices et les exécutions étaient rares à l’âge classique en Europe. Banalisée, la prison a permis de démultiplier les peines. Aujourd’hui encore, plus les évolutions des normes nationales et la mise en œuvre, certes incomplète et imparfaite, des règles pénitentiaires européennes suppriment les formes les plus dures de la punition et ajoutent des droits formels pour les prisonniers, et plus on enferme. C’est-à-dire plus on considère comme allant de soi d’enfermer et plus on se sent autorisé à le faire. Les magistrats sont évidemment les acteurs les plus visibles de cette normalisation de la peine d’emprisonnement, mais leur attitude ne fait que refléter un sentiment général nourri par la rhétorique punitive du politique.

Pourtant, la recherche tend à montrer que la prison est loin d’être la solution la plus efficace en termes de protection de la société. Pourquoi ne tient-on pas mieux compte de ce fait ?

La philosophie morale, à laquelle les juristes empruntent leurs théories, affirme qu’il y a deux justifications de la punition en général et de la prison en particulier. La première est dite rétributive : le châtiment se justifie simplement comme sanction de l’acte répréhensible. C’est la théorie d’Emmanuel Kant, pour qui il ne peut y avoir d’autre justification de la peine que le fait qu’une infraction ait été commise et, à l’inverse, la commission de cette infraction appelle une peine pour que justice soit rendue. La seconde justification est appelée utilitariste : le châtiment se justifie pour autant qu’il augmente le bonheur dans la société. C’est la théorie de Jeremy Bentham, pour qui la punition en soi est toujours mauvaise car elle inflige une souffrance, mais s’avère nécessaire dès lors qu’elle permet de protéger la société en réduisant les délits et les crimes. Dans cette perspective, le châtiment opère de trois façons non exclusives : la neutralisation, la dissuasion et la réhabilitation. Pour la prison, la neutralisation repose sur le fait que la personne incarcérée ne peut commettre de nouvelles infractions, la dissuasion implique qu’une personne tentée de commettre un délit renoncerait par peur de la sanction pénale, et la réhabilitation suppose que la personne détenue prenne conscience de son acte et cherche à s’amender.

Qu’en est-il dans les faits ?

L’idée que l’emprisonnement protège la société est l’une des plus répandues bien qu’elle soit démentie dans bien des cas. En effet, sauf à prononcer des peines incompressibles sans possibilité de sortir, la neutralisation a des effets limités dans le temps et contrebalancés par le risque d’insertion dans des milieux délinquants ou criminels. Quant à la dissuasion, les études comparatives entre pays et entre périodes montrent que l’évolution des infractions est largement indépendante de l’accroissement de la sévérité et de l’augmentation de la population carcérale. Enfin, en ce qui concerne la réhabilitation, elle a été reléguée, voire abandonnée, dans la plupart des systèmes pénitentiaires faute de moyens humains et aussi par résignation.

En somme, la justification utilitariste est, si l’on ose dire, à la peine. S’agissant des peines courtes, en particulier, les études conduites en France montrent pour l’essentiel une diminution de la fréquence des récidives délictuelles lorsque des alternatives à l’emprisonnement sont proposées. Il est facile de le comprendre : une incarcération pour quelques mois suffit à désocialiser un individu, lui faire perdre son emploi ou ses clients, déstabiliser sa vie conjugale et familiale, et rendre sa réinsertion d’autant plus difficile que rien n’est fait pour l’y aider : en effet, les emprisonnements de moins de six mois ne bénéficient jamais de procédures d’aménagement de peine ou d’accompagnement de la sortie.

Dans ces conditions, on peut s’étonner de la persistance du mythe de ce que les juges appellent le « choc de l’incarcération » : il s’agirait d’un moment de vérité permettant une prise de conscience salutaire. Quand on voit comment la vie de certains se trouve bouleversée par cette expérience et quand on observe les allers et retours en prison de nombre de jeunes hommes pour des délits mineurs, on se demande comment une telle croyance peut persister, si ce n’est à travers les déclarations que les personnes détenues font parfois devant le juge de l’application des peines pour s’attirer ses bonnes grâces. Confrontés à la réalité de la prison, les personnels pénitentiaires voient souvent dans ces peines courtes pour des délits mineurs des sanctions absurdes pour lesquelles le risque suicidaire est élevé et les efforts de réinsertion inexistants. On peut donc regretter que les magistrats ne fassent pas, comme des rapports parlementaires et syndicaux le suggèrent, des visites régulières dans le monde carcéral pour avoir une idée de ce à quoi ils condamnent les individus qu’ils ont en face d’eux.

Si donc on admet que loin de protéger la société, les peines de prison – au moins les plus courtes d’entre elles – la rendent plus dangereuse, ce n’est pas du côté de l’utilitarisme qu’il faut en chercher la justification. Serait-ce alors du côté du rétributivisme ?

Un principe fondamental de cette théorie est que le châtiment doit être équivalent à l’infraction commise ou au dommage subi. Prenons pour exemple deux délits pour lesquels les condamnations ont rapidement augmenté depuis vingt ans : la détention d’une petite quantité de cannabis (produit dont la France est d’ailleurs l’un des derniers pays en Europe à pénaliser l’usage et la possession) ou la conduite d’un véhicule après perte des points de son permis (généralement due à des dépassements de vitesse modérés). Peut-on penser que ces délits aient pour juste contrepartie l’enfermement pendant plusieurs mois, avec les multiples conséquences négatives qu’une telle condamnation suppose et compte tenu de l’absence de victimes et de dommages ?

Le châtiment, censé apporter une solution au problème des violations de la norme et de la loi, est lui-même devenu le problème – l’un des plus sérieux et des plus ignorés.

Ainsi notre appareil punitif, en tant qu’il est censé protéger efficacement la société et sanctionner de manière juste les infractions, échoue-t-il sur les deux plans. Le moment punitif que traversent les sociétés contemporaines se caractérise précisément par le fait que le châtiment, censé apporter une solution au problème des violations de la norme et de la loi, est lui-même devenu le problème – l’un des plus sérieux et des plus ignorés.

Vous évoquez d’ailleurs les « débordements de l’acte de punir ». De quoi s’agit-il ?

Ces débordements sont d’une double nature : pénale, c’est-à-dire les modalités des condamnations, et pénitentiaire, c’est-à-dire les conditions de l’enfermement. Sur le plan pénal, l’accroissement de la population carcérale est dû à deux phénomènes : la criminalisation de faits qui ne l’étaient pas, soit par la création de nouveaux délits, soit par la correctionnalisation de délits relevant jusqu’alors de simples contraventions ; l’application plus fréquente des peines de prison, y compris après la suppression des peines plancher, et l’allongement des quantums de ces peines. Le cas médiatisé * de ce jeune homme primo-délinquant souffrant de psychose infantile qui a été condamné à cinq années de prison dont quatre et demi ferme (ramené en appel à trois ans dont un avec sursis) après avoir été mortifié pendant son procès, et ce, pour avoir dérobé trois téléphones portables à des adolescentes, est certes un cas extrême, mais non une exception, comme on a essayé de le faire croire. Il n’est qu’une exagération qui dévoile l’ordinaire de la vie des tribunaux. Pour l’observateur des comparutions immédiates, la lecture du  compte rendu d’audience n’a rien d’étonnant. Elle révèle à la fois la sévérité généralement disproportionnée de cette procédure et le plaisir souvent manifesté par les magistrats lors de ces séances d’humiliation publique que sont ces procès.

Sur le plan pénitentiaire, la prison n’est pas, comme on l’entend dire aux surveillants, une simple privation de liberté. Elle est toujours en excès de la peine que les juges croient – ou prétendent croire – infliger lorsqu’ils prononcent leur condamnation. Elle est une privation d’intimité, une privation de vie affective et sexuelle, une privation de la gestion des détails les plus banals de la vie comme le fait de prendre une douche ou d’avoir des antalgiques quand on souffre, une privation aussi du droit de réagir à une frustration – et les frustrations ne manquent pas dans le monde carcéral. Elle est même une privation du sens de la peine à force d’être, surtout pour les plus courtes, vide d’activité physique et intellectuelle, de travail et de formation, de réinsertion et simplement de respect de la dignité des personnes détenues. Que la France soit le pays avec les taux de suicide en prison les plus élevés en Europe n’est peut-être pas étonnant au regard de ce constat.

Il existe une profonde inégalité dans la distribution des peines. Pourtant, les magistrats sont convaincus de juger équitablement. Comment expliquer ce décalage ?

Que la société soit devenue plus sévère est une chose, et l’on peut discuter du bien-fondé ou non de cette sévérité : c’est la question de la justesse du châtiment. Mais autre chose est de savoir si cette sévérité est également répartie : il s’agit là de s’interroger sur la justice dans le châtiment. Or, l’aggravation des peines au cours des dernières décennies a ciblé des infractions de plus en plus concentrées sur les segments modestes de la société en épargnant au contraire les classes aisées. Ainsi, au cours des années 2000, les condamnations pour consommation de cannabis ont triplé tandis que celles pour délinquance économique baissait d’un cinquième, ces évolutions n’étant nullement liées à des modifications des pratiques délictuelles, mais à une plus grande fermeté dans le premier cas et à une plus grande clémence dans le second, tant au niveau de la législation que dans le monde judiciaire.

Cependant, s’agissant de l’usage de drogues, la quasi-totalité des affaires concernait des jeunes hommes de milieu populaire et d’origine immigrée, alors même que cette pratique est à peu près également répartie dans toutes les couches sociales. C’est que là encore les forces de l’ordre opèrent une discrimination en n’effectuant des contrôles et des fouilles que dans les quartiers populaires, et non dans les zones résidentielles ou aux abords des universités.

On peut donc dire que la société, à travers les gouvernants qu’elle se choisit et les lois qu’elle se donne, à travers le travail qu’elle confie à sa police et sa justice, différencie non seulement des infractions qu’il faut punir et d’autres qu’il faut exempter, mais également des populations qu’il s’agit de sanctionner et d’autres qu’il s’agit d’exonérer. Le vol de téléphones portables, l’usage de cannabis et la conduite sans permis sont bien plus sévèrement pénalisés que le détournement de fonds publics, l’abus de biens sociaux ou l’évasion fiscale. Que le système pénal ait donc pour fonction non pas de rendre la société plus sûre ni même de condamner des coupables, mais de distinguer des punissables et des exonérables est un secret public que les personnes emprisonnées savent bien. Combien de fois les ai-je entendus énoncer ce qu’elles appelaient l’injustice de la justice ?

À la lecture votre livre, on se dit que le combat à la fois contre l’évolution punitive de notre société et contre les violations des droits des personnes en prison est perdu d’avance. Y a-t-il des raisons d’espérer ?

Le pire n’est jamais certain… Toutefois, pour ce qui est de l’évolution punitive, la France semble avoir, plus que d’autres pays, des difficultés à réaliser qu’elle s’est engagée dans une impasse – celle du populisme pénal, dont les seuls bénéfices sont pour les acteurs politiques qui s’en font les chantres. Alors que plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas, ont, tous trois sous des gouvernements conservateurs, révisé leurs politiques punitives et fait baisser leur population carcérale ; alors que d’autres, notamment les pays scandinaves ont depuis longtemps montré une autre voie, moins répressive et plus solidaire, les dirigeants de notre pays, de droite comme de gauche, continuent de laisser croire qu’en sanctionnant plus on protège mieux la société et on rend mieux la justice – quand ni l’une ni l’autre de ces propositions n’est vérifiée. On peut espérer que des mobilisations sociales et des responsables courageux auront un jour raison de cette double illusion.

Quant à la condition carcérale, il est indéniable que des améliorations sont récemment intervenues, notamment sous l’impulsion des règles pénitentiaires européennes et de certains réformateurs au sein de l’administration pénitentiaire, mais ces bénéfices relatifs ont été en grande partie annulés par les effets de l’inflation punitive et de la surpopulation qui en résultent. Le rôle des associations, et notamment de l’OIP, à travers l’information diffusée aux personnes détenues et les actions en justice pour faire respecter leurs droits, a également été crucial. Si j’essaie de prendre un peu de recul, il me semble qu’aussi bien pour ce qui est de la politique pénale que pour ce qui touche à l’institution pénitentiaire, notre temps sera regardé par les générations futures comme une période obscurantiste.

Propos recueillis par Laure Anelli

*Michaël Hajdenberg, « Surprise en plein dérapage, la justice censure France Culture », Mediapart, 16 mars 2017.