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« Elle était morte et je ne le savais pas »

En septembre 2016, Fatouma apprend la mort de sa mère au cours d’un parloir. Dès lors, sa douleur sera doublée d’un sentiment d’incompréhension : plusieurs jours se sont écoulés entre la date du décès et celle de son annonce. Un récit qui fait écho aux traumatismes des nombreuses personnes incarcérées privées d’assister aux obsèques d’un proche.

Ma mère est morte le 30 septembre 2016 et j’ai été mise au courant presque deux semaines plus tard. Le jour où on l’enterrait, je passais devant le prétoire. J’ai atterri au mitard et j’y suis restée huit jours. À ma sortie, ils m’ont mise en cellule avec O. Ça allait, enfin, je faisais ma détention comme tout le monde. Le 12 octobre, coïncidence, O. me propose de rester en cellule pour regarder un film sur la guerre d’Algérie, l’indépendance, etc. D’habitude, je n’aime pas trop m’intéresser à tout ça, parce que je suis née en France et que mes parents viennent d’Algérie. J’aime la France comme j’aime l’Algérie, vous voyez, j’aime les deux. Mais là, je décide de regarder avec elle. Et finalement, je n’arrête pas de commenter : « Là, ma mère – c’était une activiste à l’époque – elle avait tel âge, là, elle faisait ça », etc. Au moment où je parlais d’elle, où je pensais fort à elle, elle était morte et je ne le savais pas.

Je vais toujours en promenade l’après-midi, j’ai besoin de bouger. Cet après-midi-là – je n’oublierai jamais ce moment – on m’appelle au haut-parleur de la cour. Je ne sais pas pourquoi, je ne voulais pas entendre mon nom. Je suis allée vers une fille, une Belge, et je l’ai embrouillée : « Vas-y toi, ils sont en train de t’appeler. » Elle m’a répondu : « Non Fatou, je te jure que c’est toi. Mais si ça peut te faire plaisir, je vais y aller. » Quand elle est revenue, elle m’a dit : « Fatou M., c’est bien toi ? C’est toi qu’ils appellent. » Donc j’y vais, et là, je vois que la surveillante ne me regarde pas dans les yeux, alors que ce n’est pas son genre. À ce moment-là, je ne vais pas vous mentir, je crois que c’est la police qui vient me rattraper pour une connerie que j’avais faite avant. Et puis je vois qu’il y a aussi un surveillant, qui d’habitude ne vient pas chez les femmes. Elle lui dit : « Vas-y toi, moi je ne peux pas. » Alors il me dit seulement : « Parloir avocat. » C’était bizarre, parce qu’il n’était jamais venu me voir avant, l’avocat. Et je me rends compte qu’il est 16 heures, qu’il n’y a pas de parloirs avocats à cette heure-là. Le surveillant marche devant moi, alors que d’habitude, ils marchent derrière nous – je m’en rappelle parce qu’il était très grand, balèze et tout. Et là, dans le parloir, je vois ma grande sœur et ma cousine. Elles avaient fait la route jusqu’à Perpignan depuis la Normandie, alors qu’il ne me restait qu’un mois à faire ; j’ai compris direct. Mais je ne savais pas si c’était mon père ou ma mère.

« Je me suis mise à parler de tout et de rien – sauf de ça »

Ma sœur a commencé par prendre des pincettes… puis elle m’a annoncé. Je pensais qu’elle allait me dire que quelqu’un venait de mourir, mais elle me lâche qu’elle rentre d’Algérie, que ça y est, ma mère a été enterrée. Le jour où je passais au prétoire. Elle m’a dit que ça a été très dur pour eux mais que ma mère n’a pas souffert. Elle m’a aussi raconté qu’elle avait appelé la prison pour les informer, pour que je sache, et qu’on lui avait raccroché au nez. Je n’ai pas pleuré sur le coup, parce que je ne voulais pas qu’elle reste. Comme je sortais du mitard, j’étais épuisée, habillée comme une pouilleuse… Je n’étais pas bien. Je me souviens que je me suis mise à parler de tout et de rien – sauf de ça. Ma sœur, elle ne vient pas du même milieu que moi. Elle travaille pour le Conseil général, elle a son pavillon, sa résidence secondaire, son mari, les enfants… Moi, c’est la rue et tout ça. Je me suis excusée de l’avoir fait rentrer dans ma vie, dans mon milieu. J’avais déjà fait plusieurs fois de la prison, mais jamais je n’avais demandé qu’on vienne me rendre visite. Je ne voulais pas de mandat, rien. Alors ma sœur est partie. Elle avait fait mille kilomètres pour à peine plus de cinq minutes de parloir. Et là, d’un coup, j’ai eu froid, mais d’une force… Quand je suis rentrée en détention, je ne pleurais toujours pas. Là, dans la coursive, je croise S. Je me rappellerai toujours d’elle. Quand je suis arrivée en prison, S., elle était dans le coma, elle avait fait une overdose. Même si je ne la connaissais pas, j’avais peur qu’elle meure, c’était bizarre. J’ai eu envie de lui parler : « Il faut que je te dise un truc. Je viens de perdre ma mère. On vient de me le dire. » Elle a été choquée, elle m’a dit qu’elle était désolée pour moi. J’ai continué à avancer, et j’ai croisé B. Au début, elle voulait me mettre à l’amende, mais par la suite nos relations se sont améliorées, et on a fini par devenir amies. B. me raconte qu’elle venait de voir sa fille au parloir. Elle était trop contente. Je n’allais pas lui casser son délire en lui disant que ma mère était morte. Alors je lui ai répondu : « C’est bien… Je suis contente pour toi. » Et puis la surveillante cheffe est venue me voir avec sa collègue, et c’est là que j’ai craqué. J’ai commencé à pleurer. Elles ont fait ce qu’elles pouvaient pour me réconforter. On a parlé. La cheffe m’a dit qu’elle avait perdu son père. Je n’étais plus une détenue, elles n’étaient plus des surveillantes.

« J’étais là sans y être »

Plus tard, un gradé avec qui j’avais eu des différends m’a appelée. Il m’a dit : « Je suis sûr que vous êtes quelqu’un de bien », il m’a présenté ses condoléances et tout. Mais juste après, un autre m’a annoncé que j’allais repasser au prétoire, pour des insultes à une surveillante. Je venais de perdre ma mère, alors vous pensez bien que je m’en foutais, mais à un point… Je leur ai dit : « Vous pouvez me mettre au mitard direct si vous voulez, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Si c’était à refaire, je le referai. » Je me suis dit : je viens de perdre ma mère et eux, ils m’expliquent que je dois être sanctionnée pour des insultes ! Quand je suis rentrée en cellule, j’ai voulu préserver O., parce qu’elle était jeune. Mais elle a vu que j’avais une drôle de tête, du coup elle m’a demandé ce qu’il se passait. Je lui ai dit qu’on venait de m’annoncer le décès de ma mère. « Nooon ! Tu me parlais d’elle ce matin en plus… » Elle était choquée. Je me rappelle qu’elle a mis du rap après. Moi je pétais les plombs, je me demandais comment j’allais faire pour tenir ici. Ma tête n’était plus en prison, je pensais à la tombe de ma mère, à dix mille choses. J’étais là sans y être.

J’ai commencé à pleurer. Elles ont fait ce qu’elles pouvaient pour me réconforter. Je n’étais plus une détenue, elles n’étaient plus des surveillantes.

Quand je suis ressortie en promenade, les filles ont essayé de me réconforter. Il y en avait une qui venait de perdre son père, dans l’Oise. Elle ne voulait parler qu’avec moi. Elle avait peur qu’on ne la laisse pas sortir pour assister aux funérailles. Elle avait une audience en visioconférence avec le juge. Je lui ai dit : « Essaye, parle avec ton cœur, pour moi c’est foutu. » Une autre détenue de Perpignan a perdu son fils de 19 ans, il est mort d’un accident. C’est pire, la pauvre. Elle n’a pas pu assister aux obsèques, elle n’a pas su faire les démarches… Le père de S. est décédé aussi. Au moment où c’est arrivé, son frère était en prison à Perpignan. Leur mère avait fait les démarches et le frère attendait sa permission de sortie. Les obsèques étaient à Perpignan, pas en Algérie ou en Normandie. Mais il n’a pas pu y aller finalement, faute d’escorte… Et on ne lui a dit que c’était impossible qu’au bout de 48 heures.

Ils ne se rendent pas compte des conséquences psychologiques du fait de ne pas pouvoir être présent aux funérailles. Et encore, moi je n’ai pas eu à attendre, à me demander si oui ou non j’allais pouvoir sortir. Ils ne se rendent pas compte des conséquences sur la famille aussi. Après, j’ai eu très peur de perdre aussi mon père… J’ai pu lui téléphoner, en cachette – c’est quelqu’un de l’administration pénitentiaire qui a été adorable et m’a laissée l’appeler. J’ai pu le rassurer, lui dire que je tenais le coup. Heureusement, il m’a dit qu’il ne m’en voulait pas – comme ma mère est morte trois jours après mon incarcération, j’avais peur que ce soit à cause de ça. Ma sœur m’avait déjà dit de ne pas m’inquiéter, que ma mère s’y été faite, à la longue ; c’est vrai que je faisais des allers-retours depuis dix ans… D’ailleurs, si je n’avais pas été en prison à ce moment, peut-être qu’ils m’auraient retrouvée et arrêtée devant ma mère alors qu’il ne lui restait que trois jours à vivre, ça aurait été pire.

Je n’ai jamais compris pourquoi je n’avais pas été prévenue pour le décès. J’ai eu beau écrire pour raconter cette histoire à la juge, au procureur, à tout le monde, je n’ai jamais eu d’autre réponse que celle des services de madame Hazan, qui m’a un peu réconfortée. Jusqu’à récemment, je ne pouvais plus repasser devant la prison, parce que c’était là que j’avais appris la mort de ma mère – même en voiture, je demandais à mon copain de faire un détour. Aujourd’hui, je n’arrive toujours pas à réaliser.

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