De comparutions immédiates en audiences générales, Cosme Buxin, Julien Mucchielli et Felix Roudaut usent les bancs des tribunaux de France pour livrer sur leur blog « Épris de justice » la chronique de la justice ordinaire. Ils commentent les inégalités à l’œuvre dans le rituel judiciaire.
Au cours des audiences que vous chroniquez, des formes de discrimination sont-elles perceptibles ?
En matière de correctionnelle, il y a deux justices : celle rendue en comparution immédiate, et celle rendue en audience ordinaire. En comparution immédiate, on ne prend pas le temps de juger. C’est une justice d’urgence, précaire, rendue avec peu de moyens. Il n’est pas rare d’entendre les juges ou les procureurs s’en plaindre : « Le dossier n’est pas prêt », « Où est l’enquête sociale ? »… C’est souvent le casier qui tient lieu de personnalité. Or, les principes au fondement de la comparution immédiate font qu’on y retrouve surtout des vols, de la conduite sans permis, du petit trafic de stupéfiants… Du petit délit de subsistance en somme. C’est donc normal d’y trouver les pauvres et les exclus en général, qui n’ont pas de base familiale, sociale vers laquelle se tourner en cas de coup dur. Quelque chose que la statistique ne peut pas appréhender est trés visible à l’audience : le poids de la couleur de peau. On se rend vite compte que les prévenus en comparution immédiate sont en grande majorité noirs, arabes, ou roms. Peut-être parce que minorités et pauvreté se recoupent souvent. Après, la justice dépend aussi beaucoup du juge qui la rend.
La loi n’est pas appliquée de la même manière suivant les juges ?
C’est le revers de la médaille de l’individualisation des peines. Comme rien n’est automatique, à faits égaux, les peines varient beaucoup. On voit des condamnations qui passent du simple au triple suivant le juge. Certains ont leur combat personnel. Pour l’un ce sera les violences conjugales, pour l’autre le trafic de crack… Cela dépend aussi des juridictions. Les parquets ne poursuivent pas tous les mêmes types d’infractions en priorité. A Marseille, ils sont intraitables en matière de stupéfiants. On ne peut qu’adhérer à la formule de la chroniqueuse judiciaire Dominique Simonnot, qui compare la justice à une « loterie nationale ».
Dans l’une de vos chroniques, un magistrat dit à une prévenue : « Vous êtes mauvaise, méchante, sans foi ni loi. Vous serez toujours une voleuse, c’est comme ça, c’est dans vos gênes. » Le jugement moral s’invite-t-il souvent dans les débats ?
Il s’agissait ici de l’exemple extrême d’une procureure. Sans aller aussi loin, les juges se laissent souvent aller à une petite leçon de morale. Dans une affaire où le prévenu avait été arrêté en état d’ébriété au volant de la voiture d’un ami, le juge s’est faussement étonné : « Donc un ami vous fait confiance et vous prête sa voiture, et vous conduisez en état alcoolique. Vous trouvez ça bien ? Vous pensez être un bon ami ? » Mais il est vrai que nous sommes parfois témoins de comportements de juges et de procureurs choquants et réellement discriminants. Après, il faut distinguer le comportement de la décision en tant que telle. On a le cas d’une juge à Paris qui peut être très sèche en audience, voire odieuse : souvent les prévenus s’emmêlent, elle va les couper, les reprendre facilement sur leur français… Ce peut être très humiliant. Pourtant, ses décisions sont généralement équilibrées. Elle fait même plutôt partie des juges clémentes, comparée à d’autres qui vont être sympathiques en audience, mais très sévères dans leurs décisions.
Certains éléments peuvent-ils jouer en faveur des prévenus lors des audiences ? Virginie Gautron évoque notamment la présence de la famille…
Oui pour la famille, nous l’observons aussi. A l’inverse, avoir ses potes dans l’assistance est rarement une bonne idée. D’autant plus s’ils mettent le bazar et se font évacuer par les gendarmes au bout de vingt minutes, comme ça arrive parfois! Leur présence peut en outre pousser le prévenu à adopter une attitude un peu vantarde ou à garder le silence de manière à ne pas perdre la face devant ses amis. Or, le ton est très important, comme la façon dont va se comporter le prévenu à l’audience. Les juges apprécient souvent la déférence, le fait de bien articuler, d’assumer ses actes… Venir d’un milieu social aisé change tout. Il y a deux ans, on a suivi les comparutions immédiates des jeunes interpellés suite aux débordements de la « Manif pour tous ». Il me semble que l’attitude adoptée par ces enfants de bonne famille à l’audience a aussi joué dans la clémence de la sanction: on voyait des jeunes sûrs d’eux-mêmes, s’exprimant avec politesse. Ils se sont mis à la place à laquelle l’institution attend les prévenus, car ils maîtrisaient les codes de ce type d’interactions sociales, comprenaient le cérémonial du procès et disposaient d’un minimum de culture du droit. Mais tout le monde n’a pas les mêmes armes pour se défendre. Sans compter que la justice voit défiler beaucoup de personnes déficientes ou psychotiques, qui n’ont pas les ressources pour s’expliquer.
C’est important, de maîtriser les codes ?
Nombreux sont ceux qui se tirent une balle dans le pied en niant ou en inventant des mensonges trop évidents. D’autres se taisent parce qu’ils n’ont aucune idée de ce qui pourrait servir leur défense : parler à la justice, ce n’est pas simple. Dans les cas d’insultes ou de violence sur forces de l’ordre, certains se défendent: «Mais Madame, j’étais bourré.» Ils pensent que cela atténue leur responsabilité, les excuse pour partie. Ils n’ont absolument pas conscience que c’est au contraire une circonstance aggravante. Certains vont faire répéter les magistrats, qui pensent que les prévenus n’écoutent pas. Cela énerve beaucoup les juges. Cela peut être par provocation, par manque de concentration, mais peut aussi être dû à une vraie incompréhension: certains sont totalement noyés sous le jargon juridique. Je me souviens d’une grosse affaire de trafic en République dominicaine. Au bout du quatrième jour d’audience, le prévenu, à qui l’on reprochait notamment d’avoir violé l’espace aérien français, se défend : « Non mais moi j’ai violé personne ! »
L’avocat n’a-t-il pas un rôle à jouer à cet égard ?
Le rôle capital de l’avocat est d’élever son client au niveau du tribunal. Mais ce n’est pas toujours facile, voire impossible quand on considère le nombre d’affaires qu’ils suivent… J’ai déjà vu des avocats qui avaient la charge de toutes les comparutions immédiates du jour. Cinq clients à défendre dans cinq affaires différentes, avec dix minutes de préparation pour chaque dossier ! Les prévenus en pâtissent forcément. Il y a aussi beaucoup d’avocats qui adoptent des attitudes très désinvoltes vis-à-vis de leurs clients, simplement parce qu’ils savent que l’affaire est perdue d’avance.
Recueilli par Laure Anelli