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« On ne met en cause cette institution que la main tremblante »

Quelle valeur a la parole d’une personne incarcérée face à celle d’un surveillant ? La réponse d'un magistrat qui a notamment été vice-procureur en charge de l’exécution des peines est sans appel : sans preuve factuelle, la parole du détenu ne fera pas le poids face au risque de déstabilisation de l’institution.

Comment expliquer les nombreux clas­sements sans suite que l’on constate dans ce type d’affaires ?

Pour moi, il y a un parallèle à faire avec les violences policières, sur lesquelles j’ai un peu travaillé. Dans une vision un peu sim­pliste, on peut se dire que les magistrats sont par principe favorables aux forces de l’ordre. Ça correspond à une certaine réa­lité : j’ai rencontré dans ma carrière des magistrats qui épousent aveuglément la raison de l’État et qui, à mon avis, de ce fait, trahissent leur serment. Certains dévalo­risent aussi totalement la parole du détenu au profit de celle du surveillant et vont trai­ter dès le départ la chose par le mépris. Mais ceux-là sont loin d’être majoritaires. Et s’arrêter à ce constat ne permet pas de com­prendre ce qui, dans la pratique des magis­trats, conduit à une relative impunité des policiers ou surveillants de prison. En réa­lité, la majorité d’entre eux est de bonne foi, et loin de l’idée de couvrir qui que ce soit.

Alors qu’est-ce qui peut l’expliquer ?

En fait, toute la difficulté dans ce type d’af­faire, c’est la preuve. En théorie, dès l’ins­tant où la personne porte plainte, le procu­reur engage un vrai travail exhaustif d’enquête : il demande à un médecin légiste d’examiner le plaignant pour déterminer son incapacité totale de travail et décrire les lésions et les blessures. Il va alors évaluer la cohérence entre les coups décrits par le plaignant et le certificat médical. Donc c’est évident qu’il ne faut pas traîner pour porter plainte, parce que s’il n’y a plus aucune trace, c’est très compliqué de matérialiser les faits. Deuxième étape : entendre tous les témoins. Mais la prison étant par défi­nition un monde clos, il y a beaucoup moins de chances d’en trouver que dans la rue. Si on se trouve dans la situation classique dans laquelle on a une plainte, aucun témoin et un certificat médical qui parle de lésions qui ne sont pas caractéristiques, l’enquête est quasiment finie avant d’avoir commencé : on se retrouve avec la parole de l’un contre la parole de l’autre, et donc oui, on classe sans suite. Et ce sera d’autant plus vrai que la parole d’un surveillant aura toujours une valeur supérieure à la parole de la personne qui se plaint d’avoir été violentée. Pas parce qu’on se dit qu’il est forcément plus cré­dible, mais parce que quand on travaille au jour le jour avec une institution, par exemple l’administration pénitentiaire, on donne plus aisément un a priori favorable à la parole de l’agent.

Dans les faits, il arrive fréquemment que la plainte soit classée sans suite sans même que les personnes mises en cause et les éventuels témoins n’aient été audi­tionnés…

Pour déclencher l’artillerie lourde, c’est-à-dire des gardes à vue, des investigations approfondies, il faut qu’on ait plus que la simple parole d’un justiciable. S’attaquer à un surveillant, c’est s’attaquer à une insti­tution puissante, et qui plus est, une insti­tution avec laquelle la Justice a un lien de dépendance, ou un lien de partenariat. Et je pense qu’il y a confusément l’idée, dans l’esprit du magistrat qui prend les décisions, que s’il faisait autrement, s’il agissait avec pugnacité dès qu’une plainte est déposée, la situation deviendrait très vite intenable, c’est-à-dire qu’on déstabiliserait très vite l’institution. La prison est un monde à l’équilibre fragile. Le travail des surveillants n’est pas toujours facile – il faut être clair – et le poids des syndicats est énorme. Les directeurs sont toujours dans une dialec­tique de compromis, de négociation avec les organisations syndicales. Un magistrat qui fait bien son travail a conscience de ce faisceau de contraintes et ne met cette ins­titution en cause que la main tremblante. On le fait, mais avec beaucoup de scrupules, beaucoup plus d’attention que si la personne mise en cause était un « simple » citoyen.

Que faut-il pour qu’un procureur engage des poursuites et espérer obtenir une condamnation ?

Il faut une preuve extrinsèque, c’est-à-dire qui ne provienne pas du plaignant lui-même. Deux possibilités. Ce peut d’abord être un témoin. Mais pas n’importe lequel : la parole d’un codétenu, d’un témoin détenu, sera toujours très dévalorisée par rapport à celle d’un surveillant. C’est une règle d’airain qui fait que l’on peut avoir trois détenus qui vont se plaindre d’un surveillant, il n’est pas du tout certain qu’on obtiendra condamnation.

Pourquoi ?

Parce qu’ils sont par définition des délin­quants, donc considérés, consciemment ou inconsciemment, comme peu crédibles. On peut aussi considérer qu’ils ont de bonnes raisons d’en vouloir au surveillant, de se lier contre un surveillant, qu’ils sont peut-être en train d’instrumentaliser une affaire pour régler d’autres comptes avec lui, etc. On peut tout imaginer. En revanche, ce qui est déterminant dans ce type d’affaire – mais c’est assez rare –, c’est lorsqu’un surveillant se désolidarise et témoigne contre son col­lègue. C’est difficilement parable : dans la quasi-totalité des cas, le mis en cause sera poursuivi. À ce sujet, le directeur, même s’il est rarement entendu, a un rôle à jouer : une direction vertueuse peut faire éclore chez les personnels une parole sincère. Si les surveillants savent que le directeur ne veut pas de vagues, ils auront tendance à moins parler que s’ils sentent qu’il veut tirer les choses au clair. Le deuxième élément qui peut être déterminant, c’est la présence de bandes de vidéosurveillance. Les images parlent parfois beaucoup mieux que tous les témoignages. C’est d’ailleurs assez inquié­tant de savoir que la plupart des affaires qui sortent ont abouti parce qu’il y avait un film : on se dit, par contraste, que l’on passe à côté de beaucoup de choses lorsqu’il n’y a pas de telles images… Et je suis obligé de recon­naître que le fait qu’il puisse y avoir des caméras dans les prisons, d’une certaine manière, me rassure. Même si je suis conscient du fait que pour les détenus, ce n’est pas simplement leur lieu de travail comme pour les surveillants, mais leur lieu de vie. Ça pose des questions compliquées. Il faut savoir ce que l’on veut : si l’ambition première est de protéger la vie privée des détenus, alors en effet la généralisation de la vidéosurveillance dans les prisons n’est pas une bonne chose. Mais s’il s’agit avant tout de lutter contre des violences qui seraient inappropriées, c’est certain que le film serait un outil efficace.

Recueilli par Laure Anelli


Quand le manque de procureurs favorise l’impunité

La justice française manque cruellement de moyens, comme le constatait encore la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) du Conseil de l’Europe, dans un rapport de 2018(1). Sur les 45 États étudiés, la France figure parmi les trois à avoir le moins de procureurs (2,9 pour 100 000 habitants, quand la valeur médiane est à 11), alors même qu’ils ont davantage de prérogatives et de dossiers à traiter que leurs confrères européens (7,5 affaires pour 100 habitants, quand la médiane est de 2,2).

« Ce qui est assez typique à l’exécution des peines, c’est le volume : on reçoit des piles énormes de courriers tous les jours, avec des demandes d’écrou, des questions de mandats d’arrêt européens, des dossiers de confusion de peine… Ce à quoi s’ajoutent les signa­lements d’infractions commises en détention, parfois plusieurs dizaines par semaine entre les histoires de téléphone, de stupé­fiants et les violences », explique un magistrat. Ce qui n’est pas sans effet sur les délais de traitement des plaintes arrivées par courrier, qui sont généralement de plusieurs semaines, voire, dans certaines juridictions, de plusieurs mois, d’après les procureurs rencontrés. Pour l’un d’eux, « c’est simple : l’urgence ne peut pas arriver par courrier. Elle doit arriver par téléphone ou par mail ». Autrement dit, si l’affaire n’est pas signalée par la direction de la maison d’arrêt ou « éventuellement par l’avocat qui sera venu atti­rer notre attention »(2), elle aura toutes les chances de se perdre dans les limbes. Et de se conclure par un classement sans suite faute de preuve : en effet, « éléments médicaux, vidéos, témoi­gnages… tous ces éléments de preuves sont largement endomma­gés par le temps qui passe », déplore un procureur.

(1) Conseil de l’Europe, « Systèmes judiciaires européens. Efficacité et qualité de la justice », Études de la CEPEJ n°26, octobre 2018.
(2) Certains avocats rapportent mettre en place des stratégies pour s’assurer de la réception et du traitement de la plainte par le parquet. « Je me suis présentée directement, j’ai demandé un tampon, et j’ai vérifié que c’était bien la secrétaire personnelle du procureur qui recevait le courrier », détaille ainsi une avocate.