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« La parole de l’enfant doit être entendue » – Paternité en prison

Présidente du Relais enfants parents (Rep) d’Isère et vice-présidente de la Fédération internationale des Relais enfants parents (Frepi), la psychologue Martine Noally* accompagne régulièrement des enfants qui rendent visite à leur père incarcéré. Elle décrypte ce qui se noue autour de ces rencontres et souligne la nécessité de dépasser les positions de principe au profit d’une approche pragmatique centrée sur les besoins de l’enfant.

Sur quelle approche se fonde l’accompagnement que vous proposez aux pères incarcérés et à leur famille ?

Martine Noally : Notre mission est d’être aux côtés de l’enfant qui est amené à vivre l’expérience de l’incarcération de son parent. Nous travaillons dans l’esprit de la recommandation de 2018 du Conseil de l’Europe, qui a affirmé le droit de l’enfant à maintenir des liens avec son parent incarcéré au même titre que les autres.

Quand nous recevons une demande d’accompagnement, nous prenons le temps de rencontrer l’enfant et ses deux parents pour bien comprendre d’où elle émane, dans quelle situation elle s’inscrit, et pour préparer tout le monde si nous allons jusqu’à une visite en détention. Chaque enfant a une histoire singulière et un accompagnement singulier doit être créé avec lui. Si le parent hébergeant refuse de laisser l’enfant aller en détention, ou d’en donner des nouvelles au parent incarcéré, nous travaillons avec lui pour essayer de dépasser le blocage. Mais même si le parent détenu jouit de son droit de visite, nous ne forçons jamais un enfant à aller le voir. Il est essentiel pour nous de tenir compte du temps psychique dont il a besoin. Comme le reste de la famille, il subit l’opprobre de l’incarcération et se trouve confronté aux actes commis. L’enfant préfère parfois être accompagné pour écrire à son parent détenu, l’appeler ou lui parler en visio.

Nous ne pouvons pas non plus nous contenter d’accompagner l’enfant, nous accompagnons aussi ses parents. Parce qu’on sait bien qu’il peut être pris dans des conflits de loyauté compliqués, véhiculer la conflictualité, voire la nourrir… Il y a tout un travail préliminaire à faire pour le dégager de tout cela – même si ce n’est pas pour autant que cela ne va pas se rejouer.

Pour nous, l’accompagnement ne se fonde pas sur des considérations purement affectives. Nous sommes là pour protéger l’enfant et que tout se passe au mieux, mais aussi pour qu’il ait une relation avec son parent qui lui permette de se positionner à l’avenir. Quand ce lien existe, bien sûr qu’il ne faut pas créer de rupture. Mais il ne s’agit pas non plus pour nous de créer quelque chose d’artificiel, sinon, qu’allons-nous faire vivre à l’enfant ?

Concrètement, comment se passent les visites que vous accompagnez ?

En général, les établissements ont des entrées adaptées pour les Rep [Relais enfants parents] : l’objectif est de protéger au maximum l’enfant de la violence que peut représenter le collectif carcéral. Nous militons pour qu’il en soit ainsi partout. Voir la prison à l’entrée et à la sortie n’est pas forcément traumatisant en soi, tant que l’enfant n’est pas exposé à la tension, aux familles qui se disputent, aux éventuels incidents avec des surveillants, etc. Nous sommes par ailleurs en partenariat avec l’administration pénitentiaire pour tenter d’améliorer les conditions d’accueil des enfants au parloir ordinaire.

Pendant la visite, je reste silencieuse, je peux faciliter la communication si besoin mais je n’interviens pas si ce n’est pas nécessaire pour l’enfant. Je revois ensuite le parent incarcéré sur ce qui a été difficile, ou pour remettre les choses en place s’il y a eu des dérapages. Il s’agit de partager un moment avec l’enfant, pas de remettre en route les conflits des adultes. C’est important de s’assurer que l’enfant ne soit pas instrumentalisé, dans le cadre de la relation entre les parents ou de l’affaire pénale.

Accompagner un enfant suppose de bien comprendre le fonctionnement de la détention et de tenir compte de son impact, sur l’enfant comme sur le parent. Ce dernier est amené à vivre des émotions qui peuvent l’aider à tenir, mais aussi le fragiliser dans le monde carcéral. Si on ne prend pas en compte le fait que le parent a traversé la prison pour venir, qu’il a pu se faire agresser dans les coursives et que c’est pour ça qu’il arrive tendu, l’enfant peut en faire une mauvaise lecture. Nous en parlons avec lui pour qu’il ne pense pas que ça lui est adressé, que son parent n’a pas envie de le voir. Nous travaillons aussi sur les émotions : par exemple, comment reconnaître la colère, la distinguer de l’agressivité.

Nous travaillons aussi sur la passivité. Si le parent détenu semble passif, on ne doit pas l’interpréter comme un manque d’intérêt pour l’enfant. C’est juste qu’en détention, c’est difficile de faire autrement, puisqu’on doit attendre une autorisation pour tout. J’ai moi-même travaillé sept ans en détention, et un jour, je me suis surprise à ne pas avancer à la caisse d’un magasin, parce que j’attendais qu’on me dise de passer le détecteur de métaux ! Tout cela a des effets sur la parentalité. Et quand en plus, on n’a pas vu l’enfant depuis longtemps, qu’on n’a pas partagé son quotidien, qu’il faut s’adapter à son évolution, à ses besoins, à ce qui lui est arrivé par ailleurs… Nous nous gardons bien de juger. Mais nous sommes très vigilants au décalage qu’introduit notre accompagnement chez le parent incarcéré. D’ailleurs, quand l’un d’eux a travaillé longtemps avec nous, il n’est pas forcément facile en détention, parce qu’il n’est pas seulement un numéro d’écrou mais un sujet, il a repris la parole, exprimé ses émotions.

Comment abordez-vous les liens entre l’enfant et son parent incarcéré en cas de violences intrafamiliales ?

Sauf exception, les Rep n’accompagnent pas les victimes directes, les enfants battus ou ayant subi des incestes. Cela demande une technicité particulière – qui m’est familière personnellement du fait de mon parcours professionnel, mais ce n’est pas la fonction des Relais. N’importe qui ne peut pas faire ce travail, bien sûr. Mais ces enfants devraient d’ailleurs, eux aussi, pouvoir disposer d’espaces de travail avec leurs parents : si cela ne se fait pas en détention, je ne sais pas où cela se fera. Je me souviens d’une fille tombée enceinte de son père et qui a demandé à le voir : l’accompagnement a été refusé, et quand il est sorti, elle n’a eu de cesse que de retrouver son père. La séparation sans contact peut susciter une héroïsation de la transgression, ou bien aboutir à ce que le lien reprenne là où il a été laissé avant l’incarcération, avec des enfants qui n’arrivent pas à grandir.

Pour les enfants dont un parent a subi des violences intrafamiliales, qu’ils en aient été témoins ou non, l’administration pénitentiaire et les juges refusent souvent les permis de visite, il est fréquent que nos démarches n’aboutissent pas. Nous nous heurtons souvent à des positions de principe qui ne sont pas sans danger. Il faut bien sûr protéger les enfants qui en ont besoin, mais il faut aussi prendre en compte leur demande. Certains peuvent avoir besoin de voir le parent incarcéré, de lui parler ou d’être rassuré sur sa situation, d’autant plus au vu de ce qu’ils peuvent lire dans les médias sur les conditions de détention. Je ne dis pas que c’est le cas de tous, bien sûr, mais certains sont demandeurs.

Nous nous mobilisons pour que la parole de l’enfant soit entendue. Certains ne doivent pas être accompagnés en détention, cela ne fait aucun doute. Mais entre ne pas les y emmener et ne rien faire… D’ailleurs, accompagner un enfant en détention, ce n’est pas forcément lui faire entretenir un lien affectif avec son parent. Une grande confusion règne à ce sujet. Ce que nous disent souvent les enfants, c’est surtout qu’ils ont pu échanger, parler de certaines choses, et que cela leur a permis de se positionner.

Nous avons récemment accompagné un enfant dont le père était incarcéré dans le cadre de violences intrafamiliales. Il avait témoigné auprès de la gendarmerie et il en était très mal. Il voulait aller voir son père, mais il était très inquiet de sa réaction. C’est d’abord pour lui écrire qu’il est venu au relais, parce qu’il n’y arrivait pas quand il était chez sa mère. Nous l’avons accompagné pour le faire, puis nous avons transmis la lettre au papa, avec qui nous avons commencé à travailler. Après cela, l’enfant a accepté un échange téléphonique, puis un autre en visio. Et enfin, il a accepté d’aller voir son père. Il n’a eu de cesse d’y aller jusqu’à ce que son papa réussisse à lui dire qu’il ne lui en voulait pas. Tout le monde lui disait déjà que ce n’était pas sa faute si son père était en prison, mais ce n’est que quand son père lui a dit lui-même qu’il a été soulagé.

Une juge d’instruction m’a appelée dernièrement pour mieux comprendre nos dispositifs avant de prendre sa décision dans une situation de violences intrafamiliales. Elle a tenu compte de la situation dans sa complexité, et pas simplement d’une position de principe. Et ensuite, elle nous a demandé de lui rendre compte de la façon dont la rencontre s’était passée. Je trouve ce genre d’approche très judicieux, mais c’est malheureusement rare à l’heure actuelle. Bien sûr, on peut aussi entendre que le juge d’instruction a parfois besoin de temps pour s’assurer qu’il n’y ait pas de pression sur le jeune, et qu’il préfère refuser les permis de visite au début. Nous sommes attentifs à ce risque, nous le signalons quand nous sommes témoins de pressions. Et si cela ne peut pas se travailler avec le parent, nous arrêtons l’accompagnement.

Puisqu’il est question de positions de principe : en avez-vous une sur la façon dont les parents incarcérés expliquent la situation aux enfants ?

La moitié des Relais, à peu près, refuse d’accompagner les enfants s’ils ne savent pas que leur parent est en prison. Je le respecte parfaitement, mais pour ce qui est du Rep Isère, nous ne posons pas cela comme une condition, nous préférons inviter le parent à y travailler, y réfléchir, se faire accompagner pour arriver à le dire. C’est comme pour la mort : quand un adulte n’en parle jamais à son enfant, c’est généralement qu’il ne se sent pas apte à le faire. Nous prenons l’enfant et sa famille là où ils en sont, et nous essayons de faire en sorte que cela avance. En expliquant que mentir ne sert à rien, l’enfant n’est pas forcément dupe : la plupart du temps, il sait, mais ne dit rien pour protéger l’adulte.

Nous invitons aussi l’enfant à poser la question au parent incarcéré, et nous accompagnons la réponse. Si celui-ci ne veut rien dire, nous n’allons pas non plus le forcer à faire des aveux. Mais parfois, c’est le parent hébergeant qui ne veut pas. Si les deux parents ne sont pas d’accord entre eux, nous essayons de négocier avec leurs désaccords. Dans tous les cas, nous le travaillons en entretien et nous invitons à ce que la parole circule, à mettre des mots sur ce qui se passe. Bien sûr, plus l’accompagnement est court, plus c’est compliqué.

Pour ma part, j’essaie d’éviter le mot « prison », qui a une connotation négative et humiliante. Je respecte les mots des familles, comme « maison des punitions pour les adultes »… Nous utilisons beaucoup « maison d’arrêt », l’endroit où l’on met quelqu’un pour qu’il ne mette pas en danger les autres ou lui-même. Cela dit, je ne suis pas sûre de ce que tout cela signifie pour des tout-petits.

Ce n’est pas non plus parce qu’on a dit quelque chose à un enfant qu’il l’a entendu, intégré. Sa maturité, le temps psychique dont il a besoin doivent être respectés, et ils sont souvent liés à ce que sont ses parents. On sait très bien que si le parent n’est pas prêt à parler de son incarcération, même s’il le fait, cela n’aura pas beaucoup d’effet.

Recueilli par Johann Bihr et Odile Macchi

Cet article est paru dans la revue DEDANS DEHORS n°121 – Décembre 2023 – « Ils grandissent loin de moi » : être père en prison

* Martine Noally se tient prête à répondre à toute question ou demande de précision à l’adresse : m.noally@frep-internationale.org.