Professeure de carrière, Danièle est intervenue en prison entre 2003 et 2012. Avant de diversifier ses interventions et d’organiser des ateliers de lecture, d’écriture et de revue de presse, elle a mis en place des groupes de parole. Elle revient sur cette expérience.
« J’ai commencé à intervenir en 2003. Pourquoi la prison et pas les restos du cœur ? Je pensais que je pouvais peut-être, dans une modeste mesure, amener du sens dans ce lieu qui n’en avait pas forcément. En tant que citoyenne et en tant que prof. Mon idée était d’utiliser ce que j’avais appris à faire au lycée pour des ados en difficultés. Je souhaitais mettre en place un groupe de parole.
Quand on arrive dans une prison, on découvre tout un scénario dans lequel il faut rentrer : des portes qui s’ouvrent, un sas… C’est un monde à part, avec son fonctionnement, ses propres codes. La découverte du lieu est psychologiquement marquante. J’ai vite réalisé que je découvrais le côté obscur de notre société.
Les groupes de discussion réunissaient cinq à six détenus qui n’avaient pas ou très peu de visites, très isolés en détention. Au départ c’était assez rigolo, parce qu’ils ont pensé que c’était le bureau des réclamations. Ils disaient : « La gamelle est servie froide… J’ai écrit trois fois à mon CPIP [conseiller d’insertion et de probation] et il ne m’a toujours pas répondu… » Ils étaient tellement surpris d’avoir un espace pour s’exprimer avec quelqu’un de l’extérieur ! Pour contrer la méfiance, je devais toujours répéter : « Je ne fais pas partie de l’administration pénitentiaire, je suis bénévole. » Alors la relation de confiance, et de respect surtout, pouvait s’installer. Je n’ai jamais eu aucun problème, même avec des gens pourtant présentés comme dangereux par l’administration.
Quand on arrive dans une prison, on découvre tout un scénario dans lequel il faut rentrer : des portes qui s’ouvrent, un sas… C’est un monde à part, avec son fonctionnement, ses propres codes.
L’objectif de cet atelier était, par la parole, de « se réconcilier avec soi-même ». Ils comprenaient très bien cette expression. Beaucoup pensaient, parce qu’on les en avait persuadés, qu’ils n’étaient que « des bons à rien », « des délinquants », « des taulards ». Le système les rétrécit et ne les tire pas vers le haut. Le but était de les sortir de cette image dégradée d’eux-mêmes, de les réconcilier avec la part d’eux-mêmes qui doit être valorisée. Quelques fois, quand on mettait par écrit certaines de leurs paroles, ils n’étaient pas persuadés que c’était bien eux qui les avaient prononcées. Nous n’avions pourtant fait que les retranscrire !
Dans la discussion, on partait toujours de choses très simples. Le thème du voyage intérieur revenait souvent. Nous avons travaillé par exemple sur celui d’Ulysse. L’idée était de leur faire réaliser qu’eux aussi étaient en voyage, et de les faire s’exprimer sur « leur Odyssée », avec son lot d’obstacles, de souffrances, de ruses et de stratagèmes à déployer pour, finalement, retrouver un jour son île, sa famille, etc. Il y avait un peu de pudeur, mais petit à petit, beaucoup de choses se libéraient. Il y avait toujours cette règle absolue de la bienveillance entre eux. Ecouter les autres sans jugement : c’était extrêmement important, dans un lieu régit par la violence et les rapports de force. Ça les aidait à s’apaiser et à nouer des liens.
Le plus difficile pour moi, dans tout ça, était le moment où nous partions : ils nous raccompagnaient jusqu’au dernier sas ; on franchissait la grille, mais eux restaient derrière. C’est là qu’on prend la mesure de ce qu’est l’enfermement. J’essayais de ne pas faire éponge. Lorsque nous étions en binôme, nous avions des temps de débriefe. Mais lorsque j’étais toute seule… Même s’ils ne racontaient jamais que des morceaux de vie, je voyais bien ce que pouvait être leur parcours, quand je reconstituais le puzzle. On sentait tellement de souffrance, pas forcément par rapport à l’enfermement qu’ils étaient en train de vivre, mais dans leur histoire de manière générale. J’ai compris qu’on arrivait rarement en prison par hasard. Même s’il y a les accidents de vie, j’ai pu voir qui on enferme dans notre société : les pauvres, à tous points de vue. Qu’on s’efforce de ne pas montrer à l’extérieur.
Cette expérience m’a permis de prendre la mesure de ce qu’était réellement la privation de liberté, au sens intégral du terme : en prison, on n’enferme pas que le corps, on enferme tout l’être. L’esprit aussi est enfermé, parce que les gens sont obligés, à un moment donné, de se soumettre. Je connais des détenus qui, pour avoir des remises de peine, ont été obligés d’aliéner le peu de liberté d’esprit qui leur restait. C’est cet enfermement de l’esprit qui me paraît le plus grave, cette entrave qu’on met à la liberté de penser. Il n’y a pas suffisamment de lieux d’expression pour les détenus. Et chaque fois qu’ils s’expriment, ça se retourne à un moment contre eux, comme un boomerang. Enfin, j’ai appris qu’il fallait toujours aller chercher en chacun l’humain, au-delà des actes commis. Je n’étais pas informée de la raison pour laquelle ils étaient incarcérés et je ne m’y intéressais absolument pas, sauf s’ils voulaient eux-mêmes me le dire. Mon idée a toujours été de les pousser vers l’avant, pas de les ramener à leur acte. Tout se passait sans aucun jugement. Cela m’a confortée dans l’idée que quelle que soit la raison pour laquelle ils étaient là, j’avais en face de moi des gens qui souffrent, des gens qui rient aussi, des humains. »
Recueilli par Anne Chereul