Khaled a passé près de trois décennies en prison, entre les années 1980 et 2020. Un temps émaillé d’« incidents » qui l’ont mené droit au quartier disciplinaire. Avec, d’hier à aujourd’hui, toujours les mêmes abus, les mêmes souffrances, le même quotidien dénué de sens.
« Durant mes différentes peines, j’ai pris pas mal de mitard. Ça part souvent d’une injustice. À Fresnes, en 1997, après une fouille de cellule, j’avais retrouvé mes affaires sens dessus dessous, les photos de mes enfants au sol, pleines de café, d’huile… J’ai protesté, j’ai hurlé que ce n’était pas une fouille mais un cambriolage, que ce n’était pas normal, qu’ils pouvaient fouiller la cellule proprement – d’autant qu’en MA [maison d’arrêt], on n’a quand même pas grand-chose. Ils ont déclenché l’alarme. Une dizaine de surveillants m’a emmené manu militari au mitard. Je n’ai porté aucun coup mais j’ai quand même pris trente jours.
Plus tard, j’ai fait du QD [quartier disciplinaire] à la maison d’arrêt Bonne Nouvelle de Rouen. Comme j’appartenais au grand banditisme, j’étais étiqueté DPS [détenu particulièrement signalé] et placé à l’isolement. À chaque fois que je sortais de cellule, ils me mettaient les menottes, ils me foutaient à poil, me fouillaient, m’amenaient en promenade ; puis je revenais en cellule, ils me remettaient à poil, me fouillaient une deuxième fois. Pareil quand j’allais à la douche ou au parloir, alors que j’avais un hygiaphone ! C’est pour te casser. Un jour j’ai protesté. J’ai pris vingt jours de mitard pour menaces – ce qui était faux, je les avais juste insultés. J’avais deux témoins, des auxis. J’ai demandé qu’ils soient cités, avec leur accord. L’AP [administration pénitentiaire] a refusé. À l’époque, il n’y avait pas d’avocat (lire page 26).
En 2014, j’ai refait du mitard à Poissy. On avait fait un blocage de promenade pour dénoncer des violences sur des détenus. Je n’étais pas un meneur, j’allais en promenade quand on m’a dit “il y a blocage”. On est restés jusqu’à minuit. Il n’y avait jamais eu de mouvement collectif à Poissy en quinze ans ; ce jour-là, ils sont tombés de haut. Quand je suis passé au prétoire, j’ai assumé. Face à toi, il y a le directeur ou le sous-directeur le plus souvent, et un gradé ou un surveillant. Et aujourd’hui il y a un “civil” – en l’occurrence un ancien professeur, une personne âgée qui piquait un peu du nez. J’avais un avocat, mais c’est comme le civil, c’est de la poudre de perlimpinpin : il nous a vus cinq minutes chacun, on n’a rien préparé ensemble, car il avait une dizaine de dossiers – on était plus d’une vingtaine à passer en commission de discipline pour ce blocage. L’avocat n’est pas pris au sérieux, ils n’écoutent pas. Je leur ai dit “il y a ce qui est légal, et il y a ce qui est moral. Vous avez frappé un détenu. Je sais que c’est interdit de bloquer la promenade, mais c’est le seul moyen qu’on avait.” J’ai pris quatorze jours de mitard dont quatre avec sursis.
« La prison dans la prison, la solitude dans la solitude »
À Fresnes, en 1997, c’était le mitard à l’ancienne : tous les matins, à 7h, on devait rendre le matelas et la couverture. On n’avait pas le droit de s’allonger sur le “lit” en béton. Fallait rester assis, les surveillants passaient pour contrôler. Une demi-heure de promenade dans une cour grillagée pour toute sortie et trois livres par semaine pour seule distraction – des vieux bouquins cornés, tachés, des biographies de Max Gallo sur Napoléon, par miracle un roman, un Jack London. On avait droit à trois douches par semaine. Moi j’étais en bout d’aile : quand c’était mon tour, il n’y avait plus d’eau chaude dans le ballon. La nourriture, c’est pareil : quand ils arrivaient à moi, il ne restait pas grand-chose à manger. On avait un bout de pain, que je rationnais. On m’avait donné une bouteille en plastique quand je suis arrivé, on ne m’avait pas dit pourquoi. Je l’ai compris après : c’était pour l’enfoncer dans les toilettes turques pour éviter que les rats ne rentrent par les canalisations. Un jour, l’un d’entre eux a mangé le petit bout de pain qui me restait.
Même sans parler de conditions aussi indignes, le mitard, c’est la prison dans la prison, c’est la solitude dans la solitude. Tu sors une heure par jour, tu n’as plus de parloirs, tu n’as pas tes affaires, tu n’as pas tes cantines… tu n’as rien. Tu as juste ton tabac – et encore, quand tu as la chance d’en avoir ! La plupart des incidents que j’ai vus au QD, c’était par rapport au tabac.
Quel est le sens d’une punition quand la personne est livrée à elle-même, vingt-trois heures sur vingt-quatre, sans rien, parfois même sans bouquins, quand le surveillant n’a pas eu le temps de passer avec le chariot ? Pour écrire, on avait un stylo et une feuille – une seule feuille A4 ! Pendant vingt jours, qu’est-ce qu’on fait, à part tourner en rond et fumer ? Qu’est-ce qu’on fait, à part ruminer dans sa cellule ? Pendant des jours, des semaines, tu ne peux pas te raser, tu ne peux pas aller chez le coiffeur. Parfois, on te laisse toute ta sanction avec les vêtements que tu portais en entrant. Avec trois douches par semaine, tu sens mauvais… tout est fait pour te réduire à l’état de loque. Est-ce que la sanction doit enlever à l’homme le peu de dignité qu’il lui reste, le pousser vers ses côtés les plus sombres ?
Au mitard, on ne se repent pas, mais on peut se pendre. Un matin au QD de Fresnes, quand ils ont ouvert ma porte, ils n’avaient pas le ton de d’habitude, ils étaient aimables. On sentait bien qu’il s’était passé quelque chose ; ça s’activait, on entendait des bruits de couloirs. Ce matin-là, on n’a pas pu sortir. Et en fin de compte, on a appris qu’un mec s’était pendu. Il avait 25 ans, il lui restait trois mois à faire.
« Zone de non-droit »
Les surveillants affectés au mitard sont souvent triés sur le volet. Ce ne sont pas les surveillants les plus humains, ce sont les plus revanchards, les plus vindicatifs. Ce qu’ils attendent, c’est que tu courbes l’échine. Quand j’étais à Fresnes, je suis tombé sur une équipe connue pour son racisme. C’est eux qui m’ont géré pendant un mois, et ça s’est très mal passé. Je les entendais frapper des détenus : ils provoquaient l’incident, faisaient sonner l’alarme et en profitaient pour donner des coups. Ils ne me frappaient pas parce que j’avais du répondant, que j’avais un avocat qui venait toutes les semaines et que j’étais encore en préventive : ils ne tenaient pas à ce que j’arrive cabossé chez le juge d’instruction. Un jour, j’ai écrit un courrier à ma belle-sœur de l’époque, en lui racontant ma journée et en lui disant que j’étais tombé sur des fachos. À la suite de quoi ils ont bloqué le courrier, ils m’ont fait un rapport et en représailles, ils m’ont affamé. Jour après jour, j’avais de moins en moins de lait au fond du bol le matin. Quand ils ont vu que je ne lâchais pas, ils ont arrosé ma couverture au jet d’eau pendant que j’étais en promenade – on était au mois de janvier, il faisait dix ou douze degrés dans la cellule. Quand j’ai récupéré le matelas et les couvertures le soir, ils étaient trempés.
Encore aujourd’hui, le QD reste une zone de non-droit. J’ai fait le tour des maisons centrales de France, j’en ai vu des injustices, des abus de pouvoir, des iniquités… Partout où j’ai été détenu, il y a toujours eu une équipe de surveillants qui était là pour casser du détenu, et c’est très rare que les directeurs de prison arrivent à s’en débarrasser. Des matons me l’ont dit : le directeur ne fait que passer. Il reste trois ans au maximum, puis il s’en va, un autre arrive… mais les surveillants et le chef de détention, eux, restent. Une fois, il y avait eu un problème entre un détenu et un surveillant. Le directeur voulait en savoir un peu plus et faire son enquête. Le chef de détention s’y est opposé ; le directeur n’a rien pu faire. D’autant qu’ils sont capables de magouiller les rapports, de faire des faux en écriture. Tu as beau dire que tu n’as pas insulté, c’est la parole du détenu contre celle du surveillant, c’est le pot de terre contre le pot de fer.
Je n’ai jamais fait de recours contre une sanction injuste. Le recours hiérarchique, ils te répondent quand tu as fini ton mitard. Ils ne te remboursent pas, tu n’es pas indemnisé pour préjudice moral. Il y a des gens qui écrivent très bien en prison, mais pourquoi faire des démarches en sachant qu’elles vont te porter préjudice et que tes lettres ne vont jamais arriver à leur destinataire ? J’ai vu des personnes écrire des pages et des pages, dénoncer l’injustice au Contrôleur des prisons… et le courrier n’est jamais arrivé ! Il est censuré, il est bloqué… Ça continue à être une zone de non-droit, la prison.
Moi, j’avais de la chance, j’avais des visites : les courriers pour les procédures, je les faisais toujours sortir par le parloir. En 2017, j’ai fait un recours contre les réveils nocturnes systématiques que je subissais, et j’ai eu la décision en juillet 2022 – tu comprends pourquoi les détenus laissent tomber…
« Sentiment d’injustice »
Le sentiment qui domine, au plus profond de toi-même, c’est un sentiment d’injustice. Tu te sens encore plus mal quand tu y es pour de mauvaises raisons. Tu te dis : pourquoi on me met trente jours de mitard, pourquoi on atteint à ma dignité, alors que j’ai juste gueulé parce qu’on avait retourné ma cellule ?
C’est d’autant plus dur qu’au QD, tu es à leur merci. Pour la promenade, ils te disent “Ceux qui veulent aller en promenade, mettez un drapeau !”. Je prenais mon bon de cantine, je mettais le drapeau – j’en mettais deux parfois. Un matin, ils ont enlevé les drapeaux, ce qui normalement veut dire “j’ai noté que telle cellule veut sortir”. Au premier tour de promenade, ils ne sont pas venus me chercher. J’ai frappé à la porte et au lieu de venir, ils ont crié du bout de l’aile : “Qu’est-ce qu’il y a, pourquoi vous tapez comme ça Monsieur M. ? La promenade ? Ah ben toi, t’as pas mis de drapeau !”. “Bien sûr que si, j’en ai même mis deux, surveillant !” “Ah non, on n’a pas vu de drapeau !” Combien de fois j’ai connu ça ! Qu’est-ce que tu fais ? Tu es dans ta cellule, tu commences à bouillir, tu te dis “mais pourquoi ils me font ça ?” J’ai compris pourquoi les jeunes taguaient la cellule, cassaient le lavabo, mettaient le feu… Si tu n’as pas un peu de self-control, si la raison ne l’emporte pas, moi j’ai connu des détenus qui, sortis du mitard, n’étaient plus récupérables : ils étaient entrés dans une espèce de haine… Et d’autres, des bons mecs, se sont mis à prendre des cachetons, prescrits par les médecins qui passent au QD – pas parce qu’ils étaient malades, parce qu’ils n’arrivaient plus à dormir. On les voyait sortir complètement vaseux… Et quand tu prends des cachets pendant un mois, ben après c’est fini, tu es accroché.
Et quand tu ressors, c’est la double peine : non seulement on t’a sanctionné dans des conditions indignes, mais en plus, même si ça se passe bien et que tu as fait ton mitard sans qu’il y ait d’incident, le lendemain ou le surlendemain de ta sortie du mitard, surprise ! On te fait signer un papier qui dit que comme tu as pris vingt jours de QD, on te retire quarante jours de crédits de réduction de peine. Puis tu reçois une lettre du greffe qui t’informe qu’il a recalculé ta date de libération…
En réalité, tu n’es pas absout après avoir purgé ta sanction, surtout si c’était un problème avec un surveillant. Quand je préparais mon aménagement de peine, la juge m’a reparlé d’un incident qui avait eu lieu quinze, vingt ans plus tôt ! Quand bien même tu as évolué, ça te poursuit. Jusqu’à la fin. »
Propos recueillis par Laure Anelli
Cet article est paru dans la revue DEDANS DEHORS n°119 – août 2023 : Discipline en prison : la punition dans la punition