« Neutraliser » toute personne suspecte pendant les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) : tel est l’objectif affiché par le ministère de l’Intérieur. Tout l’arsenal administratif issu de l’état d’urgence est donc mobilisé pour limiter les déplacements de quiconque est réputé « constituer une menace » – à commencer par d’anciennes personnes détenues, mais aussi bien au-delà. Le triomphe d’une logique « préventive », à laquelle même la justice pénale est tenue de contribuer.
« J’ai été condamné il y a neuf ans, ça fait longtemps que j’ai purgé ma peine et j’ai complètement changé de vie, articule Éric[1] avec difficulté. J’étais très jeune à l’époque, mais on me replonge là-dedans comme si tout ce que j’avais construit depuis n’existait pas. » Jusqu’au mois de septembre au moins, il a l’interdiction de sortir d’un périmètre incluant sa commune et celle où il doit aller pointer tous les jours au commissariat. Éric fait aussi l’objet d’une interdiction de paraître très détaillée sur le passage d’une épreuve olympique prévue dans les environs. « On avait prévu de partir en vacances avec mon fils, mais au final sa mère l’a récupéré pour qu’il ne soit pas coincé avec moi toute la journée, poursuit-il. Je n’ai même pas réussi à lui expliquer la situation. »
Il ne s’agit pas d’une décision de justice, mais d’une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (Micas), ordonnée par le préfet à titre préventif, sur le fondement d’une « dangerosité » établie par des notes de renseignement. Un outil introduit dans le droit commun en 2017 à la suite de l’état d’urgence[2], et auquel une note du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin[3] demande de recourir « systématiquement » pendant les Jeux olympiques et paralympiques (JOP), à l’encontre des personnes « condamnées pour des faits de terrorisme ou fortement radicalisées ». Fin mai, la place Beauvau se félicitait que le nombre de Micas ait déjà doublé pour atteindre 77 mesures actives. À la mi-juillet, elle en annonçait 155 « en lien avec les JOP ». « Les Micas pleuvent en ce moment, c’est exponentiel », souffle Lucie Simon, avocate au barreau de Créteil, qui défend plusieurs clients dans cette situation.
« Des raisons sérieuses de penser… »
Dans tous les cas rapportés, les JOP figurent en bonne place dans le contexte invoqué et dans les mesures prises : interdiction de paraître sur le site ou le trajet d’une épreuve, sur le circuit de la flamme olympique, à proximité d’un centre d’entraînement ou d’hébergement des athlètes, etc. Les faits allégués, en revanche, n’ont généralement aucun rapport direct. Lorsque Gérald Darmanin a communiqué fin mai sur l’interpellation de « deux individus particulièrement surveillés[4] », ayant violé la Micas dont ils faisaient l’objet « en marge du passage de la flamme olympique en Gironde », le parquet s’est d’ailleurs empressé de clarifier qu’il n’y avait « absolument pas de lien avec la flamme[5] ». En effet, bien qu’une Micas ne puisse théoriquement être prise qu’« aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme[6] », elle ne nécessite pas d’établir l’existence d’un projet ou d’intentions précises. Les « raisons sérieuses de penser que le comportement [de la personne visée] constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics » sont souvent recherchées dans ses propos et ses fréquentations, mais surtout dans son passé – si bien que bon nombre de Micas sont prises contre des personnes qui sortent de prison[7] ou qui y ont séjourné, même il y a longtemps.
Pour elles, les multiples contraintes liées à la mesure sont autant d’entraves à la réinsertion : comment chercher du travail, faire des démarches administratives ou diversifier ses relations sociales quand on est confiné aux limites de sa commune ? Le passage en prison devient en outre un stigmate indélébile, susceptible de motiver de nouvelles mesures de privation de liberté des années plus tard – jusqu’au retour derrière les barreaux, en cas de manquement aux obligations de la Micas. Une épée de Damoclès d’autant plus menaçante que les erreurs et incohérences ne manquent pas dans ces décisions administratives peu individualisées[8]. Condamné en 2017 à trois ans de prison, dont deux avec sursis, pour des faits liés au terrorisme quand il avait quinze ans, Ahmad fait ainsi l’objet d’une Micas depuis fin avril, qui lui interdit de sortir d’un certain périmètre et de s’approcher de certaines installations sportives. Il lui aura fallu plus de deux semaines pour obtenir la correction de l’horaire auquel il est tenu de pointer au commissariat, initialement incompatible avec son activité professionnelle.
« Le recours à ces mesures vise à séduire l’opinion publique en affichant une fermeté de façade, mais en réalité, elles peuvent être contre-productives : d’après ce que je remarque, elles ont pour effet non négligeable de stigmatiser et de désocialiser les personnes visées, déplore Lucie Simon. Mes clients me disent : “Je ne comprends pas, j’ai fait tous les efforts possibles pour me réinsérer, mais ils ne voudront jamais l’admettre.” Le pouvoir administratif balaie tous les efforts construits avec le judiciaire, quitte à anéantir le sens de réhabilitation de la peine. »
La justice pénale instrumentalisée
Les Micas ne forment cependant qu’un aspect de la « stratégie d’entrave optimisée » à l’encontre des « profils radicaux », énoncée dans la note du 6 mai de Gérald Darmanin. À l’approche des JOP, les préfets sont encouragés à rechercher « la possibilité d’une mesure d’entrave, quelle qu’en soit la nature », pour toute personne réputée suspecte[9], afin de la tenir « à distance des événements ». Les personnes détenues en aménagement de peine fichées « terroristes islamistes » doivent ainsi être réincarcérées à tout manquement à leurs obligations de suivi ; la situation des personnes étrangères doit être systématiquement réexaminée, de façon à les expulser ou à les assigner à résidence « selon les conditions les plus strictes » au moindre doute… Mais la « neutralisation » des personnes suspectes doit aussi passer par une « judiciarisation » accrue, y compris pour des « infractions sans lien avec la thématique terroriste ». Et pour rassembler des éléments à l’appui de toutes ces procédures, les visites domiciliaires doivent être « très largement mobilisées ».
La finalité recherchée prend ainsi le pas sur tout le reste. « Il y a un aspect préventif là-dedans qui n’est pas dans la nature du droit pénal, souligne l’avocat au barreau de Paris Guillaume Martine, membre du Syndicat des avocats de France (Saf). C’est d’autant plus gênant que la justice est déjà au bord de l’embolie. »
Difficile à ce stade de juger de façon nette de l’effet de ces directives, en l’absence d’autres chiffres que les 164 visites domiciliaires « en lien avec les JOP » revendiquées par le ministère de l’Intérieur à la mi-juillet. Mais des signaux convergents suggèrent qu’elles sont loin de rester lettre morte. « Entre confrères, on constate qu’un certain nombre de procédures se réveillent tout à coup après des mois et des mois d’inactivité, relève Guillaume Martine. Cela va jusqu’à l’ouverture soudaine d’informations judiciaires et des placements en détention provisoire, pour des personnes qui faisaient jusque-là l’objet d’une enquête de faible intensité. » Une tendance à surveiller de très près pendant les Jeux, et après.
par Johan Bihr
Cet article a été écrit dans la revue Dedans Dehors n°123 – Juillet 2024 – Jeux Olympiques 2024 : la répression dans les starting blocks
[1] Les prénoms des personnes faisant l’objet d’une Micas ont été modifiés.
[2] D’abord à titre « expérimental », avant d’être pérennisé quatre ans plus tard. Voir : « Une peine qui n’en finit pas : le sécuritaire sous couvert d’insertion », Dedans Dehors n° 112, octobre 2021.
[3] « Plan d’action antiterroriste » envoyé le 6 mai 2024 aux préfets et aux services de police et de renseignement
[4] « Deux individus interpellés en marge du passage de la Flamme en Gironde », communiqué du ministère de l’Intérieur, 24 mai 2024.
[5] « Gironde : deux individus surveillés interpellés, sans lien avec la flamme olympique, dit le parquet », Ouest-France, 24 mai 2024.
[6] Article L.228-1 du code de la sécurité intérieure.
[7] D’après Gérald Darmanin, lors du débat parlementaire sur la pérennisation de la mesure, le 1er mai 2021, 80% des personnes concernées sortaient de prison.
[8] Voir : « Mesures de surveillance administrative : de casse-tête en quiproquo, la réinsertion entravée », Dedans Dehors n° 108, octobre 2020.
[9] Il est notamment question des personnes suivies au Fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT)