Depuis quelques semaines, de nombreuses affaires de violences commises par des agents pénitentiaires sur des personnes détenues ont éclaté au grand jour. Leur médiatisation a notamment été permise grâce aux témoignages de surveillants, qui ont choisi de rompre l’omerta entourant traditionnellement ces violences. Au-delà de la loi du silence, ces affaires viennent illustrer différents rouages qui entretiennent bien souvent impunité et opacité.
L’information n’est pas passée inaperçue : un mois et demi après le décès de Jimony R., détenu à la prison de Meaux, la procureure de la ville a annoncé, jeudi 11 mars, l’ouverture d’une information judiciaire pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique et violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Objectif : clarifier le rôle joué par les surveillants pénitentiaires dans le décès du jeune homme. Le 25 janvier dernier, Jimony, 28 ans, avait refusé de remonter de promenade pour regagner sa cellule. Une équipe était alors intervenue pour l’y forcer. Selon la version officielle, il se serait montré très agité, allant jusqu’à mordre un surveillant, et aurait dû être maîtrisé. Amené au quartier disciplinaire, il y aurait été victime d’un malaise. Transporté à l’hôpital, le jeune homme y décédera huit jours plus tard « d’un œdème cérébral dû à un arrêt cardiaque prolongé », selon l’autopsie réalisée dans le cadre de l’enquête en recherche des causes de la mort. Mais le rapport relève aussi de nombreuses ecchymoses et contusions témoignant de violences sur le corps – sans pour autant établir « d’incidence sur le processus mortel ». Existe-t-il ou non un lien de causalité entre les coups et le décès, et quel rôle ont joué les différents surveillants intervenus ? C’est précisément ce que cherche aujourd’hui à déterminer la justice, qui a mandaté des analyses médico-légales complémentaires.
Cette histoire fait écho à d’autres affaires, qui ont également attiré l’attention des médias ces dernières semaines : le procès en appel, fin février, de cinq surveillants de Val-de-Reuil pour violences volontaires. Ils avaient été condamnés en première instance pour avoir, en février 2020, roué de coups un prisonnier. À la suite d’une altercation avec les surveillants, celui-ci avait fini dans une cellule du quartier disciplinaire pleine de sang, inconscient, le visage tuméfié et souillé de ses excréments. Récemment encore, des surveillants des prisons de Saint-Quentin-Fallavier, Metz, Moulins ou encore Ducos (Martinique) ont été condamnés pour avoir frappé – ou fait frapper – des personnes détenues. Ces affaires ne représentent que la partie émergée de l’iceberg et viennent souligner en creux les nombreuses fois où ces abus restent inconnus et impunis. Dans un rapport d’enquête sur les violences perpétrées par des agents pénitentiaires sur des personnes détenues, publié en 2019, l’OIP révélait l’ampleur de ces violences et dénonçait le système qui leur permet de se perpétuer. Un système sur lequel repose une chape de plomb : « Celles et ceux qui tentent de les dénoncer se heurtent à l’omerta qui entoure ces pratiques et à l’inertie des institutions chargées d’y mettre un terme », écrivait alors l’association.
« Ce collègue-là, sa carrière est foutue »
Si les affaires de Meaux et Val-de-Reuil ont pu être médiatisées et la justice mobilisée, c’est avant tout parce que la loi du silence a été brisée et que, fait rare, des surveillants ont osé témoigner. Quelques jours après le décès de Jimony, sa famille, l’AFP, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté ainsi que l’OIP reçoivent des lettres anonymes d’un surveillant. Il y raconte sa version de l’histoire : le détenu « vulnérable, a été roué de coups », « à la tête », par « des agents alors qu’il était menotté et maîtrisé au sol ». Des agents qui seraient intervenus « sous la supervision de plusieurs supérieurs hiérarchiques, dont le chef de détention ». Cette lettre, au contenu explosif, attirera l’attention des médias et, fait exceptionnel, incitera le ministre de la Justice à diligenter une inspection pour « faire toute la lumière sur cette affaire ». Le Défenseur des droits indiquera pour sa part s’auto-saisir de cette affaire, une réaction également assez rare pour être soulignée. À Val-de-Reuil aussi, c’est le témoignage d’un surveillant, qui avait contredit les comptes rendus de ses collègues et transmis à sa hiérarchie sa propre version des faits, qui avait entraîné l’ouverture d’une enquête.
Ces témoignages décisifs pour la tenue des procès exigent cependant de la part de leurs auteurs une bonne dose de courage. « Ce collègue-là, c’est fini pour lui. Sa carrière est foutue », estime un surveillant à propos du lanceur d’alerte de Val-de-Reuil. À raison : après avoir témoigné à visage découvert, le surveillant, un certain Besnik M., semble avoir disparu des rangs de l’administration pénitentiaire. Il était absent lors du procès, mais des extraits de son audition auprès des policiers seront lus à la barre : « Je sais que mon avenir au centre de détention de Val-de-Reuil va être extrêmement compliqué. Ce matin, à ma fin de service, j’ai été insulté par mes propres collègues de fils de pute, de balance », expliquait-il alors. À Meaux, c’est une véritable chasse aux sorcières qui semble s’être enclenchée contre le lanceur d’alerte anonyme, à la suite du décès de Jimony. La CGT pénitentiaire a publié des tracts dénonçant les « mensonges » et la « lâcheté » de ses propos, allant même jusqu’à insinuer qu’il serait un « faux surveillant »(1). Le syndicat invitera par ailleurs à ce que « tous les professionnels qui entendent ces ragots les fassent remonter par écrit ».
Cet esprit de corps a pris une dimension particulière dans l’affaire de Moulins. En 2014, cinq surveillants de cette maison centrale étaient mis en examen et accusés de violences sur un détenu (21 jours d’ITT, trois côtes cassées et des contusions du système digestif). Leurs collègues avaient alors débrayé devant la prison, où quelques manifestations de soutien avaient eu lieu. Lorsque la condamnation tombe, en février 2021, la solidarité est toujours aussi forte. Les syndicats appellent à nouveau, sur des groupes privés de réseaux sociaux, à bloquer la prison. Même si cet appel n’a pas été suivi, « tous les agents sont derrière eux ! À Moulins il y a un effet de corps, une omerta terrible », explique ainsi un surveillant.
Violences maquillées et accès aux preuves entravé
Au-delà de la loi du silence, ces affaires illustrent d’autres mécanismes qui empêchent d’établir la vérité et concourent à l’impunité. À commencer par la falsification des comptes rendus d’incidents (CRI) pour maquiller les faits. Il est ainsi fréquent que les surveillants se contentent d’écrire qu’ils ont eu recours à l’« usage strictement nécessaire et proportionné de la force ». À Poitiers, où une détenue a récemment porté plainte contre des surveillantes pour violences, ces dernières ont expliqué que « l’usage de la force strictement nécessaire [a été] l’unique moyen de mettre fin à l’incident ». Une formule commode, a fortiori quand ces CRI sont difficilement contestables au sein de la détention. « Vous connaissez la formule magique ? “Nous avons utilisé la force strictement nécessaire.” Vous mettez tout dedans, c’est ça qui est magique. Mais le “strictement nécessaire”, c’est du pipeau », expliquait ainsi un surveillant à l’OIP.
Parfois, les mensonges vont même plus loin. À Meaux, avant que le témoignage anonyme ne vienne contredire leur version, les surveillants étaient unanimes pour écrire que l’intervention s’était bien déroulée, sans mentionner aucun coup. À la prison de Saint-Quentin-Fallavier, un surveillant accusé de violences sur un détenu avait commencé par expliquer que le détenu avait fait un malaise et s’était cassé le nez en tombant sur son frigo… À Val-de-Reuil, deux surveillants ont expliqué que le détenu s’était frappé « tout seul contre le sol, de rage ». Au procès, une phrase, glaçante, témoignera du caractère totalement banalisé de ce procédé au sein de l’établissement : « Ok, je mets comme d’habitude, qu’il s’est cogné ? » Des pratiques sur lesquelles il arrive que la hiérarchie préfère fermer les yeux. « Tout le monde savait que c’était un faux, et je n’ai pas eu de remarques. Au-dessus de moi, ils ont tout vu, à aucun moment ils ne l’ont dit », expliquera ainsi l’un des surveillants de Val-de-Reuil lors de son procès.
Au procès, une phrase, glaçante, témoignera du caractère totalement banalisé de ce procédé au sein de l’établissement : « Ok, je mets comme d’habitude, qu’il s’est cogné ? »
Autre point commun à ces affaires : la difficulté pour les personnes détenues d’accéder à des soins. À Val-de-Reuil, rien ne sera fait par l’administration pour que le détenu violenté voie un médecin : il sera emmené à l’hôpital plus de dix heures après les coups, à la seule initiative du policier le recevant en garde-à-vue. « Le détenu a refusé de voir un médecin », avaient même écrit les surveillants dans leur compte rendu d’incident. À Poitiers, la plaignante explique n’avoir vu le médecin que le lendemain des coups, en fin de matinée. En 2014, à Moulins, le détenu ne verra un soignant que deux jours après les faits, et la première radiographie des côtes ne sera effectuée que quatorze jours plus tard. Chaque jour passé sans pouvoir consulter un médecin est lourd de conséquences : avec le temps, les lésions s’estompent, et peuvent même totalement disparaitre. Les certificats médicaux sont pourtant le plus souvent la seule preuve que les personnes détenues peuvent apporter à l’appui de leur plainte, faute de témoin ou d’image. Car les violences sont le plus souvent commises à l’abri de l’œil des caméras de surveillance et, lorsque ce n’est pas le cas, les enregistrements sont quasi systématiquement écrasés avant que les victimes ne soient parvenues à les faire conserver par la justice… quand ils existent : « Étonnamment, la caméra piétonne dont est équipée l’équipe d’intervention ne fonctionnait pas », souffle ainsi le surveillant anonyme de Meaux.
Une certaine clémence des juges
Dans l’affaire de Val-de-Reuil, la justice a fait preuve d’une sévérité rare en première instance, en condamnant le principal accusé à deux ans de prison ferme, assortie d’une interdiction définitive d’exercer en tant que surveillant pénitentiaire. Et les peines requises en appel sont encore plus sévères : quatre ans de prison, dont trois fermes pour le principal accusé, du sursis pour les autres surveillants mis en examen et, une fois n’est pas coutume, un refus de dispense d’inscription au casier judiciaire. Une décision loin d’être commune : dans ce type d’affaires, les peines prononcées apparaissent souvent bien clémentes, en particulier lorsqu’on les compare aux peines dont les agents pénitentiaires peuvent écoper pour d’autres infractions – comme l’introduction d’un téléphone dans un établissement. Aussi, prison avec sursis et dispense d’inscription au casier judiciaire sont le plus souvent prononcées dans les affaires de violences, permettant de facto à leurs auteurs de continuer à exercer la profession de surveillant. Ainsi, à Ducos, où un gradé a été reconnu coupable d’avoir frappé deux détenus à coups de poings au visage, une peine de quatre mois de prison avec sursis, avec non-inscription au casier judiciaire a été prononcée. En interne, son comportement a été sanctionné d’un mois de suspension ferme, et il est aujourd’hui de retour en détention. « En contact avec ces mêmes détenus qu’il a frappés », précise un surveillant.
Par Charline Becker
(1) CGT pénitentiaire, CP de Meaux, 5 février 2021, « Le crédo du lâche ».