De la surpopulation carcérale, on connaît les chiffres, chaque mois plus vertigineux. Mais comprend-on vraiment ce que cela signifie d’être entassé·es dans une cellule à deux, trois, quatre ou plus ? Dans ce dossier, une trentaine de personnes détenues le racontent elles-mêmes. Une contribution essentielle au débat public, et un appel à libérer la parole de celles et ceux que l’on enferme.
On le sait : pratiquement pas un mois ne passe sans que la surpopulation des prisons françaises ne batte un nouveau record. Au 1er avril 2025, le parc pénitentiaire français était occupé à 133 %. Le taux d’occupation moyen des maisons d’arrêt et quartiers dédiés, où vivent sept personnes détenues sur dix, frôlait 162 %. Vingt-deux prisons ou quartiers étaient officiellement occupés à plus de 200 % – et encore ce chiffre est-il sous-évalué[1]. Faute de place et de mobilier, 4 752 personnes détenues dormaient sur des matelas posés à même le sol.
On le sait, et pourtant, à force de s’égrener tous les mois, ces chiffres semblent presque dénués de sens. Comme si l’habitude leur conférait de faux airs de normalité, empêchait de discerner la réalité que vivent dans leur chair des dizaines de milliers d’êtres humains, en France, en 2025. Comme si le nombre de prisonniers pouvait continuer de croître à l’infini, dans le sillage d’un débat politique toujours plus dominé par la passion sécuritaire. Tout juste le problème refait-il surface, ponctuellement, à l’occasion d’une mutinerie ou d’un drame en détention : le personnel pénitentiaire, judiciaire, médical, défile alors devant les micros pour rappeler à quel point le niveau de surpopulation carcérale atteint n’est pas normal. Pas tolérable. Pas durable. Tout comme le soulignent d’ailleurs unanimement les autorités de contrôle et les institutions internationales compétentes[2], face à un gouvernement aveugle et sourd.
Celles et ceux que l’on n’entend jamais, en revanche, ce sont les premières et premiers concernés : les personnes détenues. Or qui d’autre pourrait mieux rendre compte de ce que cela signifie, concrètement, que d’être enfermé·e à deux, trois ou plus dans une cellule exiguë, quasiment toute la journée ? Pour ce dossier, Dedans Dehors leur laisse donc la parole. Elles s’en saisissent avec force : avec leurs mots, leurs styles, une trentaine de personnes incarcérées raconte la promiscuité constante, les matelas au sol qui gênent les déplacements, le sentiment de dignité niée, la bataille pour accéder à la douche ou aux parloirs, les appels téléphoniques épiés, le personnel débordé… Mais aussi les conséquences de tout cela sur la préparation de leur procès, de leur sortie, le maintien des liens avec leurs proches ; et les émotions et réflexions que cette situation leur inspire.
Entendre la parole des personnes détenues
Derrière cette démarche, une conviction qui anime Dedans Dehors depuis l’origine : les personnes détenues ont droit à la parole, et le reste de la société doit l’entendre. Or il faut rappeler que cette parole est pour l’heure très étroitement contrôlée : la « sortie des écrits rédigés par une personne détenue en vue de leur publication ou de leur divulgation » est soumise à l’autorisation de la direction interrégionale des services pénitentiaires (Disp)[3]. Envoyer un texte à paraître sans cette autorisation expose donc en principe à une sanction disciplinaire – raison pour laquelle les contributions à ce dossier sont anonymisées. Le code pénitentiaire dispose même que « tout manuscrit rédigé en détention peut être retenu pour des raisons d’ordre public », non spécifiées, « et n’être restitué à son auteur qu’au moment de sa libération ». L’administration dispose donc en pratique d’un pouvoir discrétionnaire pour interdire aux personnes incarcérées de s’exprimer publiquement, en particulier sur leurs conditions de détention. À mille lieues du contrôle précisément codifié que préconise la Cour européenne des droits de l’homme[4], et du principe de libre communication des personnes détenues avec les médias que posent les règles pénitentiaires européennes[5].
Ce dossier le martèle une fois de plus : il faut entendre la voix des personnes détenues, et la loi doit changer pour le permettre. Nul doute que le débat sur les politiques pénales et pénitentiaires en sortirait grandi – un peu plus de réalité factuelle et vécue, un peu moins de propos lunaires et démagogiques. Et quel sujet de société, en réalité, pourrait être traité sans que les personnes les plus concernées aient voix au chapitre ?
Entendre les personnes détenues, c’est aussi faire un pas vers la reconnaissance de cette dignité que bien des articles de ce dossier décrivent comme bafouée, niée. C’est enfin se souvenir de notre commune humanité : dans les pages qui suivent, il n’est plus question de chiffres, mais de vies humaines. Et de ce que notre société est prête, ou non, à tolérer.
Par Johann Bihr
Cet article est paru dans la revue de l’Observatoire international des prisons – DEDANS DEHORS n°126 – Surpopulation carcérale : les personnes détenues prennent la parole
[1] Les chiffres publiés tous les mois par le ministère de la Justice ne donnent pas la pleine mesure de la surpopulation carcérale : au nom du secret statistique, ils passent sous silence le taux d’occupation de certains des quartiers de détention les plus denses. Un calcul par élimination est donc nécessaire pour faire pleinement apparaître la situation de certains établissements : au 1er janvier 2024, par exemple, le taux d’occupation de la prison de Marseille grimpait de 165 % à 201 % une fois retranchés les quartiers dédiés aux femmes, aux enfants et aux personnes hospitalisées. Voir : « Les vrais chiffres de la surpopulation carcérale », Dedans Dehors n° 123, juillet 2024.
[2] Voir par exemple « Surpopulation : le Conseil de l’Europe presse la France de changer de stratégie », Dedans Dehors n° 122, mai 2024.
[3] Article R.381-1 du code pénitentiaire.
[4] Pour la CEDH, ce contrôle doit être prévu par un texte indiquant « avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine en cause ». Voir : CEDH, 23 mai 2017, Sarigül c. Turquie, n° 28691/05.
[5] La Règle 24.12 n’admet de restrictions à ce principe qu’en cas de « raisons impératives » liées à la sécurité, l’intérêt public ou la protection des victimes, des autres personnes incarcérées et du personnel. Voir : Recommandation Rec(2006)2-rev du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes, modifiées le 1er juillet 2020.