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Lettre ouverte au garde des Sceaux : il est essentiel de ne pas céder aux sirènes démagogiques de toujours plus de répression

Mardi 8 octobre 2024

Monsieur le garde des Sceaux,

La situation est dramatique et l’urgence totale. Dans un contexte phagocyté par des discours politiques et médiatiques démagogiques fondés sur une désinformation de masse, votre première responsabilité consiste probablement à dire aux citoyen nes français.es l’état réel de nos politiques pénales et pénitentiaires, les violations structurelles des droits humains auxquelles elles conduisent dans les prisons françaises, leur échec à protéger et ce qu’elles traduisent en termes de projet de société.

Près de 79 000 personnes sont détenues. Une sur quatre attend d’être jugée, et parmi celles qui sont condamnées, une sur trois l’est à une peine inférieure à un an[1] : des chiffres à rebours de l’idée de « courtes peines » non effectuées entre les murs. Au total, ce sont 20 000 personnes détenues de plus en quatre ans, 40 000 de plus en quarante ans. Sans corrélation aucune avec la croissance démographique, de 23% depuis le début des années 1980 contre une augmentation de 141% de la population carcérale. Pas plus qu’avec l’évolution de la délinquance, comme l’a publiquement rapporté la Cour des comptes, dont vous avez été le Premier président pendant dix ans, en octobre dernier : « alors que les enquêtes dites de “victimation” menées par l’Insee font état d’une certaine stabilité des faits de délinquance dont les ménages ont été victimes, la réponse pénale à la délinquance s’est durcie au cours des dernières années. »[2]

Dans les maisons d’arrêt, où sont enfermées près de 70% des personnes détenues, le taux d’occupation moyen dépasse 153%. Elles y sont entassées 22h voire 23h sur 24, à deux ou trois – parfois plus –, dans des cellules souvent insalubres d’environ neuf mètres carrés. Des milliers doivent dormir sur des matelas de fortune posés à même le sol : elles étaient 3 609 dans ce cas au 1er septembre.

Alors que la situation ne cesse de s’aggraver, cette surpopulation carcérale n’indigne plus, tout comme la vétusté, la présence de rats, les difficultés dramatiques en termes d’accès aux soins ou les carences structurelles d’accompagnement par les services d’insertion et de probation. Jusqu’aux juges administratifs qui n’y voient aucun motif d’urgence à enjoindre à l’administration de prendre les mesures nécessaires. Jusqu’aux représentant es du gouvernement et aux parlementaires qui remettent en cause les conventions européennes et internationales de protection des droits les plus fondamentaux, pourtant plus que jamais nécessaires.

Chez certains pays voisins, le risque de dépasser 100% d’occupation dans les établissements pénitentiaires est suffisant à justifier un plan d’action d’urgence. Aussitôt formé, le nouveau gouvernement britannique a ainsi mis en place un dispositif de régulation carcérale. Cette position confirme que si la situation dramatique perdure en France, c’est uniquement parce que les gouvernements successifs ont estimé que les droits humains des personnes incarcérées étaient secondaires – voire que les traitements inhumains ou dégradants pour lesquels la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme faisaient partie intégrante de la peine.

Un mécanisme contraignant de régulation carcérale, demandé par de nombreuses organisations et institutions nationales et internationales, ne consisterait pourtant qu’à contraindre les acteurs judiciaires et pénitentiaires à utiliser les dispositifs légaux déjà existants, et à étendre si nécessaire les possibilités d’y recourir de manière combinée ou alternative[3]. Pour ne citer qu’un exemple, aux antipodes des discours démagogiques appelant à réduire les aménagements de peine, plus des deux-tiers des personnes détenues condamnées sortent de prison sans avoir accédé à un aménagement de fin de peine, pourtant prévu par la loi comme une transition de principe entre la détention et le retour à la liberté.

Faut-il également rappeler que le nombre de personnes détenues aujourd’hui excède déjà largement les 75 000 places prévues à horizon 2027, et que « la construction de nouveaux établissements n’a jamais permis de faire face à un besoin qui dépasse rapidement les capacités nouvelles », comme l’a noté la Cour des comptes dans le récent rapport précité ? Pire, qu’elle s’est toujours accompagnée d’une augmentation parallèle du nombre de personnes détenues[4] ?

Vous avez, Monsieur le garde des Sceaux, la responsabilité de ne pas céder aux sirènes démagogiques que traduisent plusieurs propositions de loi déjà déposées. Celle visant à durcir la peine encourue en cas de refus d’obtempérer[5] risque de produire l’inverse des prises de position annoncées, ici que les peines prononcées par les magistrats ne correspondraient pas aux peines maximales encourues et seraient dès lors insuffisantes, là qu’il existerait un « droit à l’inexécution des peines ». En creusant le différentiel avec les peines prononcées, augmenter encore les peines encourues conduirait en effet, au contraire, à accentuer l’idée d’une justice laxiste.

Autre éternel serpent de mer : l’instauration de peines planchers[6]. Consistant en une approche purement idéologique et dogmatique du traitement de la délinquance et de la lutte contre la récidive, elle avait suscité l’opposition raisonnée de deux gardes des Sceaux entre 2002 et 2007[7], et concernant laquelle vous aviez noté en 2007 qu’elles « ne manquer[aient] pas d’avoir un effet multiplicateur sur le nombre des détentions »[8]. Ces propositions s’inscrivent pleinement dans une dynamique répressive qui banalise le recours à la prison[9].

Il ne vous faudra pas davantage céder aux sirènes sécuritaires dont s’est fait l’écho votre prédécesseur qui, dans un accord conclu sans transparence aucune et sans autre concertation que celle de quelques syndicats pénitentiaires, a affirmé sa volonté de limiter les extractions des personnes détenues au détriment des droits de la défense et à la santé, ou encore envisagé d’élargir les possibilités de fouilles à nu systématiques des personnes détenues à rebours des recommandations internationales. Ce dernier point est d’autant plus inquiétant qu’il semblerait que la généralisation de ces fouilles soit d’ores et déjà intégrée dans un projet de loi gouvernemental en cours de finalisation. Aux côtés d’un autre texte qui prévoirait de punir de trois ans de prison les parents « dont la soustraction à leurs obligations légales aurait entraîné la commission d’un délit par leur enfant »[10].

D’autres annonces faites par le Premier ministre dans le cadre de son discours de politique générale le 1er octobre nous alarment particulièrement, comme l’atténuation de l’excuse de minorité ou l’instauration de la procédure de comparution immédiate pour les enfants – une procédure profondément inéquitable et qui conduit à huit fois plus de risque d’être condamné à une peine de prison ferme[11]. Elles nous ont conduites à adresser, hier, une lettre ouverte à Monsieur Barnier.

Des politiques pénales et pénitentiaires radicalement alternatives sont possibles, au-delà d’être absolument nécessaires et urgentes. L’Observatoire international des prisons – section française, se tient à votre écoute pour échanger avec votre cabinet.

Contact presse : Sophie Deschamps · 07 60 49 19 96 ·  sophie.larouzeedeschamps@oip.org

 

[1] Ministère de la Justice, Séries statistiques des personnes placées sous main de justice, 1980-2023.

[2] « Une surpopulation carcérale persistante, une politique d’exécution des peines en question ».

[3] « Pour la CNCDH, rien ne fait obstacle à une régulation carcérale contraignante », Dedans Dehors n°123, juillet 2024.

[4] Entre 1990 et 2024, le nombre de places de prisons a augmenté de 25152. En parallèle, le nombre de personnes détenues augmentait de 30477.

[5] Proposition de loi n°245 visant à sanctionner plus lourdement les refus d’obtempérer.

[6] Proposition de loi n°262 sur l’instauration de peines planchers pour certains crimes et délits.

[7] Voir notamment : « Peines planchers : dangereuses et illusoires », communiqué de presse, 13 juin 2007.

[8] Proposition de loi n°478 sur la peine et le service public pénitentiaire, 5 décembre 2007.

[9] Voir notamment : « Fabrique de la loi : la boulimie carcérale », Dedans Dehors n°120, octobre 2023.

[10] « Justice des mineurs : les contours du projet de loi laissé par Gabriel Attal à Michel Barnier », Le Figaro, 8 septembre 2024.

[11] Virginie Gautron et Jean-Noël Retière, « La justice pénale est-elle discriminatoire ? Une étude empirique des pratiques décisionnelles dans cinq tribunaux correctionnels », 2013.

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