Ex-détenu devenu consultant en prévention urbaine, Yazid Kherfi sillonne depuis trois ans les quartiers ghettoïsés de France dans son camion spécialement aménagé. Avec sa Médiation nomade, il offre un espace de dialogue et de rencontre ouvert en soirée afin de tisser du lien et de prévenir les violences. Reportage à Bondy et Gennevilliers.
Au cœur des vacances scolaires, une place enclavée dans une cité de la banlieue parisienne. Un camping-car couvert de graffitis, une sono. Sous l’auvent, une table sur laquelle se côtoient jeux de cartes et de dames. Au centre, un thermos. Voilà le décor planté par Yazid Kherfi dans le cadre de sa Médiation nomade. Cet été 2015, il intervient chaque semaine à Gennevilliers et à Bondy à l’invitation des équipes de médiation locales pour animer les soirées des Grésillons et de La Sablière, quartiers délaissés des politiques de la ville.
« Les premiers soirs, il n’y a quasiment personne. Au début, on est observés. Il y a une certaine méfiance. C’est normal. On ne ressemble pourtant pas à un camion de flics », plaisante cet homme d’une quarantaine d’années. « Tisser du lien » est la fonction première du dispositif imaginé par Yazid trois ans auparavant, dans la cité du Chêne pointu, à Clichy-sous-Bois. Sabah, Genevilloise de 46 ans, n’a manqué aucun rendez-vous. « C’est les grandes vacances, mais on n’a pas les moyens de partir. Le fait qu’il y ait le camion, ça prouve qu’on ne nous oublie pas. » Sans emploi, elle qui recherche convivialité et partage trouvera également, sous l’auvent du camion, oreille attentive à ses problèmes personnels. « Je reçois souvent des mères, des épouses, qui ont un fils, un mari en prison et n’osent pas en parler ailleurs de peur d’être jugées, commente Yazid. Ici, elles peuvent se confier et trouver conseil sans crainte. »
Une nuée d’enfants s’attroupe autour du camion. Aymane, Nouaim et Djalil ont entre 12 et 14 ans. « D’habitude, on se retrouve sur la place, on discute tous ensemble. Quand le camion est là, ça change, on peut jouer aux jeux de société », se réjouit Aymane. Un autre, venu s’enquérir des heures de présence du camion, repart visiblement déçu que l’équipe plie bagage dès minuit. A quelques pas de là, une altercation musclée éclate entre l’un des enfants et un ado. « La violence, c’est mieux que la parole ! » ironise Aymane, détournant la devise de Médiation nomade. Gobelets en plastique dans une main, thermos dans l’autre, Yazid Kherfi part au contact des jeunes attroupés dans les rues adjacentes. Pour « briser la glace », il propose un thé à la menthe. D’abord réticents, certains finissent par accepter. La conversation s’engage.
On parle du quotidien de la cité, des rapports avec la police
Mehdi, 27 ans, dealer repenti après un passage en prison, raconte avoir été interpellé après qu’un petit groupe d’enfants a caillassé une patrouille à quelques rues de là où il se trouvait. « Ils m’ont accusé d’avoir organisé le truc ! Ils m’ont mis en garde à vue et ont fini par me relâcher, voyant que j’y étais pour rien. J’ai presque fini de purger ma peine, je sais que je n’ai pas le droit à l’erreur. Mais ils ne veulent pas me lâcher. J’ai l’impression qu’ils veulent ma peau. » Sentiment de persécution pour l’un, de stigmatisation pour les autres, y compris lorsqu’ils sont médiateurs de la ville. « Les flics, ils vont me voir avec le polo de médiateur, ils vont me respecter. Mais en habits de tous les jours, tout de suite, tu sens la suspicion. L’autre fois, on était en formation, c’était la pause, on traînait. Deux ou trois flics se sont mis à nous suivre, un peu sournoise- ment, comme pour nous faire sentir qu’ils nous avaient grillés. Mais grillé quoi ? Ça me vexe moi, franchement. »
Très vite, c’est le sentiment d’abandon et de désœuvrement qui s’exprime, alors que le taux de chômage des jeunes avoisine les 40 % à Gennevilliers. « On trouve pas de boulot. Le soir non plus y’a rien à faire dans le quartier. On peut trop vite se mettre à faire n’importe quoi ici. » Pour Yazid Kherfi, l’un des enjeux est de réinvestir la nuit. « Moi aussi, plus jeune, je me suis ennuyé dans les halls d’immeuble. La violence, les suicides, les accidents de la route… C’est la nuit qu’ils surviennent. Or le soir, dans les quartiers, à part les commissariats, y’a pas grand-chose d’ouvert. Il faut occuper la nuit. »
La prison intégrée au paysage
Le désœuvrement dans les quartiers mène parfois à la délinquance, voire à la prison. Elle semble faire partie du quotidien de la majorité d’entre eux. L’un a « fait un mois, le temps du mandat de dépôt », parce qu’il se trouvait « au mauvais endroit au mauvais moment ». Un autre va régulièrement visiter son cousin au parloir, le « soutient comme il peut ». Là, c’est une collecte qui s’organise « pour envoyer un mandat à un des mecs du quartier » incarcéré. « Une affaire de stup’», comme souvent. Chacun donne cinq ou dix euros. « C’est pas grand-chose, mais ça lui permet de tenir, de ne pas être indigent. Y’a pas que des coupables en prison ! » Yazid salue l’initiative et tempère, « y’a pas que des innocents non plus », citant son propre cas. « L’important, c’est de le soutenir à la sortie, pour qu’il n’y retourne plus. » L’assemblée acquiesce.
« Jeune garçon de cité qui essaie de s’en sortir », Nany s’installe à la table du camping-car. Il vient de passer deux mois et demi à la maison d’arrêt de Nanterre. Première peine. La dernière ? « J’espère ! », lâche-t-il dans un rire nerveux. Nany est « tombé pour de l’argent. Y’avait pas de stup’ pour m’inculper. Ils l’ont fait quand même. » Condamné à neuf mois ferme, il fait appel et sort au bout de deux mois et demi.
Pour ceux qui, autour de la table, n’y ont jamais mis les pieds, la détention suscite inquiétude et curiosité. « Ça sert à quoi la promenade? Je veux dire, t’es quand même enfermé?», questionne Khadija. « Tu dis ça parce que t’y es jamais allée. Au moins en promenade, tu vois le ciel, tu parles à d’autres gens qu’à ton co, tu joues au foot… Ça, c’est deux heures par jour, si tu la loupes pas ! Le reste du temps, tu fais rien. Tu restes enfermé, tu fumes, tu joues à la console… »
Nany déroule son expérience, oscillant entre fierté et regrets ; entre la description de conditions de détention indignes – « dans la cellule y’avait pas de lumière », « le frigo était dégueulasse, t’as jamais vu ça », « la fenêtre était cassée, il faisait très froid la nuit », « la porte des toilettes était à terre », « les douches, aléatoires », « je suis content de m’en être sorti sans avoir chopé une maladie » – et celle d’un séjour en vacances (« On avait à boire, à manger, on jouait à la play, franchement c’était le club Med ! »).
Aujourd’hui, Nany est à la recherche d’un emploi. Il regrette de ne pas avoir poursuivi ses études après la troisième. « Pourtant, j’étais bon à l’école. Mais je me suis fait virer à trois semaines du brevet. Qu’est-ce que je pouvais faire après ça ? » Il a bien pensé à demander une entrée en formation de peintre en bâtiment lorsqu’il était à la maison d’arrêt, mais il n’était pas prioritaire. Jusque-là en retrait, Yazid Kherfi intervient. Des classes de transition pour élèves en difficulté à enseignant en Master, en passant par la prison, il se raconte. Incrédule, Nany écoute attentivement, le questionne. « Cinq ans en taule ? Ah quand même, vous avez du vécu ! Quand on vous voit comme ça, on s’imagine pas. Faut en avoir des couilles quand même, pour braquer. » A ce stade, difficile de dire ce qui suscite le plus l’admiration de Nany : le parcours d’exception de Yazid pour s’en sortir, ou les actes qui l’ont conduit au « placard ».
Yazid Kherfi offre un espace de jeu, mais aussi de discussion et de conseil sur les difficultés des habitants des quartiers.
Aller chercher les jeunes là où ils sont
Des jeunes comme Nany, Yazid en rencontre à chaque médiation. Il facilite leur parole, afin de mieux pouvoir leur répondre. Le conseiller en médiation explore diverses pistes pour les aider à s’en sortir. En faisant jouer ses contacts, il a par exemple aidé l’un des jeunes de Bondy à intégrer l’IUT de Saint-Denis. Il projette de faire intervenir un écrivain public dans son camion à la rentrée pour assister les jeunes dans leurs démarches d’effacement de casier judiciaire, obstacle parfois infranchissable dans la quête d’un emploi. Il souhaite également organiser des ateliers de création de CV. « Mais je ne veux pas intervenir trop longtemps dans le même quartier, ou je risque de devenir une institution. Et puis l’idée n’est pas de me substituer aux professionnels déjà sur place », mais plutôt de leur permettre de renouer avec un public parfois éloigné.
« Il y a une vraie rupture entre les jeunes et les structures censées les aider, reconnaît Mahmoud Bourassi, directeur de la Maison de la jeunesse et du service public de Bondy. Et ce n’est pas parce qu’ils ne viennent pas que tout va bien. » Les services de médiation des villes profitent des temps de présence de Yazid et de son camping-car pour nouer un premier contact avec des personnes qu’ils ne croisent pas forcément en journée, et les orienter vers les associations d’aide à l’insertion. Et ça marche. « Quelques semaines après un premier contact au camion de Yazid, certains jeunes ont poussé la porte du Centre social. On a pu commencer à les accompagner, les aider à faire valoir leurs droits », raconte un travailleur social.
Le dispositif a aussi ses limites
« On aime bien quand il vient. On joue aux jeux, on discute avec le Monsieur. C’est bien mais bon, c’est pas ça qui va tout changer », estime l’un des ados de Bondy. Yazid Kherfi a bien conscience que « le camion est un pansement, du provisoire » et que rien ne changera sans des politiques ambitieuses. Ce pour quoi il milite, y compris dans les hautes sphères de l’État. Ce dernier mercredi de juillet, il a invité Myriam El Khomri, ex-secrétaire d’État chargée de la Politique de la ville devenue en septembre ministre du Travail. En tournée dans le 93, elle en a profité pour découvrir la Médiation nomade et rencontrer les habitants. Les jeunes du quartier se saisissent de l’occasion pour l’interpeller. Ils évoquent le manque d’infrastructures dans ce quartier excentré du sud de Bondy. « On a un gymnase tout neuf, mais on n’a pas le droit d’aller y jouer. A part deux trois commerces, y’a rien ici. » Ils disent n’avoir toujours pas vu la couleur des emplois aidés. « Pourtant, il y en a cinquante sur la ville », tempère un élu. « Peut-être, mais personne du quartier n’en bénéficie. On n’a même pas d’antenne de la mission locale ici ! » La secrétaire d’État s’étonne, saisit les élus en charge des questions, promet de tout faire pour y remédier, donne son adresse mail aux jeunes pour la relancer. Avant d’en appeler à leur participation. « C’est à vous aussi, de faire que les choses changent ! Proposez des projets, les fonds sont là. Ils n’attendent que votre initiative pour être débloqués. » Les habitants prennent bonne note, sans pour autant s’emballer.
Des personnes de divers horizons, qu’elles viennent du social, du monde associatif, ou d’autres domaines du secteur privé, sont régulièrement invitées par Yazid à venir partager la soirée des habitants du quartier. « Faire tomber les barrières entre les mondes, c’est ça l’objectif. » Et la méthode commence à faire des émules. Marine Rouas, éducatrice en Centre éducatif fermé, présente bénévolement aux cotés de Yazid, réfléchit à ouvrir un nouveau camping-car pour le seconder. La ville d’Avignon travaille à mettre en place une équipe d’intervention sociale mobile sur le même modèle, tandis que l’un de ses anciens élèves à la faculté de Nanterre est sur le point d’ouvrir une structure sur des horaires de nuit dans le quartier de La Duchère, à Lyon. L’an prochain, Yazid Kherfi souhaite organiser, avec ses étudiants, le premier colloque national sur le thème de la nuit qui se déroulerait… la nuit. Une façon de marquer les esprits afin que les pouvoirs publics s’emparent enfin de cette question délaissée, pourtant centrale en termes de prévention de la délinquance.
Laure Anelli
Yazid Kherfi intervient à la demande des municipalités. Les soirées se déroulent en présence de travailleurs sociaux de la localité. Pour contacter Yazid Kherfi : yazid.kherfi@outlook.fr