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Une prison différente : mission impossible ?

Fortement marqué par ses années de détention, Pierre Botton mobilise entreprises et personnalités pour donner vie à son projet de construction d’une prison axée sur le respect des personnes et la réinsertion par le travail et la formation. Il raconte l’inertie opposée par l’administration pénitentiaire, le pouvoir exercé par l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ), et comment semble verrouillé tout renouvellement de l’architecture pénitentiaire française.

Pierre Botton a créé en janvier 2010 l’association Les Prisons du cœur pour lutter contre le choc carcéral et la récidive. Son dernier ouvrage, Moi, ancien détenu, bâtisseur de prisons nouvelles, paru chez Pygmalion en avril 2012, raconte la genèse et la mise en œuvre de ses projets.

Quelle est l’origine de votre projet de prison ?

Dix-sept ans après ma sortie de prison, je suis toujours aussi à vif sur l’incarcération. J’ai gardé en mémoire tout ce que j’ai pu y vivre: être dans un parloir et ne pas pouvoir serrer sa femme dans ses bras ; avoir un frigo d’où s’échappent 300 cafards quand on l’ouvre; quémander sa douche chaque jour ; perdre de l’acuité visuelle dans des cours de promenade minuscules ; avoir mal aux dents et attendre quatre jours pour être soigné, etc. Michèle Alliot-Marie m’avait confié une mission de lutte contre le choc carcéral et la récidive. La ministre m’a invité à aller plus loin, en proposant des idées pour un établissement pénitentiaire différent. Je me suis entouré de personnes qui connaissent bien la prison: des surveillants, des juges de l’application des peines, des médecins, des professionnels de la réinsertion, des associations de victimes… Contrairement à ce qui a été dit, il ne s’agit pas d’un projet privé ou associatif: je n’ai fait qu’apporter des idées et des convictions. Le projet sera pénitentiaire : j’ai proposé un financement sur des fonds publics, avec, comme dans de nombreux autres établissements, certaines missions confiées au secteur privé ou au monde associatif.

Où en est-il aujourd’hui ?

En juillet, le cabinet de Mme Taubira a fait savoir que le projet était « validé techniquement », et en attente d’une validation financière et stratégique. A partir de septembre 2011, nous avons eu tous les quinze jours des réunions de travail à la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) avec les différents partenaires. A l’issue de l’une de ces rencontres, le représentant d’un des partenaires me dit: «Monsieur Botton, votre projet n’existe pas, la pénitentiaire vous balade. » J’ai alors demandé à ce qu’il y ait une journée, qui a eu lieu le 9 décembre 2011, pour rencontrer les uns après les autres tous les services concernés de la DAP et valider nos propositions, point par point. Nous avons fait des concessions : je voulais que l’enceinte ne soit faite que d’un grillage, l’État-major de la sécurité (EMS) a exigé qu’il y en ait deux, avec un glacis de 6 mètres entre les deux. Nous avons dû accepter la vidéo-surveillance dont nous ne voulions pas, et ainsi de suite. Pourtant, l’ancien sous-directeur de l’EMS disait bien que 85 % des détenus ne partiraient pas si on laissait la porte ouverte.

À la fin de cette journée, l’administration pénitentiaire a produit un document reprenant les soixante-dix points validés. Quatre restaient en suspens: le mode de financement; l’absence d’œilleton aux portes des cellules – je n’ai pas cédé là-dessus et l’arbitrage du ministère m’a donné raison; le téléphone – je voulais que les détenus puissent conserver leur portable; et les rondes de nuit, dont je ne voulais pas non plus. J’ai dû céder sur ces deux derniers points. Je fais mienne la formule de Bernie Bonvoisin, le leader du groupe de rock Trust : « Le compromis fait partie de l’éthique, la compromission non. » Nous avons été dans le compromis pour que cela aboutisse, et c’est tout ce que je veux maintenant.

Dans cette prison, il n’y aura pas d’œilleton aux portes ni de barreaux aux fenêtres des cellules, les détenus devront travailler ou suivre une formation et seront rémunérés au SMIC, la circulation sera libre à l’intérieur du centre et les repas seront pris en commun dans un self.

Pouvez-vous en rappeler les principales caractéristiques, notamment en termes de conception des locaux et de vie quotidienne ?

Le premier des principes est que la seule peine doit être la privation de liberté, rien d’autre. Le second est que ce temps de détention ne doit pas désocialiser le détenu et doit au contraire être mis à profit pour essayer de lui faire retrouver l’estime de lui-même. Qu’il comprenne sa peine, qu’il assimile que la délinquance est avant tout une voie sans issue pour sa propre vie et pour celle de ses proches. Les surveillants sont relativement peu nombreux, mais nous prévoyons un tuteur (éducateur) pour quinze détenus. A la moindre difficulté, la personne serait convoquée, non pas pour être sanctionnée, mais pour un entretien avec son tuteur, pour analyser le problème et trouver ensemble une réponse. L’idée est de sortir du rapport de force auquel on est perpétuellement confronté dans une prison ordinaire.

La vie quotidienne est axée sur le travail et la formation, obligatoires, mais pour lesquels les détenus sont rémunérés au SMIC. Une part de cette rémunération est prélevée pour contribuer au coût de la détention, une autre pour indemniser les victimes et constituer un pécule de sortie. La palette de propositions est large et, grâce aux entreprises partenaires, de très haut niveau : régisseur son, régisseur lumière, boulanger, pâtissier, métiers du sport et de l’audiovisuel. Un très grand maroquinier a directement intégré notre site de production dans sa chaîne de fabrication. Selon les besoins des personnes, des cours d’alphabétisation, de permis de conduire, de secourisme ou d’informatique seront également disponibles. L’important est d’élaborer un projet pour la sortie, qu’il y ait une vraie continuité entre le dedans et le dehors.

En termes d’infrastructures, cela se traduit par une organisation du centre en deux grands pôles : d’une part, les « lieux d’évolution », dont l’accès est réservé aux détenus, à l’administration et aux encadrants. Il s’agit des hébergements, des salles de cours, des salles d’activité et de sport, des espaces de travail ; d’autre part, les « lieux citoyens », qui sont partagés avec les personnes civiles habitant à proximité du centre de détention. On y trouve des commerces (supérette, bureau de tabac, Fnac, etc.), une salle de spectacle et un terrain de sport. Une entrée distincte de celle utilisée par l’administration est réservée aux familles, ce qui évite aux enfants une confrontation directe et trop violente avec le monde pénitentiaire. Afin d’encourager la socialisation, les repas sont pris en commun dans un self. Il n’y a pas de télévision en cellule, seulement dans des salles communes. Les seuls barbelés et grillages sont périmétriques, il n’y a pas de barreaux mais des rideaux aux fenêtres des cellules, qui sont en fait des bungalows indépendants. Il n’y a pas de clé, l’ouverture des portes des cellules se fait avec les empreintes. Les cellules ne sont fermées qu’à 22 h 30 et la circulation est libre à l’intérieur du centre en journée.

Cet établissement s’adressera à « des primo-incarcérés condamnés à de courtes peines de prison ». C’est pour cette catégorie de condamnés que les peines en milieu ouvert sont particulièrement préconisées. Pourquoi concevoir une prison à leur intention ?

Je n’ai pas décidé de la catégorie de condamnés concernée, c’est le précédent cabinet qui l’a fait, de même que du nombre de détenus qui pourraient être incarcérés dans cet établissement. Par ailleurs, s’il me paraît essentiel de privilégier les peines en milieu ouvert, il me semble encore plus important que les condamnés bénéficient d’un suivi, s’engagent dans une formation ou un travail. La pénurie de personnel d’insertion et de probation est connue, et les 53 recrutements prévus en 2013 ne vont rien changer. C’est pourquoi nous travaillons également sur un autre projet : un centre de probation où les personnes suivies viendraient pendant la journée se former ou travailler et rentreraient chez elles le soir, pour éviter de rompre les liens familiaux.

Quatre constructions de nouvelles prisons viennent d’être validées sans aucun changement dans le cahier des charges, avec des cellules réduites à 8,5 m2, à l’encontre de toutes les règles existantes, avec 1 600 barreaux équipant 600 cellules et des caillebotis réduisant la luminosité de 50 %.

Vous racontez les difficultés auxquelles vous êtes confronté dans la concrétisation de ce projet. L’administration pénitentiaire centrale a fait son possible pour l’empêcher d’aboutir, plusieurs syndicats de personnels ont exprimé leur opposition. Comment l’expliquez-vous ?

Très sincèrement, lorsque je vois certains tracts dans lesquels les détenus sont traités de « racaille », je pense que mon statut d’ancien détenu n’y est pas pour rien. Ensuite, toute innovation suscite des réticences, a fortiori dans un milieu qui ne veut pas s’ouvrir et reste encore maintenant à l’écart du regard des Français. Je regrette profondément que, malgré toutes mes demandes, aucun des syndicats n’ait accepté de me rencontrer sur ce projet de nouvelle prison. J’ai l’impression que c’est un petit monde très opaque, où personne d’extérieur ne doit assister aux négociations.

Vous écrivez dans votre livre que l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ) a l’art de « rendre compliquéees des choses simples ». Pouvez-vous illustrer cette affirmation ?

Un seul exemple : j’ai connu trois gardes des Sceaux et trois directeurs de l’administration pénitentiaire, qui ont tous accepté de me rencontrer. Depuis trois ans, je sollicite un entretien auprès du directeur de l’Agence pour l’immobilier de la justice. Deux ministères ont soutenu cette demande, je ne l’ai jamais rencontré, je n’ai même pas pu l’avoir au téléphone. Mon expérience prouve que l’on peut discuter avec la pénitentiaire. Les discussions sont très dures, il faut parfois demander l’arbitrage du ministère, mais on avance. À chaque fois que l’on m’a autorisé à discuter avec la pénitentiaire, j’ai obtenu des résultats, pour les détenus, et je crois aussi pour la pénitentiaire. Avec l’APIJ, il n’est pas possible de discuter.

Vous avez découvert la chaîne décisionnelle et opérationnelle des programmes pénitentiaires immobiliers : quelles en sont les caractéristiques ?

Les deux principaux acteurs sont l’administration pénitentiaire et l’APIJ, qui sont à couteaux tirés, la première estimant avoir une connaissance du terrain que la seconde n’a pas – ce qui n’est pas faux. Concrètement, l’administration pénitentiaire rédige un cahier des charges, puis le transmet à l’APIJ qui établit un « programme » comprenant un volet fonctionnel et un volet technique, puis lance un appel à projets. Quand les problèmes surgissent, chacun se renvoie la balle: l’APIJ affirme avoir appliqué le cahier des charges et la pénitentiaire dénonce les erreurs de son partenaire. Les cinq établissements dont la garde des Sceaux vient de valider la construction illustrent bien ce brouillage : le volet fonctionnel rédigé par l’APIJ consacre plusieurs pages aux « exigences architecturales anti-anxiogènes ». On y lit notamment que « l’un des facteurs de détente est de pouvoir faire évoluer son regard sur des perspectives différentes. Pouvoir regarder sur l’infini sera l’un des objectifs à poursuivre pour la plus grande partie des locaux possible, y compris depuis les cellules. » Mais le volet technique prévoit, lui, que « toutes les ouvertures des zones accessibles aux détenus (fenêtres, lanterneaux, trappes de ventilation, puits de lumière…) » seront barreaudées. Et comme si cela ne suffisait pas, « les fenêtres des cellules dont l’ouverture est possible seront équipées, en complément des barreaudages, de protections par caillebotis. Cette mesure concerne l’ensemble des cellules du quartier d’isolement, du quartier disciplinaire, des locaux où il existe du matériel dangereux et des cellules des quartiers en mode fermé pour hommes. Pour les cellules des quartiers en mode ouvert des hommes, les dispositions constructives seront conçues pour permettre de fixer des caillebotis. » On peine à croire que l’on parle là des mêmes bâtiments. Autre exemple, la végétalisation des sites. C’était une demande du ministère de la Justice, l’APIJ et la pénitentiaire étaient d’accord sur le principe. Les architectes ont donc prévu des plantations d’arbres. Mais la pénitentiaire est intervenue, en alertant sur des risques de pendaison. Parce qu’il fallait malgré tout obéir à la ministre, on a demandé aux architectes de trouver des plantes qui mesurent moins de 20 centimètres et qui puissent se passer d’arrosage. Au cours du processus, l’idée de la ministre – avoir des arbres, comme en Belgique et dans de nombreux autres pays – s’est concrétisée par des bacs ridicules. Car en plus, il n’était pas question d’augmenter d’un centime la ligne budgétaire correspondante du cahier des charges.

Comment expliquez-vous l’absence de renouvellement dans la conception des nouveaux établissements ?

L’administration pénitentiaire est prise dans une obsession sécuritaire et accepte mal de voir remis en cause des principes auxquels elle est fermement attachée. La bataille que j’ai dû mener pour qu’il n’y ait pas d’œilletons ou celle que j’ai perdue pour n’avoir qu’un seul grillage d’enceinte en sont l’illustration. Cette obsession se reflète évidemment dans les cahiers des charges. A l’étape suivante, ce sont quasiment toujours les mêmes architectes qui concourent, car ces projets sont extrêmement techniques et contraignants. Une autocensure s’installe dès le départ puisqu’ils savent d’expérience que, si par exemple ils prévoient certaines cellules sans barreaux, leur candidature sera refusée. Au vu de l’énormité des moyens à mettre en œuvre pour répondre à de tels appels à projet, ils ne veulent pas prendre le risque. Imaginons néanmoins que l’un d’entre eux propose quelque chose de différent: l’APIJ, sans contacter la pénitentiaire, éliminera d’office le dossier, sous prétexte qu’il n’est pas conforme au cahier des charges. C’est la réalité des processus qui conduisent Mme Taubira à valider les constructions de Beauvais, Valence, Riom, Orléans et Lutterbach sans aucun changement dans le cahier des charges, en acceptant des cellules réduites à 8,5 m2, à l’encontre de toutes les règles existantes, avec 1 600 barreaux équipant 600 cellules et des caillebotis réduisant la luminosité de 50 %. Que de telles décisions soient prises sous ce ministère me déçoit terriblement.

Propos recueillis par Marie Crétenot et Barbara Liaras


« Il règne un sentiment de sécurité maximum »

Je suis incarcéré au centre pénitentiaire de Mont-de-Marsan depuis début 2009. A mon arrivée, n’ayant connu que des maisons d’arrêt vétustes et surpeuplées (j’en suis déjà à sept ans d’enfermement), j’ai été agréablement surpris par le grandiose et la propreté de l’établissement. On m’a attribué une cellule individuelle de bonne taille (12 m2) avec lavabo, douche, W-C, télévision et réfrigérateur. Au cours des semaines suivantes et après avoir apprécié ce « confort », je me suis rendu compte que les lieux manquaient totalement d’humanité. C’est neuf mais c’est froid. Il y règne un sentiment de sécurité maximum. Pour se rendre aux parloirs, qui ont une durée de 45 minutes, il faut passer huit portes commandées électriquement par un poste de contrôle. On va au sport quand on nous le dit, c’est pareil pour les promenades et la bibliothèque. Nous sommes constamment surveillés par des caméras et surtout guidés. On nous infantilise plutôt que de nous laisser la responsabilité de notre comportement.

Centre pénitentiaire de Mont-de-Marsan, personne détenue, 10 mai 2012