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« Repris de justesse »

Désigné comme un « bon à rien » dans sa famille, puis à l’école, Yazid Kherfi a trouvé dans la bande de jeunes « voyous » une seconde famille, un moyen d’exister et d’être valorisé. Après 15 ans de vols et braquages, il est devenu animateur social, puis consultant en prévention urbaine. Il interpelle institutions et professionnels sur la nécessité d’entendre l’appel au secours des jeunes délinquants des quartiers.

Yazid Kher est consultant en prévention urbaine, enseigne à l’université et continue d’agir auprès des jeunes des quartiers en difficulté. Il a écrit avec Véronique Le Goaziou « Repris de justesse », éd. La Découverte. Son site : www.kher .fr

Pourriez-vous décrire comment vous viviez avant d’avoir affaire à la justice ? Est-ce que vous aviez des problèmes familiaux, sociaux, économiques… ?

Dans ma famille, nous étions sept enfants, j’avais trois frères et trois sœurs. Je suis le seul à être devenu délinquant, à avoir risqué ma vie. J’étais le moins aimé, en tout cas je me suis mis dans la tête que mes parents préféraient mes frères et sœurs. Les deux aînés étaient les plus valorisés, et puis le frère qui est arrivé juste 10 mois après moi était handicapé à la naissance, mes parents se sont donc plus occupés de lui. Tous me renvoyaient une image négative, ils disaient que j’étais le bon à rien de la famille.

Comme je ne me sentais pas aimé chez moi, j’ai eu tendance à traîner en bas de l’immeuble. Nous habitions dans une cité du Val-Fourré à Mantes-la-Jolie, où les jeunes de mon âge que je retrouvais dans le hall étaient déjà dans un parcours délinquant. Ils vivaient la même situation dans leur famille, ils se sentaient stigmatisés comme « l’enfant mauvais ». A l’école, j’allais les retrouver au fond de la classe : ils n’écoutaient pas, je n’écoutais pas ; ils foutaient le bazar, je foutais le bazar. J’ai redoublé le CE2, puis le CM2, je n’avais pas le niveau pour aller au collège et j’ai été envoyé en sixième dans une autre école en classe de transition, où se retrouvaient tous les « voyous » du coin. Stigmatisé dans ma famille, puis à l’école, je me suis mis dans la tête que j’étais un mauvais, et je me suis comporté comme tel. Comme délinquant, je devenais enfin quelqu’un, j’étais valorisé dans la bande, et même dans le quartier.

Comment étiez-vous valorisé dans le quartier ?

Comme un caïd, un dur, quelqu’un qu’on respecte. Le problème dans les quartiers, c’est aussi qu’on donne une image positive des voyous, dans les films qu’on regarde aussi! Et même si c’est aussi un appel au secours, une façon de dire « j’existe, occupez-vous de moi », personne ne le voit de cet œil. Il y avait aussi une sorte de compétition dans la bande : pour monter dans la hiérarchie, il fallait faire pire que les autres. Je me suis ainsi embarqué dans un parcours de délinquant, depuis l’âge de 15 ans jusqu’à 30. Mon métier c’était voleur, j’avais décidé de gagner ma vie en volant les autres.

Il y a eu un choix personnel, une décision ?

Au bout d’un moment, oui, il y a eu une décision, je rêvais d’être un grand gangster. Mes modèles étaient Mesrine, Spaggiari… et les grands voyous du quartier, qui ont tous ni en centrale ou au cimetière. Mon meilleur ami qui m’a appris à voler est mort à côté de moi quelques années plus tard avec une balle dans la tête. Les gendarmes nous ont tiré dessus après un braquage. Moi, je n’ai fait que cinq ans de prison. Quand j’étais mineur, je ne me suis jamais fait attraper, malheureusement quelque part. J’aurais vraiment eu besoin d’un éducateur, quelqu’un qui s’occupe de moi et se dise « tiens, il est différent de ses frères et sœurs, il doit y avoir un mal être derrière ».

Il ne s’est rien passé pendant votre minorité, personne n’a réagi ?

Il m’est arrivé de me faire attraper en train de voler au supermarché, je me faisais engueuler et puis c’est tout. Je suis aussi allé quelques fois en garde à vue, mais on me relâchait et il ne se passait rien. La première fois que j’ai été incarcéré, j’avais 18 ans. Avec les copains, comme on ne partait jamais en vacances avec nos parents, on était pauvres, on a décidé en plein été de voler une voiture et de partir à la Baule en Bretagne. Mais quatre arabes dans une voiture volée, on s’est fait arrêter, direction la prison de Nantes.

Dans ma famille, ils disaient ‘toi tu ne seras rien plus tard’. Aujourd’hui, je suis celui qui a le plus de diplômes. J’étais en échec scolaire, je suis prof à l’université. J’étais détenu, à présent je travaille en prison. Les policiers me couraient derrière, maintenant je leur cours après pour leur donner des formations.

Comment avez-vous vécu cette arrivée en prison ?

D’un côté, j’étais triste parce que j’ai pensé à mes parents qui allaient avoir honte. Mais en même temps, j’étais content de faire en n partie des « durs ». Jusque-là, mes copains se moquaient de moi en disant que je n’avais pas fait de taule et que je ne savais pas ce que c’était. Là, j’avais mon nom dans le journal, j’existais.

Comment ont réagi vos parents ? Ils savaient déjà que vous étiez « voleur » ?

Ils savaient que je faisais des petites conneries, mais sans plus, à chaque fois je recevais une dérouillée. Mon père me tapait tellement fort que j’étais à moitié assommé, il ne savait pas parler. Les parents de délinquants que je rencontre le disent encore : « A part taper nos enfants, qu’est ce que vous voulez qu’on fasse ? On aimerait bien déménager mais on n’a pas les moyens, c’est pas de ma faute si en bas mon ls fréquente des voyous. » Ce ne sont pas des parents démissionnaires, mais des parents en difficulté, sachant que c’est dur d’élever les enfants dans les quartiers où la violence règne.

Quel a été l’effet de la prison dans votre trajectoire ?

Un effet criminogène, c’est clair. La première fois, j’ai fait deux mois ; la deuxième, six mois, pour cambriolage ; la troisième, un peu plus pour coffre fort; la dernière fois, j’ai pris quatre ans pour attaque à main armée et j’en ai fait trois. Le milieu carcéral, c’est un peu le Pôle emploi de la délinquance, il y a tous les corps de métiers sur place : dealers, braqueurs, receleurs… Il suffit d’aller voir le bon pour perfectionner ses techniques. Quand je suis arrivé à la prison de Chartres, j’ai raconté que je m’étais fait prendre à cause d’un signal d’alarme et les détenus m’ont orienté vers le spécialiste des alarmes : « Tu vois le petit vieux là-bas, c’est le meilleur, il va t’expliquer. » En plus, on rencontre en prison les grands braqueurs, cela revient presque à rencontrer Zidane pour un jeune footballeur. Ils deviennent des modèles, ils nous fascinent. Et puis il y a aussi les conditions de détention, la surpopulation, la façon dont la justice nous traite: on ressort avec plus de haine. Le pire, c’était de partager ma cellule avec d’autres détenus. Le jour où tout le monde sera en cellule individuelle, à mon avis, il y aura moins de récidive. Si tu n’es jamais seul, avec la télé allumée toute la journée, tu ne peux pas réfléchir sur toi-même, faire le bilan de ta vie et d’où tu en es. A la finale, un sortant de prison, il s’est fait plein de copains délinquants, il a appris à mieux voler et il a plus de haine. Il est encore plus mal perçu par les gens honnêtes, et encore plus valorisé par les délinquants. Et les problèmes qu’il avait en entrant en prison sont toujours là.

Que s’est-il passé après votre dernière condamnation ?

Je devais être expulsé vers l’Algérie, mon pays d’origine où je n’avais jamais mis les pieds (je suis né en France). Mais à l’occasion de l’examen de mon cas en commission d’expulsion, j’ai bénéficié d’une mobilisation de notre commune de Mantes. Le maire est venu à la barre, sollicité par mes frères et sœurs qui travaillaient dans le milieu associatif. Plusieurs personnes sont venues dire que je n’étais pas un « irrécupérable », mais un homme de 31 ans avec un potentiel, de l’intelligence. C’était la première fois de ma vie que j’entendais que je pouvais être un type bien, cela a provoqué un déclic.

Quel a été ce déclic ?

Pour la première fois, je voyais autrement les gens « honnêtes » : ils n’aiment pas les délinquants en principe, mais là ils venaient me défendre. Nous, les délinquants, nous n’avions pas de scrupules à voler des gens qui ne nous aimaient pas. On les traitait de fayots, de bourgeois, on se moquait des bons élèves… Mais finalement, je n’ai pas été expulsé grâce à ces gens « honnêtes » qui se sont mobilisés. Du coup, j’ai décidé de tout faire pour être quelqu’un de bien, pour leur faire plaisir plus que par conviction. Je ne pouvais pas les trahir, même si mon activité délinquante était ma passion.

La délinquance, une passion ? Vous pouvez expliquer ?

Prendre des risques, l’adrénaline, devenir riche en une jour- née… A côté des autres qui avaient du mal à payer leur loyer, un crédit à rembourser pendant 20 ans, je pouvais tomber sur une super a aire du jour au lendemain. C’est comme les gens qui jouent au loto, sauf qu’on a beaucoup plus de chances de gagner. Et puis quand tu montes un braquage, tu es comme dans un lm de gangsters, il y a de l’action, la sensation de pouvoir avec une arme… Par moments, tu deviens vraiment riche. Les voyous ont des valeurs de capitalistes : l’argent et le pouvoir. Ils ne font pas dans le social, ils ne se préoccupent pas des autres et ne pensent qu’au gain.

Même après plusieurs incarcérations, ces valeurs et cet attrait de la délinquance ne diminuaient pas ?

Non, les incarcérations, c’étaient mes « accidents de travail ». Le temps de détention me servait à comprendre pourquoi je m’étais fait attraper : une sorte d’« analyse de la pratique » avec quelques experts, pour ne pas commettre les mêmes erreurs la prochaine fois. J’assumais de tomber, je disais à ceux qui pleuraient sur leur sort qu’ils n’avaient qu’à pas faire de conneries.

Avec le recul, vous pensez que vous n’aviez pas d’autres moyens que la délinquance pour trouver votre place ?

Au départ, je crois que j’aurais bien voulu être honnête, mais avec l’absence de place dans ma famille, l’échec scolaire, le sentiment d’être un nul, et la délinquance à portée de mains dans mon quartier, je n’ai pas vu d’autre issue. Je le vois comme un choix (j’étais responsable de mes actes), mais quand même un choix par défaut. Il y avait une forte pression : si je voulais marcher avec la bande, j’étais obligé de voler, un froussard ne pouvait pas être accepté. En plus, je les voyais s’enrichir facilement, ce qui est tentant quand tu es pauvre. Ils étaient habillés comme des princes, roulaient en BMW (alors qu’ils avaient Bac moins 10 !). Je crois que je me suis retenu pendant un moment, et puis j’ai franchi le pas, je ne voulais pas être un clochard honnête. Une fois dedans, j’ai apprécié le milieu, me suis fait de vrais amis…

Qu’est-ce qui vous a manqué dans votre parcours, de quoi auriez-vous eu besoin ?

Partout, j’ai manqué de parole et de rencontres positives. Dans ma famille, même de mes conneries on ne parlait pas, c’était tabou. A l’école, j’aurais aimé qu’un prof voit que j’étais en difficulté, mais pas un nul. Au tribunal, j’aurais eu besoin d’être écouté, alors qu’on nous juge en cinq minutes sans nous connaître. On passe tous à la chaîne, on a du mal à parler devant tout le monde, le juge nous coupe tout le temps… Il était clair pour moi que la justice nous jugeait avant de nous avoir écoutés. En prison, on n’écoute pas non plus les détenus, qui auraient plein d’idées pour réformer la détention.

Globalement, j’avais besoin que quelqu’un voit que derrière mon image de dur, j’étais en souffrance. Il faudrait à un moment que les parents, les profs, les policiers, les juges, les politiques puissent entendre la délinquance comme un appel au secours. La question à se poser face à la délinquance est « comment on peut exister autrement ». Dans ma jeunesse, les seuls qui me reconnaissaient, c’étaient les voyous. Si bien qu’ils sont devenus ma famille : la bande me protégeait et me permettait d’exister.

Qu’est devenue votre vie une fois que vous avez décidé de mettre un terme à cette carrière délinquante ?

La première année, j’étais assigné à résidence et j’avais interdiction de travailler (ayant une procédure d’expulsion en cours). Mais grâce au soutien du maire, la Mission locale m’a proposé de tenir leur comptabilité, car j’avais passé un CAP en prison (au départ, pour mon activité délinquante). Le directeur me donnait de l’argent de poche pour compenser l’absence de salaire. Cet homme a été un père pour moi, nous parlions beaucoup et il me soutenait. Au bout d’un an, j’ai pu avoir mes papiers, j’avais très envie d’aider des jeunes en difficulté car j’étais passé par là, et je suis devenu animateur dans une Maison des jeunes. Puis j’en suis devenu le directeur, après avoir passé un brevet de technicien en animation, j’ai aussi été chargé d’animer le conseil communal de prévention de la délinquance. J’ai repris des études, grâce à la validation des acquis et de l’expérience (VAE) j’ai pu passer une licence en Sciences de l’éducation (avec mention très bien !). Ces études me passionnaient, notamment les cours sur la psychologie de l’adolescence et la thématique de la violence, qui me permettaient de comprendre mon parcours. A présent, je donne un cours sur les politiques de prévention de sécurité en Master à l’Université de Nanterre. Je suis aussi « consultant en prévention urbaine », j’ai créé mon métier car on me demandait de plus en plus d’intervenir dans les écoles de travail social, à l’École des commissaires de police, de surveillants de prison… Je suis diplômé de l’Institut des Hautes études de la sécurité et de la justice (INESHJ), comme « expert en sécurité ». Plutôt que de vendre de la peur comme certains professeurs que j’ai eus, je défends que ce n’est pas avec de plus en plus de prisons, de caméras, de policiers qu’on résoudra les problèmes de délinquance et de violence. Cela passe par le « mieux vivre ensemble », le relationnel, l’éducatif. Je témoigne du fait qu’on peut avoir été délinquant et changer, quand le regard posé sur vous change.

J’interviens aussi en prison sous forme d’un groupe de parole, je parle aux détenus de mon parcours, et je les fais parler de ce qui leur est arrivé, de pourquoi ils ont basculé et de ce qui leur faudrait pour ne pas rebasculer en sortant, je leur apporte de l’espoir. Et je continue à travailler dans les quartiers. En ce moment, je fais de la « médiation nomade », avec un camion on s’installe le soir dans les quartiers de 19 heures à minuit, à l’heure où seul le commissariat de police est ouvert. Je mets de la musique, je fais du thé à la menthe, les jeunes des halls viennent nous voir et on parle. La parole devient plus forte que la violence. Des bénévoles assistantes sociales, éducateurs, parfois des policiers en civil viennent aussi pour m’aider. Une des clés, pour que les jeunes s’en sortent, c’est de créer de belles rencontres, parce que souvent ils n’en font que de mauvaises. Avec mon camion, je ramène plein de gens de l’extérieur : des gens qui habitent dans les beaux quartiers, des gens de la télévision… C’est magique, la rencontre. Des deux côtés, tous, ils apprennent plein de choses.

Est-ce que vous êtes plus crédible auprès des jeunes de par votre expérience ?

Je suis plus crédible pour tous, parce que je connais le monde d’en face. Dans mon CV, j’ai écrit : 15 ans de délinquance, 5 ans de prison. Cela me donne encore plus de boulot et de crédibilité. Entre un sociologue et moi, certains préfèrent me faire intervenir parce que c’est plus parlant quelqu’un qui a du vécu, et que j’ai une vision plus précise des besoins. Par exemple, quand j’ai pris la direction de la Maison des jeunes, j’ai dit au maire que j’acceptais le poste à condition d’ouvrir la nuit et le week-end. Je savais qu’il était aberrant de faire les horaires de la Sécurité sociale dans une MJC, alors que les jeunes ont besoin de trouver un lieu ouvert quand ils sont livrés à eux- mêmes et que tout est fermé. Les statistiques montrent bien que les périodes où il y a le plus de problèmes dans les quartiers, de délinquance, de violence, d’accidents de la route, de toxicomanie, de suicide, sont la nuit et le week-end. Quant aux jeunes, ils ont des préjugés avant de me rencontrer, mais quand je leur explique mon parcours, ils réalisent que je suis « comme eux », et il y a alors beaucoup de respect. Parce que je suis passé par là, ils se confient à moi, et ils écoutent vraiment mes conseils pour ne pas rebasculer. Avec les surveillants de prison, c’est pareil, ils ont beaucoup de préjugés, ils ne comprennent pas le « monde d’en face », ils pensent qu’ils ne peuvent rien faire avec des voyous. Je leur parle de leur posture professionnelle, leur façon de parler et d’ouvrir les portes. Je leur explique la vie des jeunes dans les quartiers, pourquoi ils retombent. Tout cela fait bouger les lignes et ça leur plaît ! Ils me disent qu’il faudrait intervenir à l’ENAP, mais pour l’instant les hiérarchies de l’administration pénitentiaire me répondent toujours qu’il est difficile de faire intervenir un ancien détenu. Pourquoi ces institutions continuent à regarder mon mauvais côté, alors qu’elles pourraient me présenter comme enseignant à l’université ou consultant ? !

Quels sont vos projets ?

Faire bouger les politiques, mais c’est le plus difficile! Pour démultiplier mon action, j’aimerais recruter dans les prisons parce qu’il y a plein de mecs comme moi qui ont de la bouteille, sont issus des quartiers, connaissent les jeunes, n’ont pas peur d’aller au contact. Il leur manque juste une formation, d’animateur, de médiateur ou d’éducateur. J’ai écrit un projet en ce sens au ministère de la Justice visant à ouvrir un centre de formation en prison à l’accompagnement des jeunes dans les quartiers, mais on ne m’a jamais répondu. Quel gâchis de ne pas écouter davantage la parole d’anciens détenus ! Mais je garde espoir…

Propos recueillis par Sarah Dindo

 

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