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« J’ai vu l’état de mon fils se dégrader au fil des années »

Matthieu a été incarcéré à l’âge de dix-huit ans. Il vient d’en avoir trente-deux. Durant ces treize années de prison, il a été hospitalisé quatre fois en service psychiatrique. Sa mère raconte sa lente détérioration.

« Les problèmes ont commencé après cinq ans d’enfermement. Il était incarcéré dans un centre de détention d’Île-de-France où il a passé plus d’un an à l’isolement, je n’ai jamais trop su pourquoi. C’est après qu’il a été hospitalisé d’office en psychiatrie pour la première fois. De l’hôpital, il a été transféré dans une maison centrale. Je me souviens avoir téléphoné pour avoir un parloir à l’hôpital, pensant qu’il y était toujours. On m’a répondu qu’on ne pouvait pas me donner de rendez- vous parce qu’il était en cours de transfert. Lorsque j’ai demandé où il allait, on m’a dit qu’on ne pouvait pas me répondre. Comme si j’allais débarquer avec une Kalachnikov ! Matthieu m’a appelée pour me dire où il était quand il est arrivé dans la maison centrale. Il n’en a pas bougé depuis.

Je l’ai vu se dégrader au fil des années. Physiquement, moralement, intellectuellement. Si vous regardiez une photo de lui après cinq ans de détention, vous verriez un jeune homme comme vous pourriez en croiser dans la rue, vous ne feriez pas la différence. Petit à petit, il est devenu un peu « clochard ». Il a cessé de prendre soin de lui. Il s’est laissé aller au niveau de l’hygiène, de l’alimentation, dans ses rapports avec les autres. Il a progressivement coupé les ponts avec tout le monde, aussi bien à l’intérieur de la prison qu’à l’extérieur. Il n’y a que nous, sa famille proche, qu’il continue de voir, et encore : il y a des périodes où il ne veut plus nous voir non plus. Pendant un an, il a refusé les parloirs. Il ne nous téléphonait pas non plus. Il ne supporte plus d’entendre parler de l’extérieur. On venait même s’il ne descendait pas. Je voulais qu’il sache qu’on était toujours là. Et à chaque fois je lui apportais quelque chose pour concrétiser notre venue : un vêtement, une BD… On a réussi à maintenir des liens parce qu’on s’est vraiment cramponnés et qu’on ne lâchera pas.

J’ai vu la dégradation physique ; la dégradation dans sa façon d’être. Et je l’ai vu en souffrance. C’était l’année dernière, lors d’une UVF [unité de vie familiale] qu’il avait demandée. Les UVF, c’est comme un appartement en ville, avec un séjour, des chambres, une salle de bain et un coin cuisine. On devait y passer un week-end avec lui, son père, sa sœur et moi. Ça a été l’enfer. Il a passé deux jours enfermé dans une chambre, recroquevillé. J’allais le voir de temps en temps, mais je me faisais jeter. Normalement dans les UVF, à une heure précise, le détenu doit être présent dans le séjour pour que les surveillants puissent contrôler qu’il est toujours là. Mais il ne se levait jamais. Les gardiens ont laissé faire. Ils n’ont pas posé de question. Ils se doutaient de ce qui se passait… J’arrivais péniblement à le faire venir prendre les repas avec nous. Et je me suis rendu compte qu’il ne savait plus manger avec les autres, partager une conversation, partager un repas quoi ! Il mangeait à toute allure, salement, pour repartir aussitôt. Plus aucun lien social. La nuit, il se levait pour manger dans le frigidaire. C’était très violent. Quand j’essayais de rattraper les choses en lui disant qu’on était venu pour le voir, il me répondait qu’il n’en n’avait « rien à foutre ». On aurait tous voulu se sauver. Mais il souffrait tellement ! C’est pour cela que je n’ai pas demandé à ce que l’UVF s’arrête.

Dans quelques jours, il sortira de six mois d’hospitalisation. Depuis qu’il est en maison centrale, il a été hospitalisé au moins trois fois dans une UHSA [unité hospitalière spécialement aménagée]. Deux fois pour des périodes très courtes, de huit à dix jours, qui n’ont pas servi à grand-chose. La dernière fois, avant son hospitalisation, il refusait de sortir de sa cellule, il virait tout le monde, il ne mangeait pas, ne se lavait pas, se laissait complètement aller, il criait la nuit. Il a été changé d’aile, parce que les autres détenus n’en pouvaient plus. Lorsqu’il est arrivé à l’hôpital, il était dans un tel état que le médecin qui l’avait soigné la fois précédente ne l’a pas reconnu.

Les hospitalisations, je trouve cela bien parce que lorsqu’il en sort, on voit la différence, il a repris un peu pied. Il repart normalement, dans une tenue correcte, il a mangé… Il y a un mieux. Mais pas suffisamment : il re-dégringole toujours. Je ne comprends pas pourquoi on attend qu’il soit toujours comme une loque. Il arrive dans des états épouvantables : sale, maigre, violent. Cette fois-ci, c’est différent des fois précédentes parce qu’il a réussi à travailler un petit peu son mal-être avec les psychiatres. Mais le médecin m’a dit de ne pas me faire d’illusions, qu’il y aurait d’autres hospitalisations. Elle sait que ça va se reproduire.

À chaque fois que Matthieu a été hospitalisé, c’était en hospitalisation d’office. C’est d’une violence épouvantable. La dernière fois, il était en slip, t-shirt, pieds nus, il a vu surgir des mecs avec des boucliers et a été projeté par terre, m’a-t-il dit. Ils l’ont emmené comme ça à l’UHSA. Il n’avait même pas de chaussures ! C’est un vrai traumatisme. Encore aujourd’hui, il m’en parle. Quand j’ai appris ce qui s’était passé, je m’en suis beaucoup voulu : j’avais alerté la direction de son état, poussé pour qu’ils réagissent… Je me suis dit que j’aurais dû me taire. Si je n’avais pas insisté, il n’aurait pas subi toutes ces violences. On lui fait ce qu’on lui reproche : il est incarcéré pour des problèmes de violence à tous les degrés et quand on s’approche de lui, c’est toujours avec violence. Qu’est-ce qu’il peut comprendre ? Il n’a plus d’autres rapports avec les gens. Il est tout le temps sur la défensive.

Il s’est fait une prison dans la prison. Un monde encore plus fermé. Ça le protège des autres, mais c’est devenu un piège : il devient fou, il n’y a pas d’autre mot.

Le dernier parloir qu’on a eu avec lui, mercredi dernier, m’a un peu retournée. On parlait d’un de ses amis, avec lequel il faisait des compétitions sportives, quand il avait seize ans environ. Et ce jeune essaie toujours, treize ans après, d’avoir de ses nouvelles et de venir le voir. Et l’autre jour, Matthieu a dit : « De toutes façons Loïc, il ne sert à rien, il ne va pas m’apporter ce dont j’ai besoin. » Je lui demande s’il se rend compte de l’amitié de ce garçon. Il me répond qu’il n’en n’a rien à faire de son amitié. Il ajoute : « La vie pour moi, c’est la violence et le business. » J’en ai pris plein la figure. Ce n’était pas du tout lui. C’était un ado qui avait plein d’amis. Rentré à 18 ans, il n’a pas eu le temps de se construire. Avec l’incarcération, ça fait treize ans qu’il ne vit que ça, la violence et le business, il ne voit plus que ça.

Sa cellule, il s’en est fait une prison personnelle. Il s’est fait une prison dans la prison. Un monde encore plus fermé. Ça le protège des autres, mais c’est devenu un piège : il devient fou, il n’y a pas d’autre mot. La sortie me fait peur. Dans l’état où il est, il est incapable de vivre en société. Je pense qu’il s’en rend compte. Il me dit : « Je suis bien en prison, moi. » Il n’a plus de repères. J’en suis arrivée à me dire qu’il n’y a plus d’autre solution que la prison. J’espère que je me trompe. »

Recueilli par Laure Anelli