Cette lettre a été écrite au printemps 2021 par la compagne d'un détenu à l'attention de sa juge de l'application des peines.
« Je vous écris afin de vous faire part des sentiments qui sont les miens. Dans la mesure où cela fait presque six ans que je subis les décisions de l’administration pénitentiaire et de vos confrères et consoeurs, je pense que pour une fois, vous pourrez consacrer dix minutes non plus à asséner vos phrases, mais à lire. Nous avons, mon compagnon et moi, reçu votre décision concernant sa demande de permission. La réponse est évidemment négative, alors qu’il est permissionnable depuis plusieurs années maintenant, et vous préconisez “une permission à l’hôtel”, car “il n’est pas opportun de faire droit à la demande sur le lieu envisagé”.
J’habite une maison individuelle, à l’orée d’un lotissement, proche d’un chemin de campagne. Je me demande quelles sont du coup les conditions opportunes (…). Je pense que je suis trop classe moyenne, mais je n’arrive pas à comprendre de quel côté j’aurais dû pencher pour satisfaire vos conditions. Concernant l’enquête effectuée, une fois de plus j’ai pu expérimenter le mépris du système. Les gendarmes m’ont fixé deux rendez-vous auxquels ils ne sont pas venus, “trop de travail”. J’ai donc gâché deux après-midi à les attendre. C’est normal, nous ne méritons pas mieux (c’est à l’image des réponses inexistantes à mes courriers que j’ai pu vous envoyer). Sans parler de l’humiliation provoquée par votre proposition (…), je pense que nous n’avons pas la même vision d’une vie “normale”. En effet, je croyais que les permissions visaient à réinsérer progressivement le détenu dans une vie équilibrée et stable.
Me concernant, il s’agit d’un quotidien assez classique, puisque je travaille depuis dix-huit ans comme enseignante en lettres et j’élève mes deux enfants. Pour vous, il semble qu’une rencontre à l’hôtel soit synonyme de cette stabilité. Je n’ai peut-être pas précisé que je ne logeais pas à l’hôtel. Ma vision du quotidien ne ressemble pas à une passe de prostituée (je n’ai aucun préjugé sur les prostituées, simplement ce n’est pas mon métier) (…). À cela s’ajoute la situation sanitaire, qui fait que je ne suis absolument pas certaine que les hôtels soient ouverts, quant aux restaurants, je sais que non. Donc même si j’avais envisagé la permission de cette façon, nous n’aurions pas pu nous nourrir correctement. C’est tout le respect que vous nous témoignez, c’est assez représentatif de notre “parcours pénitentiaire”, si l’expression existe. Nous sommes habitués aux humiliations, au mépris, au manque de déontologie et parfois d’intelligence des systèmes pénitentiaire et judiciaire, mais j’avoue que cette fois, me concernant, les limites sont dépassées. Cela fait des années que nous nous voyons dans une “boîte”, je ne souhaite pas que les permissions soient également dans une pièce impersonnelle, sans rien à disposition pour avoir un semblant de vie normale. Nous vous avons, vous et vos collègues avertis à plusieurs reprises de notre situation aberrante et indigne. Nous avons signalé que nous n’avions pas eu d’unité de vie familiale (UVF) depuis un an, alors que nous nous voyions depuis des années de façon très régulière (…). Avec la crise Covid, après plusieurs mois sans aucun rendez-vous, les parloirs n’ont repris qu’à raison de quarante-cinq minutes par semaine en salle collective, puis avec du plexiglas, avec évaluation du respect des gestes barrières à “l’appréciation des surveillants”. Ensuite, il a été transféré, je n’ai pu y aller car il risquait de partir à tout moment, et cela me demandait d’engager des frais sans pouvoir être sûre de le voir. Après son dernier transfert, durant plus d’un mois, nous avons dû attendre que les permis soient “refaits”, puis nos deux UVF ont été supprimées, l’une pour le confinement, l’autre parce que les “autorisations n’ont pas repris”. Les surveillants entrent et sortent, ne portent pas tous le masque, ne se désinfectent pas les mains, mais les détenus ne peuvent pas voir leur famille, y compris si nous présentons un test PCR négatif et s’ils sont isolés ensuite.
Les parloirs ne sont que d’une heure le samedi et une le dimanche. Les horaires pour les prises de rendez-vous illustrent une fois de plus le mépris de l’administration pour les familles : lundi 13-16h, mardi 13h-16h je crois, et mercredi 10-12h. Il faut croire que les familles ne travaillent pas aux yeux de l’administration, et sont donc disponibles pour téléphoner sur ces créneaux (sachant qu’il faut 35 à 40 appels pour obtenir le service). La dame au téléphone m’a finement expliqué “il faut vous battre”. C’est vrai que les obstacles ne sont pas assez nombreux. À mon compagnon, lorsqu’il a su en septembre que notre première UVF était prévue en janvier, on a expliqué “Bah quatre mois, ça sera vite là”. On lui a également conseillé de “rester digne dans la frustration”. Les grands penseurs ne manquent pas, dans le personnel surveillant. Enfin, vous estimez que mes enfants étant mineurs et les pères “peu enthousiastes”, je ne peux leur présenter mon compagnon. Donc, après avoir été jugé et incarcéré, mon compagnon devrait être isolé, ostracisé, car non fréquentable ?(…) De plus, j’avais précisé que pour cette permission justement, j’avais choisi une période où mes enfants étaient absents, car contrairement à ce que vous semblez croire, je souhaite leur bien-être, et je réfléchis à la façon dont les choses doivent être amenées (…). Je n’ai jamais caché ma situation à mes anciens conjoints (…). J’assume pleinement ma vie, je ne vois pas pourquoi vous décideriez pour moi qui mes enfants rencontrent. J’ai toujours pris cette relation de couple très au sérieux, quoi qu’il en coûte.
En parlant de coût, enfin, sachez que ma vie avec mon compagnon a représenté énormément d’efforts, en termes de fatigue (beaucoup de trajets, de temps perdu à attendre, un parloir d’une heure monopolisant une demi-journée, de soucis, de tâches administratives, etc.), d’argent (je pense avoir dépensé plus de 7500 euros pour divers besoins), sans compter les frais pour chaque déplacement au parloir (environ 120 euros par week-end). Je précise cela car aujourd’hui je viens vous dire que vous avez eu raison de notre couple. Je vous laisse donc le soin de gérer la réinsertion de mon compagnon (je ne doute pas que cela soit une priorité pour vous que de veiller à une bonne réinsertion des détenus). Je ne voudrais pas entendre que je “lâche bien facilement”, ou quelque autre remarque signifiant que je n’ai pas suffisamment persévéré. J’ai supporté les humiliations diverses imposées par les surveillants, les administrations, les JAP, le fait de devoir demander pour aller aux toilettes, de mettre dans des bacs, visibles de tous, mes tampons hygiéniques pour aller au parloir, de marcher en chaussettes pour les fouilles, de voir le linge que j’avais lavé et plié mis volontairement en boule par des surveillants mal intentionnés et hilares (…). J’ai passé des week-ends dans le foyer pour familles de détenus, avec parfois des gens qui n’avaient aucun savoir vivre, voire agressifs. J’ai vu des toilettes de parloirs couvertes de sang, avec des traces de mains ensanglantées sur les murs, suite à une bagarre entre deux personnes, sans aucune réaction des surveillants (malgré la présence d’enfants). J’ai été menacée de mort par un détenu souhaitant nuire à mon compagnon. J’ai supporté les remarques déplacées, le tutoiement des surveillants et leurs comportements iniques. J’ai enduré l’inquiétude liée à l’état de santé de mon compagnon et à la façon dont les soins (ne) sont (pas) prodigués en prison (…). L’administration pénitentiaire est responsable de sa santé et de sa sécurité… il semble que les devoirs et obligations ne fonctionnent que dans un sens dans ce monde clos. Maintenant, c’en est assez.
Puisque je ne suis pas suffisante, puisque mes propositions en termes de cadre de vie, de stabilité ou d’équilibre ne conviennent pas, puisque personne ne juge indispensable et normal que je puisse voir mon compagnon, je mets un terme à tout cela, parce que j’ai besoin moi aussi d’un équilibre, et de préserver ma santé mentale et physique. J’attends de voir ce que vous proposerez de mieux, et ce que vous mettrez maintenant en place, puisque c’est l’une de vos missions, pour que sa sortie soit propice à sa réinsertion. Quand je dis que j’attends, ce n’est d’ailleurs pas vrai. Je n’attends plus rien, je quitte mon compagnon et surtout ce milieu, mais ce n’est pas par manque d’amour, plutôt par résignation et par usure. Je ne suis pas indestructible, et j’en ai plus qu’assez de toute cette médiocrité, de toute cette malhonnêteté ou mauvaise foi, et de ces exigences incessantes et toujours plus importantes, sans rien en retour. Vous êtes désormais seule responsable de la suite de son parcours. »
Lettre reproduite et anonymisée avec l’accord de son autrice.