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Violences des surveillants : brisons le silence

L’OIP est très régulièrement alerté par des personnes détenues de violences qu’elles auraient subies de la part de personnels pénitentiaires. Pourtant, rares sont celles qui parviennent à obtenir justice. Principale cause de l’impunité : l’omerta. Analyse d’une mécanique pernicieuse.

Posons-le d’emblée : en choisissant de consacrer un rapport(1) et un numéro de notre revue à la question des violences commises par les personnels pénitentiaires sur les personnes détenues, nous n’entendons pas nier les agressions subies par les surveil­lants. Elles existent, c’est un fait. Mais on aurait tort d’oppo­ser ces violences. Au contraire, même : la violence des uns alimente souvent celle des autres, installant un cycle, de provocations en représailles. Surtout, les violences des déte­nus ne doivent pas pousser à relativiser celles des surveil­lants. Et encore moins à les taire.

« Ce que je craignais le plus vient d’arriver. Les gardiens sont venus me tabasser, habillés en tenue d’intervention avec casques et boucliers. (…) Ils sont entrés à cinq ou six dans ma cellule pour me jeter à terre, m’écrasant la tête au sol, le dos, les jambes, en me mettant des coups de poing dans les mains, les bras et la tête. »(2) Des allégations de violences comme celles-ci, l’OIP en reçoit très régulièrement. S’il nous est impossible de confirmer la véracité de chacun de ces témoignages, leur fréquence nous oblige. Ils sont le point de départ d’une enquête d’une ampleur inédite : pendant plus d’un an, l’OIP a collecté des documents, ren­contré de nombreux acteurs. Ex-détenus, surveillants, direc­teurs pénitentiaires, avocats, magistrats, organes de contrôle… au total, une centaine d’entretiens ont été menés, de nom­breuses affaires analysées. Nous restituons une partie de ce travail dans ce numéro. Et tentons d’esquisser, au fil des articles, les contours d’une réalité largement occultée, sur laquelle il n’existe aucune étude officielle. Seules données que nous ayons pu réunir : en 2018, environ 250 saisines(3) mettant en cause des personnels de surveillance ont été enregistrées par le Défenseur des droits. Environ 62 % d’entre elles concerneraient des violences(4). De son côté, l’OIP a été saisi 190 fois, entre avril 2017 et avril 2019, par des personnes détenues se plaignant de telles violences. De maigres élé­ments qui nous disent au moins une chose : les violences commises par des agents pénitentiaires ne sont pas excep­tionnelles.

Des scènes et des motifs qui se répètent

Chaque personne détenue, chaque personnel de surveillance charrie son lot de violences vécues, qu’il en ait été victime ou témoin. Parmi toutes ces histoires, des scénarios types se dessinent. Le plus souvent, ces violences surviennent à l’occasion d’altercations : ici, un détenu qui aura refusé d’obtempérer à un ordre et que l’on molestera afin de l’y soumettre ; là, un autre dont l’attitude aura été jugée agressive, dans le verbe ou dans le geste, à cause d’une énième frustration dans cet univers de contrainte. Nombreux aussi, les exemples d’interventions qui dégénèrent. « Combien de fois, j’ai assisté à une intervention où vous êtes sur un type, il a été maîtrisé, il est au sol, on est en train de le menotter, tout se passe “bien”, les menottes et les entraves sont passées, et là vous avez un agent qui arrive et qui lui donne un coup dans les côtes ? », s’indigne un directeur. Certaines situations, parce qu’elles sont intrinsèquement violentes ou conflictuelles, cristallisent les tensions et avec, les risques de dérapages. C’est notamment le cas des placements au quartier disciplinaire, des interventions des Équipes régionales d’intervention et de sécurité ou encore des fouilles à nu, particulièrement dégradantes. Il n’est pas rare que les personnes détenues s’y opposent et y soient soumises par la force. « Moi, je résistais toujours. Donc ils appelaient de l’aide, ils venaient à sept-huit, c’était des violences physiques : ils t’attrapent, ils te tordent le bras, t’étranglent, te couchent par terre pour pouvoir te déshabiller de force », se souvient une personne sortie de prison. D’autres dénoncent les coups portés à ces occasions parfois même des viols(5).

Il arrive aussi que des passages à tabac entre détenus aient lieu avec la collaboration de surveillants(6) voire à leur instigation, que ce soit pour se faire justice eux-mêmes(7) ou pour faire payer à l’un d’eux le crime qui l’a conduit derrière les barreaux. Cibles privilégiées de ces violences : les auteurs d’infraction à caractère sexuel. Fin 2018, neuf personnes incarcérées pour des affaires de mœurs à la maison d’arrêt de Metz ont ainsi porté plainte pour avoir été rouées de coups par d’autres détenus, avec la complicité de surveillants qui leur ouvraient les portes(8).

Plus rare, il existe des établissements dans lesquels violences, brimades et humiliations font figure de mode de gestion de la détention. Généralement perpétrées par un petit groupe organisé de surveillants, ces exactions se produisent avec la complicité plus ou moins active de membres de la hiérarchie, en témoignent les affaires de Saint-Quentin-Fallavier ou de Liancourt, sur lesquelles nous revenons dans ce numéro. Toutefois, si ces deux affaires ont éclaté publiquement, d’autres qui se produisent à l’ombre des murs y demeurent, passées sous silence par l’omerta qui règne en prison.

Menaces et représailles

Qu’elles soient victimes ou témoins, peu nombreuses sont les personnes détenues qui osent dénoncer ces violences. « Certains ont peur qu’il y ait des représailles et que ça aggrave leurs conditions de détention », rapporte une ancienne intervenante dans un pôle d’accès au droit. Et pour cause : accuser un surveillant, « quelque part, c’est comme mordre la main qui vous nourrit », résume un avocat. « Ils peuvent t’emmerder sur pas mal de choses… Ils ont la main mise sur tout », abonde un ex-détenu : rétention de produits cantinés ou de courriers, privations de douches, de promenades, de travail ou d’activités… « L’éventail des possibilités est infini », témoigne un avocat. Autre risque : faire l’objet d’un transfert imposé, « avec toutes les conséquences que cela peut avoir pour eux sur le plan du maintien des liens, sur leur parcours pénal », souligne un directeur d’établissement. Les menaces se font parfois frontales : « Ils m’ont envoyé un surveillant qui m’a dit : ‘‘Je serais toi, je ne porterais pas plainte. Après tu sais ce que ça engendre, les fouilles de cellule, ils vont te casser les c… tout le temps.’’ C’est pour ça que je n’ai pas porté plainte ». Mais le plus souvent, les pressions sont insidieuses. « On va te mettre dans la cellule la plus pourrie, avec les plus turbulents, des profils incompatibles avec le tien. Seul en cellule, tu peux t’attendre à ce que lors des rondes de nuits, on mette un bon coup de pied dans ta porte, ça te fait une nuit fragmentée », raconte un ancien détenu. Finalement, « soit tu entres en guerre, soit tu fais le canard : il n’y a pas d’autre choix. Ceux qui ne se rendent pas compte des conséquences, les innocents, vont se faire briser », analyse-t-il. Au vu de tous ces risques, combien de victimes choisissent de se taire ?

Parmi les techniques mentionnées par les personnes détenues et par les personnels pénitentiaires rencontrés dans le cadre de cette enquête : dénoncer l’agressé comme étant l’agresseur, engager des poursuites disciplinaires à son encontre, voire porter plainte contre lui. « C’est comme pour les violences policières », commente une avocate, « le gars s’est fait tabasser, on lui colle une procédure pour outrage et rébellion ». « J’ai un cas où il y a eu un renversement total, appuie une autre. De victime, mon client est passé à auteur, le fonctionnaire qui a dérapé s’étant couvert en rédigeant un faux compte-rendu d’incident. » Les témoignages faisant état de comptes-rendus d’incidents falsifiés sont nombreux. Un surveillant décrit le procédé : « C’est “Bon, les gars, on se met autour d’une table, on va mettre les mêmes versions pour que tout colle et qu’on n’ait pas de souci”. Il y a une formule magique pour cela : “Nous avons utilisé la force strictement nécessaire”. » Devant la commission de discipline, la version du détenu aura alors peu de chances de l’emporter : les personnes détenues n’ont pas toujours d’avocat et peuvent se voir refuser l’accès aux preuves – des images de vidéosurveillance, par exemple. Surtout, ce « tribunal interne » est présidé par le directeur de l’établissement – « ce qui pose un sérieux problème, puisqu’il est le supérieur hiérarchique du surveillant impliqué dans l’affaire », relève une avocate. Combien de personnes sont ainsi sanctionnées injustement, et voient de ce fait leurs réductions de peine s’envoler et leur durée d’emprisonnement s’allonger ?

Omerta

Coups volontairement portés, comptes-rendus falsifiés jusqu’à faire accuser la victime d’être l’agresseur : un bien sombre tableau qu’il convient de nuancer. « Tous les surveillants ne sont pas des sales types, loin de là ! C’est une minorité, mais une minorité très agissante. Et la majorité qui fait bien son boulot, elle, n’agit pas et ne dit rien. Elle se tait, elle laisse faire », déplore un directeur. Car les risques de représailles existent aussi pour les surveillants qui dénonceraient leurs collègues. « Il y a des phénomènes de mise à l’écart vraiment très puissants dans les équipes de surveillants, notamment de nuit, poursuit ce directeur. Un agent qui serait suspecté par ses collègues d’avoir balancé quelque chose de moche à la direction, il est mort, professionnellement. Le collectif de surveillants peut être redoutable et je pense que la plupart des agents, qui sont des gens bien, ne vont pas aller l’affronter parce qu’ils savent qu’après ils seront grillés, qu’ils ne pourront plus travailler normalement. » Éric Tino, ancien surveillant qui avait été amené à témoigner dans l’affaire Liancourt, en a fait les frais. Dans son livre(9), il détaille les tentatives d’intimidation que lui et sa compagne ont subies : menaces de mort, coups de fils anonymes, simulations de violences physiques… Face aux pressions, ils ont fini par quitter la profession. Et ce n’est pas du côté des syndicats qu’ils auraient pu espérer trouver du soutien. Après la condamnation, le 14 décembre 2006, de deux des surveillants à quatre mois de prison avec sursis, le représentant local de l’Ufap déclarait : « Je trouve inadmissible que quelqu’un ait pu témoigner anonymement. On fera tout pour le trouver car la pénitentiaire, c’est comme une famille où on n’a pas le droit de se trahir. (…) Il vaudrait mieux que, de lui-même, il quitte notre administration. »(10) Des menaces à peine voilées, dans un état d’esprit parfaitement assumé, à tel point que ces propos ont été tenus face à des journalistes.

Une administration centrale coupable ?

Quant aux directeurs, eux aussi peuvent jouer gros. « Ce type d’affaires, c’est des ennuis assurés pendant des semaines, voire des mois. Le climat social va devenir extrêmement tendu, pour ne pas dire délétère », confie l’un d’eux. D’autant que s’ils ont un rôle essentiel en termes de signalement, ils n’ont en revanche aucun pouvoir de sanction. « On signale, et c’est à la direction interrégionale (DI) ou au national de prendre les décisions. Quand, en tant que directeur, vous lancez une procédure, qu’en retour il ne se passe rien, ou que vous avez une sanction qui vous décrédibilise et porte atteinte à votre autorité, vous êtes vite empêché de fonctionner… », explique un autre. Tous les directeurs (ou anciens directeurs) rencontrés par l’OIP ont confié leur désarroi face à une administration centrale défaillante dans ce type de situation. « C’est réellement décourageant. Un exemple : dans une affaire où un surveillant frappe un détenu, on a de la chance car un agent assiste à la scène et nous signale les faits. On demande donc la suspension administrative du gars, qu’on obtient vraiment en bataillant avec la DI. Et que se passe-t-il finalement ? Monsieur est envoyé en conseil de discipline national… et est relaxé. » Même dans les rares cas où une inspection pénitentiaire rend des conclusions accablantes ou que les responsables sont condamnés pénalement, les sanctions disciplinaires – quand elles tombent – sont loin de répondre à l’enjeu : après une mutation de quelques mois à des fonctions équivalentes, ces derniers peuvent finir par retrouver leur poste, en témoignent les affaires de Saint-Quentin-Fallavier et de Liancourt. « L’administration devrait être plus claire dans les messages qu’elle envoie. Elle sait se montrer impitoyable avec les surveillantes qui tombent amoureuses de détenus. À l’inverse, les sanctions sont dérisoires quand les surveillants tapent sur les détenus. Comme si ce n’était pas grave… », se désole un directeur. « Quelqu’un qui porte un uniforme qui frappe quelqu’un dont il a la garde sans raison, qu’est-ce qu’il fait encore dans ce métier ? Si l’administration centrale ne suit pas davantage dans la force des sanctions, ce sont ces types-là qui gagnent », s’insurge un autre. Les effets de cette politique disciplinaire sont délétères, et infusent l’institution tout entière. « Forts de cette expérience, il y a des collègues qui ne se mouillent plus », déplore un directeur. Même constat côté surveillant : « Quand on voit ça, on se dit : “Voilà, pour l’administration, ce qui s’est passé ne compte pas.” Et que l’on n’a en fait qu’une seule option : se tenir à distance de ce type d’agissements et se taire ». À chaque carence de l’administration centrale, c’est le sentiment d’impunité qui se trouve renforcé, et avec, la culture de l’omerta.

Et la justice ?

Or, si la direction ne signale pas les faits et que les éventuels témoins n’osent pas parler, qu’espérer de la justice ? Pour les personnes détenues, parvenir à rassembler les preuves et adresser une plainte au bureau du procureur relève en effet de la gageure. En outre, les délais de traitement des courriers par les parquets sont tels que la plainte du détenu risque de se perdre dans les limbes. Or, « éléments médicaux, vidéos, témoignages… tous ces éléments de preuves sont largement endommagés par le temps qui passe », soupire un procureur. « Si on se trouve dans la situation un peu classique dans laquelle on a une plainte, aucun témoin et un certificat médical qui parle de lésions qui ne sont pas caractéristiques, l’enquête est quasiment finie avant d’avoir commencé : on se retrouve avec la parole de l’un contre la parole de l’autre et donc oui, on classe sans suite. Et ce sera d’autant plus vrai que la parole d’un surveillant aura toujours une valeur supérieure à la parole de la personne qui se plaint d’avoir été violentée », reconnaît un autre magistrat. En somme, si les faits ne sont pas signalés par la direction de l’établissement et en l’absence de témoin pénitentiaire ou de preuve vidéo, l’affaire a toutes les chances de se conclure par un classement sans suite.

Et lorsque ces affaires parviennent malgré tout devant les tribunaux, les surveillants fautifs, lorsqu’ils sont sanctionnés, sont condamnés à des peines de prison avec sursis – des sanctions sans commune mesure avec celles dont écopent généralement les personnes détenues pour des faits similaires, ou même pour de simples insultes. Certes, leurs antécédents judiciaires jouent en leur défaveur, quand les surveillants n’en ont généralement aucun. Mais le casier n’explique pas tout. « Certains collègues peinent à reconnaître que ce qui se passe à l’intérieur est au moins aussi grave que les mêmes violences à l’extérieur. Il y a un véritable déni de droit pour les personnes détenues », déplore un magistrat.

Une responsabilité collective

Face à ces constats, il y a urgence à réaffirmer que ces violences sont inadmissibles. Que ce n’est pas parce qu’elles sont commises à l’encontre de « délinquants » qu’elles ne sont pas graves et qu’elles peuvent se produire impunément. Autrement, quel message adressons-nous collectivement à ceux que la justice a sanctionnés pour avoir enfreint la loi et que nous prétendons ainsi réinsérer ? Que parce qu’ils ont commis une infraction, ils ne méritent pas qu’on leur rende justice ? Que la loi ne s’applique pas à ceux qui sont chargés de la faire appliquer ?

Certains – trop peu nombreux – n’ont pas abdiqué face à ces violences : des personnels pénitentiaires, des soignants et des intervenants qui prennent tous les risques pour les dénoncer ; des cadres, qui font leur possible pour les prévenir et ne pas les laisser passer ; des magistrats et des enquêteurs, qui déploient tous les moyens à leur disposition pour faire la lumière sur ces faits ; des avocats, qui défendent corps et âme leur client ; et enfin, des personnes détenues victimes, qui jusqu’au bout, bataillent pour que justice leur soit rendue. Avec ce rapport et ce numéro, nous continuons de prendre part à ce combat et entendons briser le silence. Pour que l’inacceptable ne soit plus toléré.

Par Laure Anelli

(1) « Omerta, opacité et impu­nité. Enquête sur les violences commises par les personnels pénitentiaires sur les personnes détenues », Observatoire international des prisons – section française, juin 2019.
(2) Témoignage transmis à l’OIP en mars 2019, par l’intermédiaire de l’avocate de l’intéressé.
(3) Rapport d’activi­tés du Défenseur des droits 2018.
(4) Statistique issue du rapport 2013 sur l’action du Défenseur des droits auprès des personnes déte­nues. Les services du Défenseur des droits ont indiqué que ce chiffre était stable et toujours d’actualité depuis la publication de ce rapport.
(5) Des personnes détenues allèguent en effet avoir subi, lors de fouilles à nu, des pénétrations digitales anales de la part d’agents qui auraient ainsi tenté de récupérer d’éventuels objets ou substances prohibés.
(6) « Prison des Baumettes : Un surveillant mis en examen pour avoir facilité une agression au cut­ter », 20 minutes, 1er mars 2017.
(7) Ibid. La justice reproche au surveillant mis en cause d’avoir, à deux reprises dans le passé, permis l’accès d’un déte­nu à une cellule dont l’occupant l’avait légèrement molesté.
(8) « Metz : des sur­veillants de prison soupçonnés d’être impliqués dans des expéditions punitives », Le Pari­sien, 23 octobre 2018.
(9) Moi, maton, j’ai brisé l’omerta, édi­tions du Moment, 2016.
(10) « Les gardiens condamnés vont reprendre le tra­vail », Le Parisien, 16 décembre 2006.