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Saint-Quentin-Fallavier : retour sur des abus tolérés

Le 4 juillet, l’OIP a rendu public un rapport confidentiel de l’Inspection des services pénitentiaires attestant de maltraitances répétées contre des détenus durant la période 2009-2010. Loin des dérapages accidentels qui peuvent survenir dans un milieu carcéral sous tensions, est décrit un véritable mode de gestion de la détention par l’intimidation et l’abus de la force, mis en place par un chef de détention avec l’aval de sa direction. Des sanctions disciplinaires symboliques prononcées par l’administration pénitentiaire à l’inertie des autorités judiciaires, l’affaire rappelle que tout peut encore arriver en prison.

On dit que « nul n’est au-dessus des lois, je pense que ce n’est pas le cas ici. » C’est en ces termes que Mourad A., détenu au centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier (Isère), alerte l’OIP en février 2010. Et les courriers de s’accumuler, émanant d’une quinzaine de personnes incarcérées. Ils décrivent des faits d’une rare gravité, un véritable système de gestion de la détention par l’intimidation, la violence et autres mesures de rétorsion. Un système organisé par un chef de détention, Monsieur Z., que sa direction laisse faire. La coordination lyonnaise de l’OIP alerte la direction interrégionale des services pénitentiaires, le parquet de Vienne, les organes de contrôle extérieur… Elle n’est informée d’aucune suite concluante donnée à ses requêtes. Jusqu’à ce que l’Observatoire mette la main sur un rapport confidentiel de l’Inspection des services pénitentiaires (ISP) datant de mars 2011, confirmant nombre d’allégations des détenus. Sur une période de deux ans (2009-2010), sont décrits des faits de violences répétées commis par un petit groupe d’agents, des descentes en tenue équipée à titre de « sanction déguisée », le tout dissimulé par la direction aux autorités pénitentiaires et judiciaires. Ces pratiques ne vaudront à leurs auteurs que des sanctions disciplinaires symboliques, allant de la simple lettre d’observation au blâme.

Des violences illégitimes couvertes par la direction

Le rapport de l’Inspection atteste de « violences physiques illégitimes », tels les coups de poings et de pieds reçus par un détenu lors d’une intervention de trois agents dans sa cellule disciplinaire en juillet 2009. Un refus de fouille et des insultes de la part d’Ahmed B. lui valent son placement au QD, puis une succession de brutalités pénitentiaires, sous forme de « coups au niveau des côtes, dans le dos ». Le service médical signalera en vain à la direction que les blessures du détenu ne lui paraissent « pas compatibles » avec la version des surveillants, car elles ne peuvent « être expliquées par des coups [qu’il] se serait porté à lui-même, ni par des gestes de maîtrise ». Un autre détenu, Mohamed M., se retrouve en février 2010 avec une fracture du nez et un traumatisme crânien suite au coup de tête d’un surveillant. A l’origine de l’altercation, la plainte du détenu d’avoir été « oublié » dans sa cellule alors qu’il devait se rendre à une activité. Le surveillant affirmera que le détenu lui « a mis un coup de poing dans le visage » et qu’il n’a fait que se protéger en mettant « la main devant [lui] au niveau de [son] visage, main et paume ouverte pour le repousser ». Une version démentie par l’expertise réalisée dans le cadre de la seule procédure judiciaire ayant abouti sur les faits dénoncés par l’ISP, au terme de laquelle le surveillant sera condamné à une peine d’emprisonnement de trois mois avec sursis. Mais auparavant, la version du surveillant a déjà suffi à sanctionner le détenu de 20 jours de cellule disciplinaire.

Ce qui se passe au CD de St-Quentin-Fallavier est intolérable. C’est pourquoi cette fois je me permets de dénoncer un système mis en place par les chefs dont les méthodes frôlent celles des voyous. Normalement on devrait sortir de prison réinséré et non avec des envies de vengeance, mais ils nous poussent à bout, jusqu’à ce qu’on craque, c’est pourquoi je souhaite être transféré. Didier T., personne détenue, courrier à l’OIP du 6 juil. 2009

« On m’a mis une clef dans la gorge, et j’ai senti une brûlure au doigt »

Rachid F. subit cette violence tolérée d’un petit groupe d’agents dès son arrivée, le 2 décembre 2009. Il attend les formalités d’écrou avec un autre arrivant, lequel insulte un surveillant après lui avoir demandé une cigarette. Rachid F. est amené par un agent dans un box, où la fouille réglementaire commence. C’est alors que trois autres personnels interviennent : « Ils m’ont tous sauté dessus, ils ont essayé de m’étrangler et j’ai essayé de me débattre, ils se sont encore plus excités. Ils m’ont mis sur le ventre, les mains dans le dos, ils ont mis les menottes, en même temps il y en avait un qui me mettait le pied sur la tête. […] On m’a mis une clef de porte dans la gorge, et j’ai senti une brûlure au doigt. » Le chef de détention à l’origine de cette intervention, Monsieur Z., affirme que Rachid F. avait « armé son bras dans le but évident de porter un coup » à l’agent qui procédait à la fouille. Ce dernier dément : il indique à la directrice-adjointe arrivant sur les lieux que le détenu « n’a pas voulu [l]’agresser » et qu’il « ne comprend pas pourquoi [ses collègues] sont rentrés dans le box ». En guise de bienvenue à

Les détenus de St-Quentin ont vécu le paroxysme d’une parole qui ne vaut plus rien : il peut tout leur arriver, tout leur être fait, sans que les représentants de l’État ne réagissent à leurs appels.

St-Quentin, le détenu s’en tire avec une déchirure à la main, des contusions du dos, du cou, des genoux, et plusieurs hématomes au visage, nécessitant quatre points de suture et une ITT de cinq jours. Rachid F. écrit à l’OIP dix jours plus tard : « Pour justifier les blessures et coups qu’ils m’ont porté, il fallait bien qu’ils mentent dans leurs rapports. » Le surveillant ayant procédé à la fouille subit en effet des pressions pour modifier la première version de son compte rendu, dans lequel il émettait « des doutes quant à l’opportunité de l’intervention ». La rédaction d’une seconde version lui sera dictée par un collègue! L’Inspection ajoute que les cadres de l’établissement n’ont effectué « aucune recherche pour identifier l’auteur » des blessures de Rachid, et qu’ils ont même agi « pour que les blessures soient minimisées et ne paraissent pas anormales ».

Descentes musclées et « perte de repères professionnels

Des descentes d’agents équipés de tenues pare-coup, à titre de « sanctions déguisées », sont aussi pointées du doigt. Après une altercation opposant quelques détenus et personnels le 26 mai 2010, quatre agents équipés interviennent dans la cellule de Thomas G., qui venait d’y être reconduit après la bagarre. « Ils sont arrivés tout équipés en carapace, on m’a frappé dans ma cellule, et on m’a traîné au quartier disciplinaire. » Après enquête, l’ISP dénonce une intervention « ordonnée pour des motifs imprécis et juridiquement contestables par un personnel qui n’a pu être identifié ». Les quatre agents sont ensuite intervenus dans la cour de promenade à la demande de Monsieur Z., qui affirme qu’un détenu avait « insulté une surveillante », tout en reconnaissant « ne pas avoir entendu directement ces insultes ». L’ISP estime que cette deuxième descente, décidée « d’une manière complètement improvisée », était « injustifiée » parce qu’elle « n’avait pas pour objectif de faire cesser un trouble actuel » et parce que des insultes, si tant est qu’elles aient été proférées, « ne paraissent pas mériter une intervention équipée dans une cour de promenade ». Et de rappeler que « l’emploi de la force ne peut être décidé à titre de sanction disciplinaire ». Ces interventions n’ont fait l’objet d’aucun compte rendu écrit par le lieutenant qui dirigeait les opérations: il s’en explique en indiquant que « cette situation était anecdotique ». Une réponse qui interpelle les inspecteurs sur « la légèreté » avec laquelle il « analyse l’emploi de la force » et sur « son manque de repères professionnels ».

Sachez que je vais porter plainte à l’encontre du surveillant qui a inventé ces calomnies, et je sais que cela me portera préjudice et surtout qu’il va revenir se venger. Avant cet incident, je recommençais à m’épanouir et à préparer ma sortie mais quand je vois l’injustice qu’il y a, je ne sais pas quel sera mon avenir car je ne pourrai supporter tout ça très longtemps. Je ne sais plus comment agir face à tant de mensonges de la part de personnes qui sont censées nous protéger. Fabien D., personne détenue, courrier à l’OIP du 23 déc. 2009

A la recherche d’indics…

Le rapport de l’ISP est long de plus de 150 pages, au lieu des 15-20 pages habituelles. Il révèle de nombreux cas de violence pour lesquels l’Inspection parvient difficilement à obtenir des preuves et établir les responsabilités. Mais aussi des pratiques humiliantes au quartier disciplinaire, décrit comme une « zone de non-droit » : détenus laissés en caleçon dans la cour de promenade, privation de matelas, de draps ou de tabac, suppressions fréquentes de promenade… Des fouilles abusives sont pointées, comme celle pratiquée en plaçant le visage du détenu dans un coussin pour « l’empêcher de crier ». Au quartier centre de détention, les détenus rapportent des mesures de rétorsion, telle la privation de promenade, à l’encontre de ceux qui refusent de jouer le rôle d’informateurs. Fabien D. explique avoir « eu des problèmes avec [le lieutenant responsable du CD] qui, pour me faire monter en étage ouvert, me faisait du chantage pour que je lui indique des tuyaux sur la détention ». Des accusations de même type sont portées par Mourad AM. A l’issue d’une première sanction le 29 janvier 2010, il refuse de sortir du quartier disciplinaire (QD) en alertant le directeur : « Le lieutenant est venu me voir et m’a dit qu’il me mettrait la trique lorsque je reviendrais en détention normale […]. Si vous me remettez au CD cela va mal se passer. Il m’a demandé de faire des choses que je ne voulais pas. » S’ensuivent plusieurs sanctions, « sans tenir compte de [ses] accusations pourtant réitérées à l’audience ». Et l’ISP de relever les manquements de l’équipe de direction qui n’a pas cherché à vérifier « la véracité des accusations portées contre le personnel ».

Rien n’aurait été possible sans l’aval de la direction

Un tel mode de gestion n’a pu perdurer qu’avec l’aval de la direction, dont l’ISP souligne « le rôle et la responsabilité particulièrement importants » dans la « perte de repères déontologiques » de quelques agents. La nouvelle direction entrée en fonction début 2009 semble en effet avoir donné un blanc-seing à Monsieur Z., au détriment du nouveau chef de détention nommé en juin 2009, dont il devient l’adjoint. Les deux hommes ont « des approches différentes », le premier privilégiant « l’ordre et la discipline » avec des méthodes musclées faisant peu de cas des procédures, le second « ayant le souci d’apaiser ». L’Inspection constate « un effacement progressif » du chef de détention au profit de son adjoint, qui relève d’un « choix visible par la direction d’un certain style de gestion des détenus ». Le nouveau chef de détention obtient une mutation au bout de 14 mois, il est remplacé par Monsieur Z.

Un choix contestable au regard de la mise en place par ce chef de détention d’un « système clanique » et d’un usage abusif de la force déjà connus de la direction. Monsieur Z. choisissait « ses gars pour les interventions et c’étaient toujours les mêmes ». Il revient par exemple dans l’établissement le 2 juin 2010, alors même qu’il « n’était pas d’astreinte, court-circuit- tant le chef de détention », et gère la descente d’agents équipés au quartier disciplinaire dans les cellules de deux détenus. Il est également l’artisan de dissimulations ou falsifications de procédures, validées par la direction, dont l’ISP pointe la volonté délibérée de dissimuler certains faits aux autorités. Un directeur est particulièrement visé pour sa « volonté de ne pas informer sa hiérarchie et le parquet d’une suspicion de faits de violences ». L’absence de comptes rendus par ce directeur, de manière « réitérée, amène à conclure […] qu’il a intentionnellement cherché, à plusieurs reprises, à ce qu’ils ne soient pas relatés et donc connus dans leur intégralité ».

Des sanctions symboliques

C’est facile de nous déboîter sans que personne puisse voir (…) mais si c’était l’inverse : condamnations et amendes à en pleuvoir. “La loi c’est la loi’’, comme on dit, mais ma parole de détenu ne vaut rien. Rachid F., personne détenue, courrier à l’OIP du 23 déc. 2012

Le rapport de l’ISP met en cause 13 personnels, dont quatre membres de l’équipe de direction, quatre lieutenants (dont le chef de détention, Monsieur Z.), quatre premiers surveillants et un surveillant pénitentiaire. Ils ont été sanctionnés en 2012 par la Direction de l’administration pénitentiaire par de simples lettres d’observation pour la plupart, un blâme pour Monsieur Z. Alors que l’Inspection demandait à ce qu’il « soit mis fin [à ses] responsabilités de chef de détention », ce dernier est réintégré à son poste après son passage en commission de discipline, comme le confirme un courrier de la garde des Sceaux au Défenseur des droits le 22 juillet 2013. Il faudra une nouvelle plainte d’un détenu auprès du parquet pour violences physiques en 2013, pour que Monsieur Z. fasse l’objet d’une suspension temporaire en avril, tout comme deux autres personnels déjà mis en cause dans le rapport de l’ISP. Mal informée par la direction du centre pénitentiaire, mais alertée dès juin 2010 par l’OIP, la direction interrégionale de

L’absence de comptes rendus par un directeur, de manière « réitérée, amène à conclure (…) qu’il a intentionnellement cherché, à plusieurs reprises, à ce que des faits de violences ne soient pas relatés et donc connus dans leur intégralité. »

Lyon n’a pas non plus pris les mesures nécessaires face à des allégations répétées de violences et abus, n’assurant pas son rôle de contrôle hiérarchique.

Des autorités judiciaires défaillantes

Si la direction a dissimulé certains faits aux autorités judiciaires, au moins sept situations de violences ont été portées à la connaissance du parquet de Vienne entre avril 2009 et juin 2010 : soit par des plaintes de personnes détenues, soit par des courriers de l’OIP. Il semble qu’un seul dossier ait abouti à l’ouverture d’une information judiciaire et à la condamnation d’un surveillant le 13 mars 2012. Or, cet agent ne fait pas partie des personnels les plus régulièrement mis en cause par l’ISP. Les autres affaires ne semblent pas avoir donné lieu à des investigations suffisantes. L’Inspection a par exemple établi que l’intervention d’agents contre Rachid F. « a donné lieu à des violences excédant celles qui étaient strictement nécessaires », s’appuyant notamment sur l’avis du médecin ayant alerté la direction « de la gravité de la blessure ». Le parquet a, pour sa part, classé cette affaire sans suite en juin 2010, sur la base d’une enquête au cours de laquelle le médecin n’a pas été entendu, l’origine de la blessure n’a pas été recherchée et les versions contradictoires des agents n’ont pas été éclaircies.

Ajoutées les unes aux autres, les défaillances des autorités pénitentiaires et judiciaires n’ont pas permis aux détenus de St-Quentin-Fallavier de bénéficier de recours propres à assurer leur protection, alors qu’ils étaient victimes de graves abus. Ces condamnés ont vécu le paroxysme d’une parole qui ne vaut plus rien : il peut tout leur arriver, tout leur être fait, sans que les représentants de l’État ne réagissent à leurs appels. Quant aux sanctions disciplinaires prononcées par la Direction de l’administration pénitentiaire, elles interrogent sur la volonté de l’institution de prévenir le renouvellement de telles pratiques et de garantir « à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits » (article 22 de la loi pénitentiaire).

Sarah Dindo