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Radicalisation en prison : une question prise à l’envers ?

Les annonces précipitées pour lutter contre la radicalisation islamiste ont tout des réponses simplistes et contreproductives avancées en matière de sécurité publique. Elles omettent aussi d’interroger l’emprisonnement comme facteur aggravant des exclusions sociales et des phénomènes de violence en général. L’administration pénitentiaire tente désormais de donner un contenu à l’option du regroupement des détenus « radicalisés » sur la base de l’expérience de Fresnes indûment érigée en modèle.

Une fois encore, le Premier ministre a fait de la communication, en annonçant, seulement quatre jours après les actes terroristes des 7 au 9 janvier, des mesures destinées à lutter contre le radicalisme islamiste.

Unités de détention pour « radicaux »

Cinq quartiers spécifiques pour des «détenus considérés comme radicalisés » seront créés avant la fin de l’année « sur la base de l’expérience menée à la prison de Fresnes », a annoncé Manuel Valls le 13 janvier (1). La base en question s’avère pourtant chancelante, « pas un modèle à suivre » conclut un rapport de l’Inspection des services pénitentiaires (ISP) (2). Le chercheur Farhad Khosrokhavar avait déjà pointé les effets pervers de la surveillance spéciale des islamistes par l’administration pénitentiaire. Elle peut « provoquer, en retour, ce que l’on appelle la prophétie auto-réalisatrice, le soupçon de radicalisme pouvant finir par pousser certains dans cette voie. A un moment donné, certains d’entre eux peuvent trouver dans ce soupçon à leur endroit la preuve du caractère anti-islamique de la société, y trouvant une raison de déclarer la violence comme seul moyen légitime d’y riposter. (3) » Pourquoi le directeur de Fresnes a-t-il dès lors décidé qu’il fallait non plus seulement assurer une surveillance spéciale, mais en sus regrouper les détenus suspectés ? La réponse à cette question ne figure « dans aucun document de l’établissement », souligne le rapport d’inspection. Et d’ajouter : « A la logique d’éparpillement qui était la règle jusque-là, s’est substituée une logique de regroupement, sans qu’une analyse particulière de type avantages/inconvénients/bénéfices attendus/faisabilité n’ait été réellement menée et justifie cette nouvelle approche. » Devant l’Assemblée nationale, Christiane Taubira a répondu le 24 mars à une question sur les critiques de l’ISP. Elle reconnaît les limites de l’expérimentation de Fresnes, mais affirme ensuite : « Le rapport montre surtout que le niveau de tension a baissé dans l’établissement. » En réalité, l’Inspection indique, sur la base d’échanges avec plusieurs interlocuteurs, que la « réorganisation des affectations semble bénéfique à l’ambiance » au sein de la prison. Mais elle ajoute aussitôt : « Toutefois, faute d’un dispositif d’évaluation et d’indicateurs, il est impossible d’évaluer objectivement l’influence de la création de l’unité de prévention du prosélytisme sur le climat en détention. »

Des crédits réorientés

Autre annonce du Gouvernement: le renforcement du Renseignement pénitentiaire. Structuré en trois niveaux (administration centrale, directions interrégionales, réseau de personnels dans les établissements), il compte « environ 70 équivalents temps plein », indique le responsable de l’état-major de la sécurité (4). Et d’ajouter : « Nous allons en quelques mois doubler cet effectif. » Au total, le plan de lutte contre la radicalisation prévoit 483 créations d’emplois pénitentiaires en trois ans et des crédits à hauteur de 80 millions d’euros. Sans minimiser le phénomène, l’on peut tout de même s’interroger sur l’ampleur des moyens dégagés. D’autant que ces investissements devront bien entendu être compensés « par des économies sur l’ensemble du champ de la dépense publique », a précisé le Premier ministre. Le public visé au départ représente 172 personnes incarcérées pour des faits liés à l’islam radical (5) (quand la France compte 66 270 détenus au 1er janvier 2015). Notons au passage que 145 d’entre eux (84 %) sont en détention provisoire, donc non condamnés définitivement, soit présumés innocents. En outre, les mesures conçues pour eux vont inévitablement s’appliquer à d’autres. Les moyens dégagés pour l’AP lui serviront ainsi à « densifier le réseau du renseignement pénitentiaire, se doter d’outils rénovés en matière de renseignement, mieux exercer la veille sur les réseaux sociaux, mieux canaliser les outils informatiques utilisés par les détenus (6) », annonce la directrice de l’administration. L’AP compte aussi se doter de « brouilleurs d’ondes de téléphones portables “nouvelle génération” (7) ». Pour empiler de nouvelles techniques de sécurité et de surveillance, les fonds ne manquent jamais…

Des critères de détection douteux

Le bureau national du renseignement pénitentiaire a élaboré plusieurs versions d’une «grille de détection des comportements radicaux». Une première en 2005, une seconde en 2009, mise en œuvre en 2010, une troisième « récemment, à l’aune des observations de M. Khoroskhavar », indiquent les responsables de l’AP (8). Les travaux de ce chercheur montrent en effet que surveillance spéciale mise en place ces dernières années a eu au moins un e et sur le comportement des extrémistes: ils dissimulent désormais leur foi, ne cherchent plus à constituer ou à participer à des réseaux jihadistes, refusent les contacts avec les aumôniers musulmans, ne pratiquent pas de prosélytisme à l’égard des autres détenus mais s’allient à un ou deux complices, etc. (9) A Fresnes, il apparaît que cette grille n’est pas utilisée, les personnels pénitentiaires la jugeant « trop développée et complexe à renseigner, préférant opter pour le CEL [cahier électronique de liaison, base de données partagée] et sa forme de “libre expression” ». Rappelons que cette grille comporte 38 items auxquels il faut répondre par oui, non, ou « ne sait pas ». Son utilisation apparaît surtout inutile au personnel de Fresnes, au vu du critère d’affectation retenu pour un placement dans l’unité de prévention du prosélytisme, qui ne s’embarrasse pas d’une quelconque finesse d’appréciation. Sont concernées toutes les personnes écrouées pour organisation ou participation à « une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme, en lien avec une pratique radicale islamiste ». Quelques absurdités en découlent, relevées par les inspecteurs. L’un des 22 détenus placés dans l’unité s’avère fermement opposé à adopter les règles de vie des autres. Déclarant vouloir fumer, « regarder tous les programmes de télévision y compris ceux présentant des images de corps dénudés, écouter tout type de musique », il a dû être changé de cellule à plusieurs reprises. A l’inverse, il a été découvert dans la cellule de deux détenus écroués pour des faits de droit commun, donc ne relevant pas du critère de placement dans l’unité, un document de 150 pages « évoquant la création de l’Etat islamique » et contenant des photos de Syrie, ce qui n’a pas déclenché de « dispositif de surveillance ou de suivi spécifique » (10). Enfin, des exceptions sont pratiquées : il a été fait le choix de ne pas affecter dans l’unité deux personnes détenues répondant au critère judiciaire retenu, mais « réputées comme les plus nocives, leur capacité de leadership sur le groupe étant considérée comme un facteur à haut risque ». C’est ainsi que le dispositif de prévention du prosélytisme ne s’applique pas aux plus… prosélytes.

Regrouper, pour quoi faire ?

L’expérimentation de Fresnes avait pour seul objectif de faciliter la surveillance des détenus « radicalisés » et de mettre n aux pressions qu’ils exerceraient sur les autres. « Un choix de police intérieure », commente Isabelle Gorce. S’ils n’ont pas le droit d’aller en promenade ou sur les terrains de sport extérieurs avec les autres détenus, c’est parce qu’il s’agit « de lieux incontrôlables de par le positionnement des personnels de surveillance » (ils n’y vont pas), où il est impossible « d’écouter les conversations des uns et des autres » (11). En revanche, ils sont admis à participer aux autres activités (travail, salle de sport…) qui se déroulent dans des espaces plus réduits et en présence d’un surveillant. Tout voir, tout savoir, pour que l’ordre règne en détention. Si le phénomène de la radicalisation n’a jusqu’à présent « pas été traité comme un problème particulier» par l’AP, explique sa directrice, c’est d’ailleurs parce que « les détenus fondamentalistes ne recherchent plus de relation conflictuelle avec l’institution. Ils se comportent de façon beaucoup plus discrète, donc nous n’avons pas de problème majeur de discipline de ce fait. » L’AP n’avait donc pas encore intégré qu’elle avait d’autres missions que la discipline carcérale, telles que la préparation de la sortie et la prévention de la récidive. En toute cohérence, « aucun début de prise en charge particulière n’a accompagné les personnes détenues » regroupées dans l’unité, regrettent les inspecteurs. La directrice de l’AP l’explique clairement : « Nous n’avons pas d’expérience de “déradicalisation”, nous ne faisons que commencer à travailler sur ces questions. » Avec pour projet de créer, à l’instar de plusieurs pays européens, des programmes ou tout au moins des « prises en charge qui permettent d’interroger [les détenus concernés] sur les choix qu’ils sont en train de faire, de créer du contre-discours ». Avec l’aide de l’Association française des victimes de terrorisme, la DAP étudie notamment « ce que font les Anglais, qui n’hésitent pas à travailler avec d’anciens terroristes pour accrocher les détenus qui se sont radicalisés » (12). Une perspective intéressante, mais pour tous les détenus, que celle d’être suivis par des personnes ayant autrefois connu la délinquance et l’emprisonnement (cf. expériences de KRIS en Suède et Finlande, ou de User Voice en Angleterre, Dedans-Dehors n° 86 et 85).

Renforcement et professionnalisation des aumôniers

Un vrai problème pointé de toutes parts, le manque d’aumôniers musulmans en détention. Ils ne sont que 182, trois à quatre fois moins que les catholiques, quand 18 000 détenus ont suivi le dernier ramadan. Le gouvernement annonce la création de 60 postes supplémentaires. En fait, il n’existe pas de statut, donc de postes, pour une telle fonction. En juin 2014, les aumôniers musulmans avaient publiquement demandé un statut professionnel, à l’instar des aumôniers militaires et hospitaliers. « Les autres religions ont un budget plus conséquent et des institutions derrière les aumôniers pour leur permettre de faire leur travail de manière convenable, de payer les charges et leur couverture santé. Nous, le CFCM n’a absolument pas les mêmes moyens », explique Hassan El Alaoui Talibi, l’aumônier national. Ainsi, les nouveaux moyens annoncés par Manuel Valls serviront à mieux dédommager « des vacations pour les aumôniers intervenants » (13). Parce que l’Etat est garant, dans des lieux fermés, de l’exercice du droit de culte ? L’administration a surtout « trouvé dans l’aumônier musulman un élément clé de son dispositif de lutte contre la radicalisation », commentent des chercheurs (14). La directrice de l’AP précise en e et vouloir assurer « une meilleure indemnisation » des aumôniers musulmans a n qu’ils augmentent leur temps de présence en détention. Aujourd’hui, ils interviennent « essentiellement le vendredi et sont peu présents le reste de la semaine, principalement pour des raisons de rémunération ». Or, « c’est justement une présence plus conti- nue qui peut nous permettre de créer un contre-discours, éviter que des détenus s’autoproclament imams et prennent l’ascendant sur les autres ». Hassan El Alaoui Talibi proteste pour sa part contre la pression mise sur l’aumônerie musulmane. Avant de passer par la case prison, les personnes radicalisées ont souvent fait face à « un échec scolaire, rappelle- t-il. Met-on en question l’institution scolaire ? Ou l’éducation en foyer par où sont passés Nemmouche et les Kouachi ? […] La responsabilité doit être partagée par tous les acteurs de la société. » Pour certains, le « facteur prison » dans les processus de radicalisation apparaît amplifié.

La prison, facteur de radicalisation ?

De concert, la garde des Sceaux et la directrice de l’administration pénitentiaire rappellent que parmi les 172 personnes détenues pour des faits liés à l’islam radical, seules 21 avaient déjà été incarcérées (15). La première en déduit «que nous devons travailler sur les 86 % qui se radicalisent ailleurs, en particulier sur internet et les réseaux sociaux (16) ». La seconde conclut « qu’il n’y a pas de relation de cause à e et directe entre le fait d’avoir été incarcéré et de se retrouver aujourd’hui en prison pour des faits de terrorisme ». Les auteures d’une étude sur le fait religieux en prison vont dans le même sens, sans en tirer les mêmes conséquences. « Si des phénomènes d’intensification religieuse sont présents» en détention, « ils ne sont pas massifs comme le suggère le ton alarmiste des médias et des pouvoirs publics soucieux de donner des gages en matière sécuritaire ». Ne faut-il pas davantage s’interroger sur ce qui a conduit un Merah ou un Coulibaly en prison et « voir en eux avant tout les enfants de l’accumulation des défaillances des institutions de socialisation (famille, école, travail) et de contrôles (services sociaux, police, renseignements) ? », interrogent-elles. Quant aux formes de « caïdats religieux » et « d’emprise » en détention, ils sont surtout « révélateurs de l’incapacité dans laquelle se trouve l’AP de juguler des phénomènes dont l’islam est loin d’avoir l’exclusive » et de son impuissance « à assurer la protection de ses “usagers”» (17). Dans un contexte de focalisation émotionnelle et politique sur la radicalisation islamiste, l’on oublie qu’un passage en prison a tendance à aggraver, pour tous, les problématiques de violences, d’exclusion sociale et de radicalisation en général. Que les mauvaises rencontres, rapports de domination et menaces diverses sont le lot quotidien de l’ensemble des détenus, certains parvenant à s’en protéger, d’autres non. Que le système carcéral français est profondément dysfonctionnel, tel le dernier maillon d’une chaîne de ratés institutionnels qui caractérise la trajectoire de vie de la majorité des personnes incarcérées.

Sarah Dindo

(1) AFP, dépêches des 13 et 21 janvier.

(2) Inspection des services pénitentiaires, Rapport relatif à l’expérimentation du regroupement de personnes détenues poursuivies pour des infractions de terrorisme en lien avec la pratique d’un islam radical au sein de la maison d’arrêt des hommes de Fresnes, 27/01/2015.

(3) Le fait religieux en prison : configurations, apports, risques, Actes des journées d’études des 28-29 oct. 2013, Travaux et documents n°83, DAP, nov. 2014.

(4) B. Clément-Petremann, auditionné par la commission d’enquête parlementaire sur les filières jihadistes, Assemblée nationale, 9/2/2015.

(5) Commission d’enquête parlementaire, op.cit.

(6) Environ 2 400 détenus possèdent un ordinateur privatif, qu’ils utilisent en

cellule, sans connexion internet.

(7) Isabelle Gorce, auditionnée par la commission d’enquête parlementaire sur les filières jihadistes, 9/2/2015.

(8) Commission d’enquête parlementaire, op.cit.

(9) F. Khosrokhavar, in Travaux et documents n°83, op.cit., nov. 2014.

(10) Inspection des services pénitentiaires, op.cit., 27/01/2015.

(11) Inspection des services pénitentiaires, op.cit.

(12) I. Gorce, audition commission d’enquête parlementaire, op.cit.

(13) www.saphirnews.com, 24/01/2015.

(14) C. Beraud, C. de Galembert, C. Rostaing, « Des aumôniers plus nombreux et plus divers », in Travaux et documents n°83, DAP, nov. 2014.

(15) Isabelle Gorce, audition commission d’enquête parlementaire, op.cit.

(16) Assemblée nationale, 24/03/2015.

(17) C. Beraud, C. de Galembert, C. Rostaing, « La religion en prison au prisme d’une sociologie de l’action », in Travaux et documents n°83, DAP, nov. 2014.


L’unité de Fresnes et ses atteintes au droit

Le rapport de l’Inspection pénitentiaire que s’est procuré l’OIP ne montre pas seulement « un choix peu argumenté et préparé » et « des résultats contrastés au regard des objectifs recherchés ». Il témoigne d’un dispositif bien pensé pour ne pas être juridiquement contestable. Le régime de détention y est le même qu’ailleurs, aucune séparation avec le reste de l’aile n’a été aménagée, aucune grille ni matériel de sécurité spécifique au sein des cellules intégrés. Les détenus ne sont pas à l’isolement, ils peuvent accéder aux activités et à la salle de musculation. Ils ne sont regroupés entre eux que pour la promenade, l’accès à la bibliothèque, aux activités de culte et de sport en extérieur. Dès lors, ces conditions de détention n’apparaissent pas, selon l’Inspection, « susceptibles d’être assimilées à une mesure faisant grief » et seraient donc « insusceptibles de recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif ». Néanmoins, aucun « mécanisme de sortie » de l’unité n’a été prévu. Pour les inspecteurs, la sélection initiale devrait pourtant être « réversible en cas d’erreur manifeste et dès lors que le comportement évolue dans le bon sens ». Le placement dans cette unité laisse notamment craindre des conséquences sur les décisions d’aménagement de peine et les possibilités de réinsertion. Il entraîne aussi pour les proches du détenu l’impossibilité de réserver leurs parloirs au moyen de la borne électronique disponible. Ils ont l’obligation de « passer par le standard téléphonique sans que l’on en connaisse les raisons et les bénéfices attendus ». Un obstacle de taille, l’OIP ayant constaté à plusieurs reprises l’engorgement de cette ligne et les plus grandes difficultés à obtenir un interlocuteur. Quant au droit des détenus à l’exercice de leur culte, les inspecteurs déplorent l’intervention d’un seul aumônier musulman à Fresnes, alors que 1 000 personnes y ont suivi le dernier ramadan.