Plutôt que d’être emprisonnées, certaines personnes dites « radicalisées » peuvent être contraintes à un suivi en milieu ouvert. En 2020, plus de quatre-vingt personnes, prévenues ou condamnées, ont ainsi été accompagnées dans le cadre d’un programme baptisé « Pairs », qui vise au désengagement de l’idéologie violente et repose sur un accompagnement pluridisciplinaire dense. Si les échos sont globalement positifs, certains dysfonctionnements sont cependant pointés du doigt.
Hors de prison, le suivi et l’accompagnement des personnes considérées comme « radicalisées » se développent chaque année un peu plus. En 2018, le gouvernement a en effet décidé de pérenniser et d’étendre un dispositif expérimenté depuis 2016(1), qu’il a alors confié au tentaculaire Groupe SOS spécialisé dans l’entrepreunariat social. Sous l’acronyme Pairs pour « Programme d’accueil individualisé et de réaffiliation sociale », il consiste en un vaste plan d’accompagnement à l’attention de personnes poursuivies ou condamnées pour des faits de terrorisme mais aussi des personnes dites « DCSR » (droit commun susceptibles de radicalisation). Ne sont cependant concernés que les profils dits « bas de spectre », c’est-à-dire que la justice n’a pas jugé nécessaire de placer en détention ou auxquels un aménagement de peine a été accordé.
Concrètement, les personnes suivies par Pairs peuvent l’être dans le cadre d’un contrôle judiciaire (avant d’être jugées) ou à l’issue d’une peine de prison(2). Un programme de suivi personnalisé est alors mis en place à l’issue d’une période d’évaluation qui vise à mesurer leur degré d’imprégnation idéologique mais aussi leurs besoins d’accompagnement social. L’accompagnement peut compter de trois à vingt heures de rencontres ou d’entretiens par semaine. « Pour chaque suivi, il y a un accompagnement “de base” : insertion sociale, professionnelle, etc. Ensuite, on travaille en plus un projet personnalisé pour chacun », explique un salarié. Place de la famille, géopolitique, idéologie religieuse : les thèmes abordés sont vastes. L’accompagnement est donc effectué par une équipe nombreuse, dont la pluridisciplinarité est vantée comme l’un des principaux atouts. « Nous avons un médiateur interculturel et du fait religieux, des conseillers d’insertion professionnelle, des éducateurs, des psychologues, un psychiatre et des travailleurs sociaux », détaille Rida(3), médiateur du fait cultuel à Pairs. « Pour nous, l’accompagnement global est la seule manière de faire face aux difficultés de la personne », résume Jules Boyadjian, coordinateur du programme. En principe, l’intensité du suivi diminue avec le temps. « Le but est que le nombre d’heures d’accompagnement baisse : le volet social et professionnel peut par exemple diminuer au fur et à mesure, explique le salarié. Ce qui reste constamment en général, c’est le volet psychologique et médiation cultuelle. » « L’objectif de ce suivi n’est pas de contenir la religiosité mais de proscrire tout mimétisme religieux : on a un objectif d’autonomie intellectuelle », précise Rida. Le bilan de ces rencontres est posé tous les trois mois par écrit. À la différence d’autres évaluations (comme celles produites dans les quartiers d’évaluation de la radicalisation, lire page 20), les personnes concernées peuvent lire ces écrits, les commenter et en discuter avec les intervenants. Ils sont ensuite transmis au CPIP [conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation], qui peut choisir de les envoyer tels quels au juge ou de les fondre dans un document plus global. « Nous sommes très clairs avec les personnes suivies sur ce qui est écrit et transmis au CPIP, explique Jules Boyadjian. C’est essentiel pour construire une relation de confiance. De la même manière, c’est aussi clair, pour l’ensemble des acteurs concernés, que nous ne travaillons pas avec les services de renseignements. »
Entre janvier et septembre 2020, Pairs a ainsi accompagné 81 personnes, dont les trois quarts ont été appréhendées pour des faits de terrorisme. Un nombre qui a vocation à monter en puissance progressivement. À la première antenne ouverte à Paris en 2018 se sont ajoutées trois antennes régionales, ouvertes à Marseille (2018), Lyon et Lille (2019). « Nous avons au total 125 places dans le programme : nous ne sommes pas encore saturés, assure Jules Boyadjian. C’est un dispositif qui fonctionne sur la confiance, c’est normal que ça prenne du temps. Il faut convaincre les magistrats. » Les magistrats non spécialisés qui sont amenés à suivre des détenus de droit commun soupçonnés de radicalisation n’ont d’ailleurs pas forcément connaissance de l’existence du programme. Au pôle national antiterroriste, en revanche, les juges sont aujourd’hui convaincus de sa pertinence. « Pairs propose un suivi plus étroit et plus renforcé que ce que les CPIP, limités dans leurs moyens, peuvent faire, explique une juge de l’application des peines antiterroriste. L’accompagnement à Pôle emploi, à la mosquée, le travail social… tout cela a pu permettre de vaincre plus facilement les réticences du parquet à accorder un aménagement de peine. » Nouveauté également introduite par Pairs à laquelle les magistrats sont sensibles : la question du logement. Si les personnes accueillies dans le programme n’ont pas de logement, ou que l’environnement de vie est jugé toxique, Pairs propose alors un logement tout au long de l’accompagnement. Un argument qui peut s’avérer crucial pour obtenir un aménagement de peine : « Si un aménagement est prononcé, nous avons une obligation de logement dans les sept jours, précise Jules Boyadjan. Le juge ne peut donc pas s’abriter derrière l’absence de logement pour refuser un aménagement. »
Les échos ne sont cependant pas tous positifs. Salariés comme personnes suivies pointent du doigt certains dysfonctionnements. En cause notamment le modèle économique sur lequel repose le programme : la tarification à l’acte. « Le dispositif est davantage financé si on accompagne sur vingt heures plutôt que sur cinq heures hebdomadaires, explique Thomas(4), salarié de l’association. Si je vois un suivi durant deux heures, on facture deux heures. Si nous sommes deux durant l’entretien, on facture deux fois deux heures. Nous ressentons parfois une sorte d’exigence de “rentabilité” ». « Nous sommes sur un dispositif compliqué, exigeant, avec un modèle économique de tarification à l’acte qui objectivement exerce une pression sur l’établissement » admet Jules Boyadjian. Un aspect qui a notamment été accentué durant le confinement – au point parfois de nuire à la qualité des échanges avec les personnes suivies. « Certaines personnes étaient appelées tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, même si on n’avait pas de contenu ni de sens à mettre dans l’appel. On avait parfois l’impression de combler du vide. Quand on appelle quelqu’un pendant une heure, pour lui poser les mêmes questions que les personnes précédentes, quel sens cela a-t-il ? Cela, les personnes suivies le ressentaient et certaines nous l’ont reproché. » Une situation qui n’est pas sans susciter des débats au sein de l’équipe : « Certains étaient partisans de réaliser toutes les heures prévues, d’autres n’en voyaient pas l’intérêt, explique Thomas. Finalement certains ont même menti sur les heures réalisées. » Des impressions également partagées par les clients de Me Bendavid : « On me dit que le nombre de réunions est tout à fait excessif et qu’il y a une grande rigidité. Concrètement, on impose aux gens quatre rendezvous par semaine, sans se soucier qu’ils puissent être en formation, avoir trouvé un boulot ou être partis quelques jours en vacances… Pour eux, c’est au justiciable de s’adapter. Et puis les entretiens ont parfois lieu face à plusieurs intervenants, ça donne aux personnes une impression de tribunal, le lien de confiance n’est pas là. »
Dans certaines antennes, des dissensions se feraient en outre sentir au sein des équipes, non sans effets sur la qualité du suivi. « Il y a très peu de communication entre les intervenants, alors que la pluridisciplinarité est censée être au coeur de l’accompagnement, explique Thomas. Des fois, on se contredit carrément ! Certaines personnes que nous suivons nous ont fait part de leur incompréhension : évidemment, si un jour on leur dit une chose, et le lendemain l’inverse… Ces contradictions, elles les ressentent forcément, et ça vient s’ajouter à la lourdeur du suivi », soupire-t-il. Un manque de communication et de culture professionnelle commune qui pourrait s’expliquer – selon lui – par un fort turn-over des salariés.
En dépit de ces dysfonctionnements, le coordinateur de Pairs se réjouit : tout en restant prudent sur le fait que le risque zéro n’existe pas, il constate qu’à ce jour, aucune des personnes appréhendées pour des faits de terrorisme et suivies par Pairs n’a récidivé.
Par Charline Becker
(1) Baptisé Rive (Recherches et interventions sur les violences extrémistes), ce programme expérimental était piloté par l’Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale (Apcars).
(2) Via un sursis mise à l’épreuve, une surveillance judiciaire ou un suivi socio-judiciaire.
(3) Le prénom a été changé.
(4) Le prénom a été modifié.