Et si les principes de la justice restaurative pénétraient totalement notre système pénal, se substituant à l’approche afflictive qui prévaut actuellement ? C’est l’ambition de la conception maximaliste de la justice restaurative, dont Lode Walgrave, psychologue et criminologue belge, est l’un des principaux représentants. Il revient sur ses principes et fondements, et pointe les limites des approches qui prévalent actuellement en France.
Qu’est-ce que la justice restaurative ?
Lode Walgrave : C’est un champ d’intervention et de recherche encore en construction, qui voit cohabiter plusieurs défi nitions. On peut néanmoins énoncer certains principes communs à ces diverses approches. D’abord, dans la conception restaurative, la justice n’a pas pour fonction de punir, de traiter ou de protéger mais de (faire) réparer ou compenser le plus possible les préjudices causés par un délit. Tout délit entraîne des dommages et des souffrances, non seulement pour la victime directe, mais aussi pour sa famille, son entourage… La société, la collectivité souffrent également de l’occurrence de ce délit, dans la mesure où celui-ci érode le lien social et la confi ance des citoyens entre eux, mais aussi en la loi et l’assurance qu’elle soit respectée. L’objectif de la justice doit être de réparer les souffrances et dommages causés par le délit, le lien social, mais également de rétablir la confi ance en la loi et en une société sûre et respectueuse des droits.
Comment propose-t-elle d’y parvenir, concrètement ?
Les rencontres entre victimes et délinquants sont au centre de la pratique. Elles peuvent aboutir à une délibération et potentiellement à un accord sur la façon de réparer ou compenser les dommages causés à la victime et à la collectivité. Ce processus est bien plus restauratif pour la victime, pour la collectivité et pour l’auteur de l’acte que si l’on imposait simplement à ce dernier une sanction judiciaire, c’est démontré par une série encore croissante de recherches empiriques. Cela s’explique assez simplement : ces rencontres permettent un exposé approfondi de la souffrance vécue et conduisent plus facilement à l’expression authentique d’un remord, de compassion, d’excuses et de pardon que le cadre d’un procès pénal. Quand on interroge les victimes ayant participé à des médiations ou à des conférences restauratives, on constate que la très grande majorité attache beaucoup plus d’importance au dialogue, à la compréhension, au fait de constater que l’auteur de l’infraction est embarrassé, qu’il se sent coupable et qu’il est prêt à réparer ce qu’il a fait, plutôt qu’au dédommagement ou aux sanctions qui peuvent être décidés.
Vous évoquiez l’existence de plusieurs courants au sein de la justice restaurative. Quels sont-ils et en quoi divergent-ils ?
On peut distinguer deux grandes conceptions de la justice restaurative. La première, dite minimaliste ou diversionniste, insiste sur le processus d’échange entre victime et auteur, qui doit avoir lieu en marge de la procédure, parfois sous mandat judiciaire, parfois en dehors du circuit pénal classique. S’il n’y a pas de délibération satisfaisante possible, la démarche a atteint ses limites et le processus est interrompu, la justice pénale prenant le relais. Dans une deuxième conception, dite maximaliste, la justice restaurative ne s’arrête pas dès que les rencontres volontaires s’avèrent impossibles ou insatisfaisantes, car plus que le processus, c’est l’objectif de réparation des préjudices qu’elle érige en priorité. En cas d’échec des délibérations, cette deuxième optique envisage le recours à des obligations prononcées par la justice classique en vue de réparations ou de compensations partielles. Ces sanctions judiciaires n’offrent pas le même calibre restauratif, dans la mesure où la médiation a échoué et qu’elles ont dû être imposées par un juge, mais la portée de la réparation ne se réduit pas au tout ou rien. Il faut accepter qu’il y ait des nuances, des degrés de réparation. La vision maximaliste prolonge donc l’objectif réparateur jusque dans la justice criminelle elle-même, et pénètre la sanction judiciaire. Selon cette vision, on serait dans un système restauratif si tous les parquets et tous les magistrats, après avoir constaté le délit, se posaient cette question : « Qui souffre ici et comment peut-on faire pour réduire ou amenuiser la souffrance ? » La différence avec la justice actuelle est que l’intervention judiciaire vise en priorité à réparer le préjudice de la victime et de la vie sociale, pas à infliger une peine à l’auteur.
En quoi consisterait une « sanction restaurative » ?
Les travaux d’intérêt général, par exemple, ont une dimension restaurative, dans la mesure où ils permettent à l’auteur de l’infraction d’offrir une compensation, en travaillant pour le bien commun dans les hôpitaux, les cantines scolaires, etc. Une sanction restaurative est une sanction constructive, au service de la qualité de la vie sociale. L’approche punitive essaye de rétablir l’équilibre social dans une démarche de vengeance en infligeant au délinquant, par la punition, une souffrance qu’on suppose proportionnelle à la gravité de son délit. Le taux de souffrance est doublé. La JR tente plutôt de rétablir l’équilibre en s’efforçant de réduire ou même de réparer le préjudice subi. Au lieu de doubler la souffrance totale, on essaie de la diminuer. Et on compte sur l’auteur de la transgression pour contribuer activement et de façon significative à cette diminution, à la réparation des préjudices individuels, relationnels et sociaux causés par sa conduite. Au lieu de mériter une punition proportionnelle à son acte, le délinquant doit faire un effort proportionnel pour contribuer à cette réparation. C’est une grande différence avec la justice pénale classique, dans laquelle l’auteur est passif : il se voit confronté à sa responsabilité par le système et est soumis par la justice aux conséquences de son comportement. La justice punitive fait payer le délinquant. La justice restaurative le fait aussi, mais dans un sens plus constructif.
La prison fait-elle partie de la palette de sanctions restauratives ?
Il faut parfois enfermer les gens pour préserver la sécurité publique. Mais la mission de la justice ne s’arrête pas une fois qu’on a enfermé le meurtrier ; elle ne fait que commencer. Ce qui va être mis en place à partir de là est essentiel et la justice restaurative a un rôle à jouer, y compris en prison. Cependant, la justice pénale traditionnelle envoie beaucoup trop de personnes en prison. Souvent, une simple réponse restaurative aurait été bien plus bénéfique pour le délinquant et pour la société, dans la mesure où la prison aggrave les choses et que beaucoup ressortent de prison plus ancrés dans la délinquance qu’ils ne l’étaient en y entrant.
Mais alors pourquoi continue-t-on à enfermer, à votre avis ?
Une majorité de professionnels et de la population présume qu’une réaction punitive à la délinquance est indispensable, comme si c’était une loi naturelle : il faudrait nécessairement punir pour dissuader. Ce n’est pourtant pas évident. Il n’y a qu’à voir les taux de récidive après une peine de prison pour s’en convaincre ! Malgré tout, on a du mal à s’imaginer qu’une réponse non punitive puisse avoir une intensité dissuasive supérieure ou égale à la punition. C’est pourtant le cas. Dans la pratique, on constate que de nombreux jeunes, confrontés à leurs victimes, comprennent que ce qu’ils ont fait est mal, beaucoup plus que s’ils passaient directement devant un tribunal.
Cela suffit-il à résoudre le problème ?
Pas toujours, malheureusement : même s’ils ont été très impliqués dans la mesure restaurative, ces jeunes finissent par se retrouver à nouveau confrontés aux mêmes conditions de vie, dans les mêmes quartiers, avec les mêmes copains, les mêmes familles une fois le processus terminé. Nous avons été assez naïfs pour croire qu’une rencontre de quatre heures suffisait à changer complètement une vie qui allait mal parfois dès la naissance. En réalité, la rencontre restaurative doit être complétée non seulement par l’exécution des sanctions qui ont été conclues, mais aussi par un suivi, un accompagnement social global. Il faut associer restauratif et réhabilitatif.
Dans cette optique, quel est le rôle de l’institution judiciaire ?
Elle a d’abord le rôle de constater qu’un délit a été commis, d’établir la culpabilité et de définir la responsabilité du délinquant. À partir de là, le parquet doit donner l’occasion à des organismes de tenter une médiation entre les victimes et les délinquants, comme c’est le cas en Belgique par exemple pour les mineurs. Si le parquet veut poursuivre le délinquant devant le tribunal sans médiation, il doit le justifier et expliquer pourquoi il n’a pas envisagé cette possibilité. Si le dossier est transmis au juge, ce dernier a là encore la possibilité de proposer une médiation. Le juge conserve alors un rôle de supervision : il contrôle que tout le monde a bien eu le droit de s’exprimer et que l’accord reste légal. Il peut aussi compléter l’accord : dans la pratique, on constate que les échanges portent surtout sur les dommages et souffrances de la victime et que la dimension publique est facilement oubliée. Le juge peut donc ajouter des obligations au service de la communauté et de l’intérêt général par exemple.
Que deviennent les avocats ?
Le droit à la défense légale est important. Le problème, dans le système actuel, c’est que les avocats sont entraînés à gagner des guerres, alors qu’ils devraient surtout avoir le souci de faire la paix. Finalement, vous vous rendez compte que les deux systèmes, punitif et réparatif, reposent sur des fondements comparables : un système spécialisé dans le traitement des crimes et délits, avec des avocats, des juges, qui doivent continuer d’avoir un pouvoir coercitif… Tout cela reste en place. Ce sont les buts qui sont différents.
La médiation pénale s’est développée en France dans les années 1990 et correspond à une approche diversionniste de la justice restaurative. Depuis 2010, une nouvelle approche se développe, que ses promoteurs qualifient de « complémentaire » à la justice punitive, et se pratique essentiellement de façon post-sentencielle. Que pensez-vous de cette justice restaurative version française ?
Le problème avec cette approche est qu’elle cantonne la justice restaurative à la marge du système pénal et laisse ce système, lui-même très problématique, hors de sa visière. Dans la pratique, on constate que l’optique diversionniste mène à une sorte de bifurcation de la réponse à la délinquance. Cela pose deux problèmes : d’abord, une sélection sociale se produit. On observe dans les pays qui ont adopté cette approche que les délinquants de classe moyenne, considérés comme plus « récupérables », plus « raisonnables », plus « capables » de négocier profitent davantage de la voie restaurative, alors que les autres délinquants continuent à être renvoyés vers les procédures punitives. Ensuite, le système pénal se décharge des cas considérés comme moins graves pour les renvoyer vers le restauratif, et se concentre sur ce qui dans le système est considéré comme la vraie criminalité sérieuse.
C’est plutôt positif, de retirer les petits délits du champ de la justice pénale, non ?
Ça l’est, mais c’est sans considérer l’une des conséquences de cette bifurcation : le risque d’exclure les victimes de crimes sérieux du processus de justice restaurative, alors que ce sont celles qui souffrent probablement le plus et pourraient en profiter le plus.
Si la justice restaurative s’inscrit en complément du système pénal et que les rencontres se font aussi en post-sentenciel, ces personnes pourront encore en bénéficier…
Très certainement. Mais le problème avec cette vision complémentaire, c’est que le système punitif actuel reste en place, avec tous ses dysfonctionnements, et surtout le suremploi de l’incarcération. Cette vision ne permet pas de remettre en cause le système actuel et sa présomption punitive, et réduit la justice restaurative à une sorte d’ornement, un accessoire très bénéfique pour la minorité qui en profitera mais qui ne changera rien à l’expérience de la justice de la majorité. Dans sa version maximaliste, la justice restaurative est une alternative à part entière à la justice afflictive, et remplace l’apriorisme actuel qui postule qu’un délit doit être puni, au profit d’une justice dont l’objectif principal est la réparation de la conséquence des délits.
Des chercheurs du domaine considèrent que ce projet est irréaliste. Que leur répondez- vous ?
Tout comme la justice des mineurs ne s’est pas faite en un jour, on ne passera pas au paradigme restauratif en un claquement de doigts. La justice punitive existe depuis des siècles, et se présente comme une institution indispensable pour maintenir l’ordre public tout en prenant en compte les droits des citoyens. Si ce système fonctionnait bien, il n’y aurait aucune raison de réfléchir à autre chose. Mais il ne fonctionne pas. La justice pénale se trouve face à une crise de légitimité, tant sur le plan pratique, empirique, que dogmatique. Toutes les grandes traditions éthiques et spirituelles condamnent l’infliction intentionnelle de souffrances à autrui. D’un point de vue pratique, la recherche a démontré clairement que l’existence et l’application d’un droit punissant ne produit pas de résultats positifs systématiques. Bien au contraire. L’accent trop unilatéral sur la répression conduit surtout à plus de coûts humains et financiers, plus d’exclusion sociale, plus d’amertume, moins d’éthique, moins de sécurité et une moins bonne qualité de vie sociale. Le discours et le fonctionnement complet de la justice pénale actuelle montrent de graves défauts de conception. Il faut le refonder et tendre vers le modèle restauratif, même si l’atteindre complètement un jour peut sembler relever de l’utopie.
Propos recueillis par Laure Anelli