Entre 2006 et 2012, l’Italie a connu une croissance exponentielle de sa population carcérale, son taux d’occupation atteignant 153%. En 2013, la CEDH condamne le pays pour ses conditions de détention par un arrêt pilote, le contraignant à prendre des mesures pour remédier à la situation. Trois ans après, l’Italie a connu une baisse de sa population carcérale. Mais le bilan reste mitigé.
par Marine Tagliaferri
Le 8 janvier 2013, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), saisie par sept détenus qui dénonçaient leurs conditions de détention, condamne l’Italie par un arrêt pilote, connu sous le nom d’« arrêt Torreggiani ». Dans sa décision, elle réaffirme que les conditions de détention dans les établissements particulièrement surpeuplés peuvent s’apparenter à un traitement inhumain et dégradant, du fait notamment du peu d’espace laissé en cellule à chaque personne incarcérée. Surtout, par la procédure de l’arrêt « pilote », qui s’intéresse aux problèmes structurels à l’origine des violations répétées de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour relève que la surpopulation représente « un problème systémique résultant d’un dysfonctionnement chronique propre au système pénitentiaire italien, qui a touché et est susceptible de toucher encore à l’avenir de nombreuses personnes ». Plutôt que de se limiter à l’examen des requêtes individuelles qui lui ont été présentées, c’est donc sur l’ensemble du système pénitentiaire italien que porte la condamnation de la CEDH. Contraignant l’Italie à agir pour remédier à la situation.
Cette condamnation fait suite à un long processus d’augmentation de la population carcérale dans le pays depuis les années 1990, renforcé ces dernières années par l’adoption de plusieurs lois favorisant le recours à l’incarcération. En 2010, le nombre de détenus atteint le record de 67 961, dans un pays comptant 44 608 places de prison. Le taux d’occupation des établissements pénitentiaires est alors de 153,2 % au niveau national, certains affichant des taux dépassant 175 voire 200 %, notamment en Calabre ou en Emilie-Romagne1.
Une surpopulation que les pouvoirs publics peinent à endiguer
En juillet 2009, une requête déposée devant la CEDH par un détenu italien avait déjà entraîné une condamnation de l’Italie pour ses conditions de détention (arrêt dit Sulejmanovic). La décision de la Cour avait permis de faire progressivement émerger la question dans le débat public. À la suite de cette condamnation, le gouvernement avait déclaré en janvier 2010 l’état d’urgence. Mais les mesures prises se limitaient pour l’essentiel à la construction de nouvelles places de prison, et à l’adoption d’une loi2 permettant aux personnes condamnées dont le reliquat de peine était inférieur à douze mois d’effectuer leur condamnation à leur domicile – « sans aucune autre forme d’accompagnement », relève Susanna Marietti, coordinatrice nationale de l’association de défense des droits de l’Homme en prison Antigone – le respect de leurs obligations étant assuré essentiellement par des contrôles de police, pouvant se faire à toute heure du jour ou de la nuit. Surtout la décision de la juridiction européenne avait été suivie par le dépôt de plusieurs milliers de requêtes par des détenus se plaignant de conditions de détention similaires, une vague de plaintes qui, quelques années plus tard, a incité la Cour à recourir à la procédure de l’arrêt-pilote.
Dans cet arrêt, elle juge insuffisantes les mesures prises par le gouvernement italien depuis 2010. Elle note la persistance d’une surpopulation structurelle dans les prisons italiennes, à peine entamée par ces dernières mesures, et s’inquiète notamment du nombre important de personnes placées en détention provisoire3. Constatant par ailleurs l’absence d’une voie effective de recours permettant aux personnes détenues de dénoncer leurs conditions de détention, elle enjoint au gouvernement italien d’y remédier et de créer un système de compensation. Pour la juridiction européenne, ces voies de recours doivent permettre de réguler l’augmentation de la population carcérale dans le pays. Ce sera sa seule prescription, la Cour considérant que détailler les mesures que pourrait prendre le gouvernement italien pour mettre en oeuvre sa décision dépasse le champ de ses compétences.
Des mesures immédiates
Ce dernier réagit très rapidement à l’adoption de l’arrêt Torreggiani. En un an, il multiplie les mesures législatives pour se mettre en conformité avec cette décision, fidèle à la « tradition italienne d’exécution diligente des arrêts de la CEDH », analyse Sofia Ciuffoletti, chercheuse au sein du département juridique de l’université de Florence et membre de l’association Altro Diritto. « Mais si l’Italie joue les bons élèves, c’est parce qu’elle a conscience d’être, au départ, un très mauvais élève. » Pour la péninsule, l’enjeu est surtout politique : il s’agit de montrer la capacité du gouvernement à trouver des solutions, tant vis-à-vis de la population italienne – l’arrêt de la Cour ayant été particulièrement médiatisé –, que vis-à-vis de ses partenaires européens. Sofia Ciuffoletti souligne aussi la crainte que font alors peser les quatre mille requêtes toujours pendantes devant la Cour : si l’Italie venait à être condamnée dans chacune de ces situations, les sommes à verser à titre de compensation pourraient atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros.
Alors que l’arrêt est rendu définitif en mai 2013, le ministère italien de la Justice établit dès le mois de juin plusieurs comités chargés de réfléchir à des mesures législatives contre la surpopulation et d’élaborer des propositions pour améliorer les conditions de détention. Au même moment, un premier décret-loi est adopté4. Il supprime les peines planchers et les restrictions d’accès à des mesures alternatives pour les personnes en état de récidive, encadre d’avantage le recours à la détention provisoire, et réduit la liste des infractions appelant obligatoirement une peine de prison.
En novembre 2013, le gouvernement italien soumet son plan d’action au Comité des ministres du Conseil de l’Europe, chargé de veiller au suivi des jugements rendus par la CEDH. Il se décline en quatre volets: réduire le nombre d’incarcérations et promouvoir les aménagements de peine ; favoriser l’évolution du régime de détention, en permettant aux détenus de passer plus de temps hors de leurs cellules, en renforçant l’accès aux activités, notamment salariées, et les liens avec l’extérieur ; poursuivre le programme de construction de nouvelles places de prison et de rénovation des cellules vétustes, initié en 2010 à la suite de l’arrêt Sulejmanovic ; et créer un mécanisme compensatoire pour les détenus ayant fait l’objet de conditions de détention inhumaines ou dégradantes.
Dans ce cadre, de premières mesures sont rapidement mises en oeuvre pour lutter contre la surpopulation : augmentation temporaire du nombre de jours de remise de peine accordé par trimestre de détention, allégement des peines pour les infractions mineures liées au trafic, à la production ou à la détention de stupéfiants, accès facilité aux aménagements de peine – notamment en encourageant le recours au bracelet électronique… En avril 2014, avec la messa alla prova, le législateur introduit la possibilité de demander la suspension de la procédure judiciaire lorsque la peine encourue est inférieure à quatre ans. Une mesure qui existait déjà pour les mineurs et dont les résultats se sont montrés probants.
Si la suspension est accordée, le prévenu est placé sous probation et doit suivre un programme d’intérêt général, sous le contrôle des services sociaux, sans même avoir été jugé – ce qui n’est pas sans soulever des problèmes de constitutionnalité, relève l’association Antigone. Le respect des contraintes qui lui sont imposées met fin à la procédure judiciaire, permettant d’éviter de nouvelles incarcérations. Parallèlement, en février 2014, la Cour constitutionnelle déclare non-constitutionnelle la loi de 2006 qui renforçait la répression envers les usagers de drogue.
Des premiers effets qui peinent à s’inscrire dans la durée
Les premiers résultats sont prometteurs. À la fin de l’année 2014, les prisons italiennes comptaient près de dix-mille détenus de moins qu’au moment de l’adoption de l’arrêt de la CEDH. Les personnes prévenues ne représentaient plus que 34,5 % de la population carcérale, contre 42 % en 20125. Le nombre annuel d’incarcérations a lui aussi fortement baissé, tout comme celui des personnes incarcérées pour
des peines inférieures à deux ans. Enfin, le nombre de condamnés bénéficiant d’un aménagement de peine ou faisant l’objet d’une sanction alternative à l’incarcération a connu une forte hausse depuis 2010, du fait notamment d’un recours de plus en plus important au travail d’intérêt général. Pour Alessio Scandurra, membre de l’association Antigone, c’est en grande partie l’attitude favorable des magistrats face aux mesures prises qui explique ces résultats positifs. Il note que le nombre d’entrées en détention commence à diminuer dès 2008, soit avant que des mesures soient adoptées dans ce domaine, et attribue ce phénomène à une prise de conscience des magistrats de l’impact de leurs décisions sur les conditions de détention. Pour lui, au-delà des mesures prises, c’est ce changement d’attitude qui a permis de faire baisser la population carcérale italienne. Mais c’est aussi la volatilité d’un tel climat qui vient nuancer la portée des réformes entreprises. Près de trois ans après l’adoption de l’arrêt Torreggiani, le bilan des mesures prises, bien que positif, reste limité. Au 1er juillet 2016, les établissements pénitentiaires italiens continuaient d’abriter plus de détenus qu’ils n’avaient de place, avec un taux d’occupation national de 108 %6. Un chiffre qui cache là encore de fortes disparités, certaines régions affichant encore des taux d’occupation supérieurs à 130 %, comme les Pouilles, le Frioul-Vénétie julienne, et le Molise. Alors que le nombre de détenus était en baisse constante depuis six ans, il est de nouveau en hausse depuis le début de l’année 2016. Le nombre de personnes placées en détention provisoire reste, lui, particulièrement élevé.
La portée limitée des réformes engagées tient sans doute au manque de ressources, tant humaines que financières, allouées à la probation. L’augmentation du recours aux aménagements de peine et sanctions alternatives à la détention n’a été ni précédée, ni suivie de moyens supplémentaires pour ce secteur. En septembre 2013, seuls 3 % du personnel de l’administration pénitentiaire y étaient dédié. Un chiffre qui n’a pas évolué depuis, d’après Susanna Marietti. Pour Sofia Ciuffoletti, le problème tient plus généralement au fait que le gouvernement s’est contenté de mesures ponctuelles, dont plusieurs ne devaient avoir qu’une validité limitée dans le temps, au lieu d’initier la vaste réforme
qui aurait été nécessaire. À cela s’ajoute l’essoufflement de l’élan qui a accompagné les premières mesures législatives, avec le risque d’un retour à des pratiques plus répressives, notamment de la part des magistrats. Ainsi, malgré les premiers résultats positifs, le sentiment domine que le gouvernement italien n’a pas su profiter de l’opportunité ouverte par l’arrêt de la CEDH pour initier une véritable réflexion sur le système punitif italien et la place que doit y occuper la prison. Cette dernière reste la peine de référence, puisque les probationnaires risquent toujours l’incarcération en cas de non-respect des contraintes imposées. Cette occasion manquée s’explique en grande partie par une peur de se confronter à l’électorat italien. Sofia Ciuffoletti souligne la nécessité de remettre en question la place de la prison dans la société italienne. Pour elle, ces réformes doivent procéder d’un changement de culture de l’ensemble des parties prenantes, autorités judiciaires mais aussi police, responsables politiques et opinion publique. Ce n’est qu’en associant l’ensemble des acteurs concernés qu’il sera possible d’obtenir cette « profonde transformation de la culture de la punition », que Giuseppe Mosconi considère comme un pré-requis nécessaire à une véritable évolution du système carcéral italien.
(1) D’après les chiffres fournis par le ministère italien de la Justice.
(2) Loi 199 du 26 novembre 2010
(3) Les prévenus représentaient 42 % de la population carcérale en 2012, d’après le chiffre retenu par la CEDH dans son arrêt-pilote.
(4) Décret-loi 78/2013 de juin 2013.
(5) Scandurra, Alessio, « La promozione con riserva ed i numeri del carcere », in Antigone, Quadrimestrale di critica del sistema penale e penitenziario, anno IX, n°2, éd. Gruppo Abele, 2014.
(6) Soit 53 850 personnes incarcérées au 31 mars 2016, selon le ministère italien de la Justice.