Laurent a été incarcéré en juin 2007 dans une prison du Nord. En septembre, ce pianiste professionnel a commencé à donner des cours de piano à ses codétenus, avec l’autorisation de l’administration. Un moyen de s’évader pour les premiers, de pacifier la détention pour la seconde. Laurent raconte cette expérience hors-normes, dans laquelle « chacun a trouvé son compte ».
« Dès les premiers jours d’incarcération, j’ai ressenti le manque, c’était physique. J’ai demandé l’autorisation d’avoir un clavier en cellule. Avant que cela me soit accordé, je jouais sur un clavier en papier que ma fille m’avait dessiné. Il était muet, je frappais mes doigts sur une table, mais dans ma tête, ça sonnait bien ! Les surveillants à l’œilleton devaient se dire : « Mais qu’est-ce qu’il fait ?! ». Quand j’ai reçu mon piano, j’ai pu vraiment m’évader dans ma cellule. Et puis très vite, je me suis dit : pourquoi ne pas en faire profiter les autres ? Je voyais une telle détresse chez les détenus, c’est devenu évident.
J’ai présenté mon projet au directeur en mettant en avant le côté thérapeutique, que ce pouvait être une sorte d’exutoire pour les détenus. Au départ, il n’était pas très réceptif. Son adjoint a pris la peine de venir m’écouter. Et ça a fait tilt.
On m’a dit : « On va d’abord faire un essai dans votre bâtiment avec quelques élèves. » Très rapidement, une psychologue m’a demandé de « m’occuper » de quelques détenus, dont un qui était DPS [détenu particulièrement signalé]. On me présentait surtout des détenus au profil délicat, des « chefs », qui pouvaient être à la tête de tout un bâtiment. Il suffisait qu’ils claquent des doigts pour bloquer la cour de promenade. L’administration devait se dire : « Si on calme le chef, les autres aussi seront calmés. » J’ai bien compris qu’ils y voyaient d’abord leur intérêt. J’ai joué le jeu au début, puis j’ai demandé à pouvoir aussi choisir mes élèves. C’était du cinquante-cinquante. Je proposais des personnes qui étaient très défavorisées, ou dépressives. Je me sentais vraiment privilégié quand je voyais l’état de misère dans lequel étaient certains gars. Je repense par exemple à un détenu indigent : il n’avait pas les moyens de s’offrir une bouilloire pour son café, alors il le saupoudrait sur sa tartine sans beurre.
Pour mes cours, j’avais pu acheter, par l’intermédiaire de ma femme, un piano numérique professionnel. J’avais une housse avec des roulettes pour déplacer mon piano. Il en a fait des kilomètres ! Je descendais les étages pour me rendre dans une petite salle habituellement réservée à la coiffure. Quand l’activité s’est développée, j’ai pu intervenir dans les autres bâtiments, les salles étaient plus grandes.
De temps en temps, il y avait une petite fouille impromptue de mon piano, pour vérifier que je ne faisais pas passer des choses d’un bâtiment à l’autre. Les surveillants me disaient : « Attention, ne vous faites pas solliciter par des détenus pour faire passer du shit. » Mais je tenais trop à cette activité pour faire des conneries.
Mes élèves ont pu cantiner de tous petits synthétiseurs pour 130 €, alors qu’ils en valaient 50. Pourtant, j’avais fait mes recherches pour trouver un piano de qualité le moins cher possible. J’avais proposé mes références, mais ils les ont jetées à la poubelle ! La direction m’avait dit : « Vous vous prenez pour qui ? Vous n’êtes pas à l’extérieur, ce n’est pas vous qui décidez! »
Aucun de mes élèves ne connaissait la musique. A l’extérieur, j’avais déjà eu des élèves en difficulté : autistes, aveugles, sourds… Et pour faciliter l’apprentissage, j’avais inventé une méthode qui permet de jouer sans connaître le solfège. J’utilisais exactement la même méthode en prison. Certains détenus étaient dans un plus piteux état que mes élèves à l’extérieur. L’un d’eux n’avait que quatre doigts. J’ai eu des personnes schizophrènes. Beaucoup n’auraient jamais imaginé jouer un jour du piano.
Très souvent, je proposais aux détenus un thème personnalisé que j’avais composé à partir des lettres du prénom de leur enfant ou de leur épouse, chaque lettre correspondant à une note bien précise. Ce qui fait que chacun pouvait travailler une musique unique, faite spécialement pour sa famille. J’ai encore toutes les partitions. Certains m’ont dit : « Quand je vais sortir, je vais m’acheter un petit synthé et je vais continuer, je vais apprendre à mes enfants. »
Ce n’était pas qu’une activité piano, j’étais aussi là pour être à l’écoute. Parfois je prenais deux personnes à la fois parce qu’elles se connaissaient. Elles en profitaient pour parler, évacuer certaines choses. C’était parfois des marmites prêtes à exploser. Après avoir parlé, on passait à la musique.
En trois ans, j’ai donné des cours à près de 500 détenus. Mon emploi du temps est devenu très chargé, je n’arrêtais pas ! J’essayais quand même de garder un peu de temps pour moi, pour le sport, etc. Je tiens à dire que je n’ai jamais été rémunéré pour quoi que ce soit. On avait trouvé un arrangement avec l’administration pénitentiaire : en compensation, j’avais la télé et le frigo gratuit.
J’ai aussi organisé des après-midi musicales durant lesquelles les élèves se produisaient devant des juges de l’application des peines (JAP) en admiration. J’avais dû faire tout un travail pour les convaincre de jouer : ils avaient « peur »… Alors je leur disais : « Non mais tu vois dans quoi tu te trouves ? Ta situation ne pourrait pas être plus terrible, ça devrait te libérer ! Allez, on se fait plaisir ! » Après ça, ils évacuaient le trac et ils jouaient très bien ! Avec un codétenu, on a joué à quatre mains le thème de Midnight Express. Devant les JAP ! C’était super !
L’administration ne m’a jamais demandé de comptes : les résultats étaient là. Avec les surveillants non plus, je n’ai jamais eu trop de difficultés, sauf avec un, qui m’a dit un jour : « Je ne vois pas pourquoi on apprendrait aux détenus à faire du piano. Mes enfants n’en font pas, eux. » Souvent, il n’appelait pas les détenus.
Globalement, ça marchait plutôt bien. La pénitentiaire y trouvait son compte, parce que les détenus étaient plus calmes. J’y trouvais le mien, les détenus aussi. Certains commençaient à parler plus, à s’ouvrir. Je me souviens d’un jeune de 20 ans qui ne sortait plus de cellule. Il préférait rester cloîtré que d’aller en promenade et se retrouver face à des gens qui risquaient de l’influencer, de peut-être l’inciter à retomber dans la drogue, etc. Il se protégeait comme ça. Finalement, grâce au piano, il a recommencé à sortir, à aller au sport… Il a repris des forces. La musique, c’est vraiment magique ! Le piano a sauvé la vie de deux personnes. Elles m’ont dit : « Si vous ne m’aviez pas appelé, je me serais suicidé. » Rien que pour ça, je me dis que je ne suis pas allé en prison pour rien !
Quand je suis sorti, en 2010, j’ai proposé de continuer, mais de façon rémunérée. Ils ont dit non pour des raisons de sécurité : je connaissais les lieux, etc. C’était aussi certainement une question d’argent. Ils m’ont dit aussi : « Monsieur, vous avez autre chose à faire que de replonger dans ce lieu qui vous a torturé pendant trois ans. » Ils n’avaient pas totalement tort, ça m’aurait demandé un gros effort de retourner là-bas. Finalement je me suis concentré sur ma réinsertion. J’ai tout à reconstruire, j’en ai encore pour des années. »
Recueilli par Anne Chereul