La prison fonctionne à la fois comme sanction de la pauvreté, source de paupérisation et entrave à la réinsertion à la sortie : tel est le sombre constat dressé par un récent rapport d’enquête publié par Emmaüs-France et le Secours catholique. S’appuyant sur la parole de nombreuses personnes détenues, il explore les liens qu’entretiennent prison et précarité, et propose un certain nombre d’actions concrètes pour « sortir du cercle vicieux ».
Explorer « les manières dont les liens entre prison et pauvreté se construisent et s’alimentent » : c’est tout l’objet de l’enquête menée durant deux ans par Emmaüs-France et le Secours catholique, dont les résultats ont été publiés le 11 octobre dernier(1). Si le constat de relations étroites entre l’une et l’autre relève de l’évidence pour quiconque s’intéresse de près ou de loin à l’univers carcéral, celles-ci restent peu documentées. Aussi, « traité à la marge », ce problème « se fond dans les interstices des politiques publiques, oublié à la fois des politiques pénales et des politiques publiques de lutte contre la précarité », dénoncent les deux associations. L’enjeu était donc double : pointer et disséquer le cercle vicieux prison-pauvreté, pour mieux tenter de l’enrayer à travers vingt-cinq propositions.
Réalisée par questionnaires et par entretiens, cette enquête a recueilli les réponses de 1119 personnes détenues dans 71 établissements pénitentiaires et les témoignages de 41 autres personnes passées par la prison. Un échantillon conséquent, qui n’est toutefois pas parfaitement représentatif de la population carcérale, comme le soulignent d’ailleurs les auteurs de l’étude. Ainsi la part de répondants dépourvus de diplômes s’élève à 35 % dans l’enquête Emmaüs, quand la direction de l’administration pénitentiaire évalue cette part à 53 %. Autre hiatus: 39 % des répondants à l’enquête ont déclaré avoir un emploi au cours de leur incarcération, contre 29 % en population carcérale générale selon les données de l’Administration pénitentiaire. Bien conscients des limites des données produites, Emmaüs et le Secours catholique font d’ailleurs de la nécessité que soient récoltées annuellement des « données statistiques exhaustives relatives aux pauvretés vécues avant, pendant et après la détention » leur première recommandation. Pour autant, cette enquête n’en reste pas moins essentielle en ce qu’elle permet de dresser un constat majeur, et ce, en donnant toute sa place à la parole des premiers concernés : « La prison fonctionne comme un mode de gestion de la pauvreté situé à l’abri des regards. »
La prison, peine des pauvres
« C’est la précarité qui remplit les prisons. Moi j’en ai croisé beaucoup en promenade. Ce sont des voleurs, des sans-papiers, des mules, ces gens qui transportent de la drogue parce qu’ils n’ont pas d’argent »(2), témoigne l’une des personnes interrogées. Une observation confirmée par le rapport, qui dresse le constat d’une surreprésentation des personnes précaires en détention. De fait, 15 % des répondants à l’enquête déclarent avoir été dépourvus de ressources financières avant leur entrée en prison, tandis que près d’un quart déclarait avoir pour ressource principale une prestation sociale. Et pour cause : « Seule la moitié des hommes et femmes de l’échantillon étaient en situation d’emploi avant leur incarcération, tandis que les deux tiers de la population française le sont », souligne le rapport. Et quand 75 % des Français en emploi bénéficient d’un contrat à durée indéterminée (CDI), seuls 45 % des détenus qui travaillaient avant leur entrée en détention relevaient de ce statut. Les associations observent également que les personnes occupaient fréquemment des emplois « peu valorisés socialement », relevant une surreprésentation des ouvriers (39 % contre 20 % en population générale). Conséquemment, les personnes vivent généralement dans des conditions plus précaires que le reste de la population : 28 % des individus étaient hébergés chez des proches, 4 % en foyer et 8 % se trouvaient sans hébergement( 3).
Cette surreprésentation des plus précaires en prison s’explique en grande partie par le traitement différencié de la justice à leur égard rappelle le rapport, pointant « le rôle de la justice pénale dans le processus de criminalisation de la misère » : faute de garanties de représentation suffisantes, être sans domicile fixe multiplie par cinq le risque d’être placé en détention provisoire et par trois celui d’être jugé en comparution immédiate, ont démontré les sociologues Jean-Noël Retière et Virginie Gautron(4). Or, « offrant des conditions de jugement moins favorables (procédures d’enquête très rapides laissant peu de temps aux personnes mises en cause pour préparer leur défense, temps d’audience très courts), les comparutions immédiates sont particulièrement pourvoyeuses d’incarcération » : toutes choses égales par ailleurs, le fait d’être jugé en comparution immédiate multiplie par huit la probabilité d’une condamnation à un emprisonnement ferme. Emmaüs et le Secours catholique appellent donc à « refondre en profondeur la procédure de comparution immédiate », « augmenter les moyens alloués aux juridictions » et « développer massivement les alternatives ».
La prison appauvrit
Deuxième constat dressé par ce rapport : qu’elles soient ou non précaires à l’entrée en détention, la prison appauvrit les personnes qui passent entre ses murs et plonge les plus démunies dans une extrême pauvreté. Ainsi, si 45 % des personnes interrogées estimaient être en situation de pauvreté avant leur incarcération, cette proportion s’élève à 70 % au cours de la détention. Concrètement, près d’un tiers des répondants vivent avec moins de 20 euros par mois – somme qui correspond à l’aide versée par l’administration aux plus démunis –, tandis que 16 % n’ont aucune ressource, car ne répondant pas (encore) aux critères d’octroi de l’aide d’indigence (lire page 15). Si un tiers reçoivent de l’aide de leurs proches par le biais de mandats et 38 % déclarent percevoir un salaire en détention, les ressources dont disposent les détenus sont souvent « insuffisantes pour couvrir les frais inhérents à la détention et les charges extérieures qui s’imposent à eux ».
Car contrairement à une croyance répandue, les personnes détenues paient – et souvent plus cher qu’à l’extérieur – nombre de biens et services élémentaires. « Tout s’achète en détention, résume une personne détenue. Vous avez besoin d’acheter les produits d’hygiène(5), pour nettoyer les cellules, pour téléphoner(6). (…) Et même, en centre de détention, il faut payer aussi pour la machine à laver. » Même ceux qui ont la chance de travailler en prison peinent à vivre décemment, tant ils sont mal rémunérés : « Je gagne 200 euros par mois en travaillant 35 heures par semaine. Je dois payer le frigo et la TV. Les deux, c’est 20 euros environ. Plus ils prennent 20 euros pour les parties civiles. Je mets 20 euros dans [le téléphone] pour le mois. Il reste plus que 140 euros pour manger, les produits d’entretiens, les timbres, etc. Ça part vite ! », détaille une personne interrogée.
Ces dépenses inhérentes à la vie en prison « ne sont cependant pas les seules charges imputables aux personnes incarcérées. Ces dernières sont également bien souvent redevables de charges fixes hors de la détention : loyers, crédits, factures diverses, pensions alimentaires, dettes pénales et éventuellement famille sans ressources dont il faut subvenir aux besoins », rappellent les deux associations. Tous postes de dépenses confondus, les personnes interrogées estiment qu’il faut entre 300 et 800 euros mensuels pour vivre décemment en prison. Aussi, le rapport souligne que les dettes de justice (amendes, indemnités parties civiles) « représentent parfois un fardeau impossible à assumer ». « [Le travail] est très mal payé selon les travaux. L’aide aux indigents est très insuffisante. Comment faire quand on a une grosse somme de parties civiles à payer et qu’on est mal payé ? J’en ai jusqu’à ma mort pour payer les parties civiles. Quand je sortirai et que je serai libre, je serai sans ressources. J’aurai du travail mais où je serai hébergé ? Il me faudra un centre d’hébergement ou je serai à la rue, et travailler pour payer ce que je dois », confie un répondant.
Au total, deux tiers des enquêtés indiquent se trouver en situation d’endettement. Aussi, « l’inadéquation entre les ressources économiques des personnes détenues et les coûts et charges qui s’imposent à elles dégrade considérablement leur situation et hypothèque parfois leur réinsertion à la sortie de prison », pointe le rapport. « Pour ma part, cela fait quinze ans que je suis incarcéré et j’ai même pas 1 000 euros de côté pour dehors car j’arrive pas à m’en sortir (…). J’aimerais gagner plus pour payer mes parties civiles et mettre un peu de côté pour dehors, pour le permis, l’appart, etc. Ce n’est pas normal qu’ils ne nous mettent pas dans les meilleures conditions pour notre sortie afin de ne pas récidiver », illustre une personne détenue.
À la sortie, précarité accrue
Dans ces conditions, la perspective de la sortie de prison suscite parfois plus d’appréhension que de soulagement. « J’ai peur d’être libéré et de me retrouver SDF. J’ai peur d’être libéré et encore une fois de retomber à Fleury parce que je suis à la rue, sans occupation, travail ni stabilité et équilibre », confie un répondant.
Et pour cause : sur le front de l’emploi d’abord, la prison « détériore la situation professionnelle des personnes détenues et contribue à éloigner une majorité d’entre elles du marché de l’emploi ». Une période d’incarcération – même courte – peut entraîner la perte d’un contrat pour ceux qui en avaient un. Quant aux autres, « l’insuffisance de l’offre de travail et de formation professionnelle au cours de la détention ne permet pas de combler les carences scolaires, professionnelles et sociales préexistantes à l’incarcération », pointe le rapport. Le « trou » sur le CV et la mention au casier judiciaire entravent encore l’accès au marché de l’emploi. Peu connues, les procédures « d’effacement » de casier nécessitent d’être accompagné par un avocat, « ce qui occasionne des frais parfois insurmontables », relèvent Emmaüs-France et le Secours catholique.
Quant au logement, alors que les personnes vivaient dans des conditions souvent plus précaires que le reste de la population avant leur incarcération, « cette situation se détériore encore à la sortie de prison », soulignent les associations. Ainsi, 36 % seulement des personnes qui étaient locataires parviennent à conserver leur logement, et un peu plus d’une sur deux reste propriétaire. Pire, 62 % des répondants déclarent se trouver sans solution pérenne et autonome de logement à la sortie : 36 % envisagent d’être hébergés par des proches à leur libération (contre 27 % à l’entrée en prison), quand plus d’une personne sur quatre dit se retrouver sans solution d’hébergement (26 % contre 8 % à l’entrée en détention), ce qui fait dire aux associations que la prison « fabrique du sans-abrisme ».
« On pense beaucoup à ce qu’on va faire à la sortie, mais quand on sort c’est encore plus dur que quand on est rentrés (…) Comme moi, je ne suis pas sorti avec une montagne d’argent, mais je dois payer plein de choses. (…) On doit tout refaire. Avant peut-être qu’on avait plusieurs choses, appartement, copine, maison tout ça, tout plein de choses. Quand on ressort, en général, la plupart des gens ils ont plus rien. Et la plupart des gens que j’ai connus, la première année à l’extérieur, elle a été glissante. Parce que la première année à l’extérieur, elle est super dure et y’en a plein qui craquent », témoigne une personne récemment sortie de prison. « Le plus difficile est de ne pas pouvoir subvenir à mes besoins, d’être en situation de surendettement. De ne pas pouvoir payer en temps et heure mes factures (loyer, eau, électricité, etc.), de devoir accepter un logement pas adapté. Ne pas pouvoir concrétiser mon permis de conduire (coût exorbitant). Ne pas avoir de vie sociale », confie une autre. Ainsi, les premiers mois qui suivent la sortie sont particulièrement difficiles, ce d’autant plus que la préparation est souvent inexistante : deux tiers des personnes libérées en 2016 l’ont été sans aménagement, ce taux atteignant 86 % pour les personnes condamnées à des peines de moins de six mois(7), relève le rapport. « Ma sortie n’est pas bien préparée, je vais sortir à vif, sans rien, logement, argent, carte d’identité », témoigne ainsi une personne. Or, « cette impréparation expose les personnes concernées à une grande vulnérabilité à leur sortie de prison », d’autant plus que celles-ci « sont souvent démunies des ressources pour faire valoir [leurs droits] : méconnaissance des démarches, illettrisme qui entrave la compréhension des documents, délais d’attente trop longs dans une situation d’absence totale de ressources économiques etc. ». Aussi, « l’impréparation de la sortie et l’absence de progressivité du retour en société exposent les personnes détenues – et particulièrement les plus précaires d’entre elles – à des contraintes majeures qui les empêchent bien souvent de se (ré)insérer pleinement. Aggravant leur situation de pauvreté, elles créent de facto des conditions propices à la réitération d’infractions », concluent les associations, qui font de la nécessité de renforcer les mécanismes d’accès aux droits en détention, de mobiliser un accompagnement social global tout au long de la peine et de développer les aménagements de peine quelques-unes de leurs ultimes recommandations.
Par Laure Anelli
Première solution : le travail
Première revendication des personnes détenues pour améliorer leur situation : le travail. Il faut « développer massivement l’offre de postes », plaident à leur côté les associations, en prêtant une « attention particulière à la dimension qualitative des tâches proposées afin que le travail soit valorisant et permette d’acquérir des compétences utiles à la réinsertion », précisent-elles. Elles appellent également à « rapprocher la rémunération minimale de celle de l’extérieur à tâche équivalente », et à « garantir une meilleure protection sociale des travailleurs ». En outre, elles préconisent de développer la formation professionnelle, qui « doit être qualifiante, correspondre aux offres d’emploi à l’extérieur et être rémunérée ».
Précarité affective et isolement
« La précarisation en détention n’est pas seulement économique. Nombre de personnes détenues évoquent l’appauvrissement social et psychologique que génèrent les conditions de leur incarcération », pointent Emmaüs-France et le Secours catholique. Une situation qui souvent précède l’incarcération : l’enquête réalisée par les associations fait apparaître qu’une très grande majorité de personnes détenues étaient seules avant la détention, 45% étant célibataires, 13 % divorcées et 7 % séparées. Seul un tiers d’entre elles déclarent être en couple, contre près de 60% de la population générale d’après l’Insee. Des tendances qui « s’inscrivent dans le sens des observations réalisées par l’Insee en 1999 », qui révélaient que les personnes détenues connaissaient plus de recompositions familiales au cours de leur vie que la moyenne*. Nombre d’entre elles ont aussi connu des ruptures affectives dans l’enfance. D’après les statistiques nationales portant sur les personnes sorties de détention en 2016, 7 % des personnes détenues ont vécu une perte ou séparation durant l’enfance. En outre, 3 % ont subi des situations de maltraitance**. Pour les associations, « cette instabilité relationnelle ou familiale représente un facteur de précarité supplémentaire pour les personnes détenues », au sens où « l’absence de liens familiaux ou amicaux durables les prive d’un soutien matériel et financier, mais également d’un soutien moral jugé primordial par les détenus », au cours de la détention comme à la sortie. Cette précarité affective est en outre renforcée par l’emprisonnement. Concrètement, moins d’une personne sur deux reçoit des visites de membres de sa famille au cours de la détention (45 %). 40 % des détenus ne reçoivent aucune visite. 26 % n’ont même aucun contact téléphonique ou épistolaire. Sur une échelle graduée de un à dix représentant leur degré de solitude, près d’un quart des personnes interrogées estiment se situer au niveau le plus isolé. « Il y a des pauvretés qui ne sont pas prises en compte […] Celle qui me touche le plus est la solitude, confie une personne détenue. J’ai fait une demande de visiteur de prison en arrivant ici… Voilà plus de quatre ans. […] Depuis le décès du dernier membre de ma famille avec qui j’avais quelques contacts, il y a presque deux ans, je n’ai plus aucun contact avec l’extérieur. »
* Francine Cassan et France-Line Mary-Portas, « Précocité et instabilité familiale des hommes détenus », Cesdip, Insee, Insee première n° 828, 2002.
** Ministère de la Justice, « Mesurer et comprendre les déterminants de la récidive des sortants de prison », Infostat Justice n° 183, juillet 2021.
(1) « Au dernier barreau de l’échelle sociale : la prison », rapport publié par Emmaüs-France et le Secours catholique, octobre 2021.
(2) Toutes les citations sont extraites du rapport « Au dernier barreau de l’échelle sociale : la prison ».
(3) Part évaluée à 9% par le Conseil économique, social et environnemental (Cese), « La réinsertion des personnes détenues : l’affaire de tous et toutes », novembre 2019.
(4) Virginie Gautron, Jean-Noël Retière, « Des destinées judiciaires pénalement et socialement marquées », in Danet J. (coord.), La réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
(5) L’administration fournit seulement un flacon de 120ml d’eau de Javel tous les quinze jours aux personnes détenues, qui doivent donc cantiner pour le reste.
(6) Il faut compter 10 € pour une heure d’appel vers un portable ou deux heures dix vers un fixe.
(7) Ministère de la Justice, « Mesurer et comprendre les déterminants de la récidive des sortants de prison », Infostat Justice n° 183, juillet 2021.