Les Pays-Bas ont diminué de moitié le nombre de leurs prisonniers ces dix dernières années, au point de fermer massivement leurs prisons et d’en louer d’autres à la Belgique voisine, qui voit les siennes exploser. Un phénomène d’autant plus surprenant que le pays était connu pour son approche répressive. La preuve d’un assouplissement des politiques pénales ? Pas vraiment.
Par Laure Anelli
« Les Pays-Bas ferment leurs prisons », titrent régulièrement les médias français depuis quelques années. Le Monde diplomatique nous apprenait ainsi en novembre dernier que huit établissements avaient « déjà changé d’affectation », et qu’une « vingtaine d’autres devraient fermer d’ici trois ans », seules 9857 des 12014 places de prison du pays étant pourvues. Le phénomène a de quoi surprendre en France, où la population détenue ne cesse de croître – le parc carcéral avec.
Aux Pays-Bas, le nombre de prisonniers serait passé de 21 826 en 2005 à moins de 10 000 en 2014, pour un taux de détention de 69 détenus pour 100 000 habitants, d’après les statistiques du Conseil de l’Europe. Une baisse vertigineuse, d’autant plus spectaculaire qu’elle fait suite à trente années d’une augmentation soutenue. De 18 détenus pour 100 000 habitants en 1973, les Pays-Bas étaient passés à 134 prisonniers pour 100 000 en 2005, soit une multiplication par sept. Pour les spécialistes, le pays constituait, depuis qu’il avait pris ce « tournant punitif », un cas d’école de l’expansionnisme pénal. L’accroissement de la population carcérale s’accompagnait en effet d’une augmentation tout aussi impressionnante des sanctions non privatives de liberté et de l’introduction de mesures préventives très intrusives, relève René van Swaaningen, professeur en criminologie comparée à l’université Erasmus de Rotterdam. « Les politiques pénales ont alors glissé de l’objectif de réhabilitation des délinquants vers celui de la prétendue protection de la société. »1 Des mesures ont été prises pour lutter contre le sentiment d’insécurité : mendicité, racolage, séjour irrégulier, consommation d’alcool et de cannabis, réunion de SDF et de jeunes dans certains lieux publics et outrage à officier de police ont fait l’objet d’une criminalisation et d’une répression croissante. « Les derniers débats autour du port du voile intégral ou du séjour irrégulier s’inscrivent dans le même mouvement », décrypte le criminologue.
La récente baisse du taux de détention serait-elle le signe d’un retournement de tendance ? Les Pays-Bas auraient-ils fait marche arrière et mis fin au tout répressif ? Rien n’est moins sûr. Si les spécialistes peinent à comprendre cette baisse, il est pour eux certain qu’elle ne s’explique nullement par une politique réductionniste, ni même par des mesures isolées de dépénalisation. Aussi, « parce qu’il n’est pas le résultat d’une stratégie politique, le mouvement de décroissance peut s’inverser tout aussi spontanément », prévient René van Swaaningen. Ecartons également l’hypothèse selon laquelle les Pays-Bas manqueraient soudainement de « criminels » à enfermer, comme le suggère Direct Matin. « Cela parait bien trop simple », rétorque le criminologue, qui relève que « les taux de délinquance enregistrée ont chuté dans la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest, sans que cela ne se traduise par une diminution des taux de détention ». Le criminologue privilégie d’autres hypothèses.
Effets d’aubaine et baisses artificielles
Pour commencer, une mesure pas franchement libérale a probablement joué un rôle – quoique secondaire – dans cette diminution, estime-t-il : la libération, en 2007, de 27 000 étrangers en situation irrégulière dont une grande partie attendait son expulsion en maison d’arrêt, les centres de rétention administrative du pays étant pleins. À l’origine de ces remises en liberté massives, une directive européenne sur les retours forcés, qui fixa à six mois le temps de détention maximum avant reconduite à la frontière. « Une grande partie des sans-papiers étaient détenus depuis bien plus longtemps », explique-t-il, si bien que cette directive a donné lieu à un nombre très important de libérations. En outre, cette catégorie « d’enfermés » n’est plus prise en compte par les statistiques carcérales depuis 2010, créant une baisse artificielle – bien que minime, ceux-ci n’étant plus qu’un peu plus de 400 en 2014 – dans les effectifs… C’est également le cas des personnes détenues en prison psychiatrique2 : alors qu’elles étaient comptées dans les statistiques pénitentiaires en 2005, ce n’est plus le cas à partir de 2010. Plus de 1500 personnes étaient détenues dans ce type d’établissement en 2014.
Moins de condamnations à la prison ferme
Malgré ces biais statistiques et effets conjoncturels, la baisse du nombre de prisonniers traduit avant tout une diminution des condamnations à prison ferme depuis 2003, d’après Miranda Boone et René van Swaaningen. Ils l’expliquent en partie par un changement des pratiques policières cette année-là, en réponse à la politique du chiffre imposée aux forces de l’ordre. « Les officiers de police sont encouragés à se concentrer sur (un grand nombre) de petits délits plutôt que sur (une poignée) d’affaires plus sérieuses et plus difficiles à élucider. En conséquence, des affaires de moindre importance arrivent devant la justice, ce qui aboutit à une diminution de la population carcérale »3, analysent-ils. René van Swaaningen invoque également l’instauration du « OM-afdoening », en 2005, pour expliquer cette baisse. Cette mesure, prise pour désengorger les tribunaux et raccourcir les délais de la justice, permet au procureur de décider seul d’une sanction non privative de liberté, que le suspect peut contester en demandant à passer devant un tribunal. « Il est fort probable que ce dispositif ait eu un effet sur le volume des peines d’emprisonnement », mais aussi sur les placements en détention provisoire, qui ont également diminué, d’après René van Swaaningen. 42 000 ordonnances de ce genre auraient été rendues en 2013, le plus souvent sous la forme d’amendes. Si le recours à la prison a baissé, les sanctions pécuniaires ont à l’inverse considérablement augmenté : leurs recettes seraient passées de 673 millions d’euros en 2005 à 1050 millions huit ans plus tard. Une sacrée aubaine en ces temps d’austérité.
Souci d’économie
Et si la baisse du taux de détention s’expliquait aussi (surtout) par un souci d’économie ? Pour la criminologue Miranda Boone, « le but [des gouvernants] n’est pas de réduire la population carcérale, mais le coût du système ». Quand une journée en prison coûte 262 euros à l’Etat contre 10 à 50 euros pour une journée en probation (ou signifie une rentrée d’argent en cas de sanction financière), le calcul est vite fait. Le Conseil des ministres néerlandais annonçait ainsi, en avril 2013, vouloir réaliser 340 millions d’euros d’économies en cinq ans sur le budget des prisons, et réduire le nombre de places de 12 595 à 10 917 d’ici 2018. Une mesure pour le moins populiste a même été adoptée, avant d’être retirée par le Gouvernement en février dernier : celle obligeant les détenus à participer aux frais de leur détention, à raison de 16 euros par nuit passée en prison. Et alors que le gouvernement français ne parvient toujours pas à garantir l’encellulement individuel, le gouvernement des Pays-Bas, qui le respectaient jusque-là, annonçait y renoncer en avril 2013, déclarant que les détenus allaient désormais plus souvent devoir partager leur cellule.
Le directeur de l’administration pénitentiaire néerlandaise, Peter Hennephof, résume ainsi l’équation : « Le gouvernement donne pour seules directives de faire baisser les taux de criminalité et de lutter contre la récidive… », avant d’ajouter aux journalistes du Monde diplomatique qui l’interrogeaient : « …tout en maintenant des coûts aussi bas que possible. » Des coupes ont été faites dans tous les budgets de la justice, et notamment dans le secteur de la probation : le budget de 260 millions d’euros qui lui avait été alloué en 2012 a depuis été réduit de 40 millions.
Plus de 3700 employés de l’administration pénitentiaire devraient se retrouver sur le carreau d’ici 2018, d’après la presse néerlandaise. Mais la lutte contre la criminalité – ou le sentiment d’insécurité ? – n’en demeure pas moins une priorité, en témoignent la prolifération de caméras de surveillance, ou le nouveau nom du ministère de la Justice, récemment rebaptisé ministère de la Sécurité et de la Justice, relèvent les journalistes du Monde diplomatique – tout un symbole. Aussi le système pénal reste-t-il particulièrement répressif.
Renforcement de mesures répressives
Malgré la baisse générale du taux de détention et des condamnations fermes, la part de peines d’emprisonnement reste relativement haute : 23 % des condamnations, contre 15 % en moyenne en Europe. Pour René van Swaaningen, le risque d’être incarcéré pour un délit mineur est plus élevé aux Pays-Bas que dans la majorité des pays d’Europe de l’Ouest. En outre, la prison reste la peine de référence : si un condamné viole les termes de sa libération conditionnelle ou n’exécute pas correctement une peine alternative, il est envoyé en prison.
Plusieurs réformes, adoptées depuis 2005, ont encore durci le système. En 2006, la peine maximale a été portée à trente ans, au lieu de vingt précédemment, « sans parler de la peine de prison à vie qui, aux Pays-Bas, signifie vraiment jusqu’à la mort », précise René van Swaaningen. Les agressions, sexuelles ou non, ont été catégoriquement exclues du champ des infractions sanctionnables par des travaux d’intérêt général. Un séjour longue durée (là encore, « comprendre potentiellement jusqu’à la mort », décrypte René van Swaaningen) a été introduit pour les délinquants souffrant de troubles psychiatriques détenus dans les établissements psycholégaux. En effet, la durée de leur internement n’est pas fixée par un tribunal. Les équipes médicales évaluent tous les deux ans maximum si un détenu est libérable, si bien que les personnes détenues sous ce régime et considérées inaptes à la réinsertion peuvent potentiellement finir leurs jours dans ces établissements.
Autre mesure problématique : l’ISD measure. Cette dernière s’adresse aux petits délinquants multirécidivistes auteurs de vols, cambriolages, vandalisme ou troubles à l’ordre public. Elle consiste à imposer une période de détention pouvant aller jusqu’à deux ans pour y suivre un programme spécifique de prévention de récidive quelque-soit le fait commis – y compris pour un délit mineur, qui n’aurait en soi pas appelé incarcération.
Détournement des alternatives
Quant aux peines non-privatives de liberté, une loi de 2001 les a introduites comme « peines primaires » dans le Code pénal, et ajoutées au catalogue des peines prononçables par le Ministère public, sans passer devant une cour (OM-afdoening). « À partir de là, il n’était plus nécessaire qu’elles se substituent à une condamnation à de la prison ferme (jusqu’à six mois), comme c’était le cas auparavant. » Il est désormais possible de se voir imposer une peine de travail d’intérêt général (TIG) sans même avoir été jugé par un tribunal, ce qui aurait été impensable auparavant, étant donné le caractère punitif donné au TIG lors de son instauration. Les peines non-privatives de liberté peuvent aussi être combinées à des peines de prison ferme. Ainsi, « les anciennes alternatives – TIG, stages, placement sous surveillance électronique – font désormais partie intégrante du système pénal »… le problème étant qu’elles ont été détournées de leur esprit initial et ne constituent plus des alternatives à la prison, participant au contraire de l’expansionnisme pénal dénoncé par les criminologues.
Le nombre de peines non-privatives de liberté a en effet considérablement augmenté depuis les années 1980 (217 en 1981, 20 949 en 2002, 38 500 en 2008), sans qu’elles ne viennent se substituer à l’emprisonnement. Au final, « si on additionne peines privatives et non-privatives de liberté, on se rend compte que le niveau global de condamnations est toujours en augmentation ». Aussi, « des délinquants qui restaient autrefois en surface de l’appareil pénal sont aujourd’hui soumis à des niveaux de contrôle qu’aucun promoteur des alternatives à la prison dans les années 60 et 70 n’aurait pu tolérer », concluent les criminologues.
Un système de probation ambitieux dévoyé par la politique de résultat
L’approche réhabilitative qui faisait la spécificité du système pénal néerlandais n’est cependant pas totalement perdue. Les Pays-Bas ont introduit en 1999 un dispositif de fin de peine intéressant, « les programmes pénitentiaires ». Un an avant qu’ils ne puissent bénéficier d’une libération conditionnelle, les détenus peuvent finir leur peine en liberté surveillée avec activités obligatoires (programmes éducatifs ou travail), supervisées par le service de probation. Généralement placés sous surveillance électronique, ils n’ont pas à réintégrer la prison la nuit et peuvent dormir chez eux. Une mesure qui permet un retour en douceur vers la vie en société. Problème : seule une minorité de ceux qui y sont éligibles en bénéficient, d’après Miranda Boone et René van Swaaningen. En outre, les personnes sélectionnées sont bien souvent celles qui ont le moins de problématiques psychologiques ou sociales et qui présentent un risque de récidive limité. « Les catégories de détenus auxquelles elles auraient pu être le plus profitables ne sont pas sélectionnées, pire, elles sont transférées dans les confins d’un système pénitentiaire où l’approche réhabilitative fait totalement défaut », regrettent Miranda Boone et René van Swaaningen.
Pour les chercheurs, ce dévoiement est la conséquence de l’adoption d’une logique managériale importée du secteur privé dans l’administration pénitentiaire néerlandaise : en sélectionnant les détenus qui présentent le moins de chances de récidiver, les agents pénitenciers s’assurent en effet de meilleurs résultats. Et face aux réductions d’effectifs draconiennes imposées par les coupes budgétaires, mieux vaut privilégier les candidats qui ne nécessitent pas un véritable accompagnement… Le détournement de ce dispositif est d’autant plus dommageable que la libération conditionnelle, autrefois automatique aux deux tiers de la peine, ne l’est plus depuis 2008 pour les personnes condamnées à une peine de moins d’un an. Dans la mesure où elles représentaient 93 % des peines fermes, seuls 2,1 % des prisonniers ont bénéficié d’une libération conditionnelle en 2009 et 2010.
Ainsi, la baisse du taux de détention néerlandais ne révèlet- il pas un assouplissement du système pénal. Pour René van Swaaningen, la logique sécuritaire et répressive semble même avoir pénétré la société toute entière. Car pendant que la population carcérale se réduit, un nombre croissant de personnes sont soumises à des dispositifs de contrôle. « Le vieux dicton selon lequel l’une des façons d’abolir les prisons consiste à transformer la société elle-même en prison pourrait bien être en train d’être expérimenté aux Pays-Bas », conclut le chercheur.
(1) Toutes les citations de René van Swaaningen sont extraites de « Reversing the punitive turn : the case of the Netherlands », European penology.
(2) Aux Pays-Bas, les tribunaux peuvent condamner à une peine de prison et ordonner un traitement psychiatrique au sein d’un d’établissement carcéral psychiatrique.
(3) Les citations de Miranda Boone et René van Swaaningen sont extraites de « Regression to the mean. Punishment in the Netherlands », Punishment in Europe : critical anatomies, 2013