Free cookie consent management tool by TermsFeed

Expérimentation de 2010 : une occasion manquée

Un an après l’entrée en vigueur de l’obligation de consulter les personnes détenues sur les activités qui leur sont proposées, la direction de l’administration pénitentiaire lance, en 2010, une expérimentation dans dix prisons. Placée aux manettes, la magistrate Cécile Brunet-Ludet a l’ambition de définir les contours d’un véritable droit à l’expression collective en prison. Malgré les résistances, des dispositifs parfois ambitieux voient le jour localement. Mais l’expérimentation sera finalement enterrée.

En septembre 2010, la direction de l’administration pénitentiaire (Dap) lance une expérimentation « visant à élaborer la formalisation d’un droit à l’expression collective des personnes détenues ». À cette époque, cela fait bientôt un an que la loi pénitentiaire est entrée en vigueur et son article 29, qui dispose que « sous réserve du maintien du bon ordre et de la sécurité de l’établissement, les personnes détenues sont consultées par l’administration pénitentiaire sur les activités qui leur sont proposées », n’a toujours pas trouvé de traduction concrète, que ce soit par voie de décret ou de circulaire. Cécile Brunet-Ludet, qui avait été chargée dès septembre 2009 de réfléchir à la question(1), est placée aux commandes d’une expérimentation dont elle avait recommandé la mise en œuvre. Mais plutôt que l’article 29 de la loi pénitentiaire, c’est la règle pénitentiaire européenne (RPE) 50 que la magistrate choisit de prendre pour référence, inspirée notamment par sa rencontre avec Norman Bishop, le « père » des RPE. Suivant cette règle, les personnes détenues – davantage que « consultées », comme le prescrit la loi française – « doivent être autorisées à discuter » et « encouragées à communiquer avec les autorités pénitentiaires », non pas seulement au sujet des activités qui leurs sont proposées, mais de l’ensemble des « questions relatives à leurs conditions générales de détention », « sous réserve des impératifs de bon ordre, de sûreté et de sécurité ».

« Institutionnaliser des espaces d’expression collective sur les sujets les plus larges possibles me semblait éminemment essentiel à de nombreux points de vue, raconte Cécile Brunet-Ludet. J’y voyais d’abord un formidable levier de réinsertion pour les personnes détenues, et de restauration de l’estime de soi. Je me suis rendu compte à travers mes voyages d’observation en Europe du Nord que c’était aussi un puissant outil de gestion de la détention, de remontées d’informations mais aussi de transformation des relations entre l’administration pénitentiaire et les personnes détenues : on n’est plus dans le rapport de force, mais dans le dialogue. Le regard que les uns posent sur les autres change, on se considère autrement que comme un “numéro d’écrou” ou un “porte-clés”, selon le point de vue. »

Lors de ses recherches exploratoires, la magistrate avait constaté l’existence, en France, « d’initiatives ponctuelles éparses, parfois ambitieuses » à la faveur de « l’engagement tenace » de certains directeurs – des démarches qui n’avaient cependant jamais été institutionnalisées, « ni soutenues ou portées par la direction de l’administration pénitentiaire »(2). Aussi l’enjeu de l’expérimentation était-il de parvenir à la formalisation d’un « schéma directeur national », d’un « processus d’organisation » qui soit suffisamment précis et contraignant pour garantir la généralisation et la pérennité des espaces d’expression créés, et en même temps suffisamment souple pour se décliner et s’adapter localement « en fonction des caractéristiques de l’établissement pénitentiaire », précise Cécile Brunet-Ludet. Pour tous, il s’agissait d’« organiser de façon périodique des réunions entre les représentants de la population pénale et l’administration pénitentiaire de l’établissement ; sur un ordre du jour associant les personnes détenues et défini en amont ; donnant lieu à la rédaction d’un compte-rendu écrit communiqué en aval à tous les participants. » Chacun demeurait en revanche libre de choisir le mode de désignation des personnes détenues appelées à participer (élections, accès libre, candidatures spontanées et/ou désignation), la fréquence des réunions et le champ de la consultation (restreint aux activités ou élargi aux conditions générales de détention) – le cahier des charges définissant néanmoins quelques exclusions, notamment celle des questions relatives à la sécurité. Lancée dans dix prisons sélectionnées pour leur représentativité du parc carcéral(3), l’expérimentation doit se dérouler sur neuf mois, d’octobre 2010 à juillet 2011.

Résistances à tous les étages

« Les syndicats de surveillants, quels qu’ils soient, ont été un frein considérable dans ce travail, que ce soit à l’échelon national ou local, se souvient Cécile Brunet-Ludet. Lors des tables rondes que nous organisions à l’occasion de nos déplacements dans les établissements, nous nous exposions à des propos a minima méfiants, souvent virulents… Nous étions parfois accueillis par des tracts syndicaux chargés d’attaques personnelles, nominatives. La critique principale, c’est que nous allions renverser l’ordre de la prison. » Conviés à une réunion à la Dap en avril 2011, les syndicats Ufap et FO, majoritaires, déclinent l’invitation par voie de tracts. Au centre pénitentiaire de Nancy, les organisations syndicales locales mettent leur veto au « Conseil institutionnel de vie carcérale » porté par la direction, conduisant à l’arrêt du projet. Ailleurs, les organisations syndicales se tiennent à l’écart, émettent des réserves ou marquent clairement leur opposition suivant les lieux. Face à ces résistances, certains directeurs cherchent à préserver la discrétion du projet « afin de ne pas heurter certaines sensibilités syndicales locales » – au risque d’en limiter l’intérêt et la portée. Au-delà des syndicats, les personnels se montrent de manière générale plutôt sceptiques, voire méfiants. Pour beaucoup de directeurs, il s’agit d’écouter les craintes, expliquer et « rassurer sur le projet en écartant le critique d’un “syndicat de détenus” », peut-on lire dans le rapport de bilan.

Mais la résistance ne vient pas que du personnel. « Sur place, certains directeurs, qui s’étaient pourtant portés volontaires, freinaient des quatre fers, opposaient une force d’inertie telle qu’il était impossible que cela aboutisse à quelque chose d’intéressant, regrette Cécile Brunet-Ludet. En réalité, on rencontrait des résistances sur tous les fronts. On pouvait aussi trouver des réticences chez les personnes détenues elles-mêmes, qui soit n’y voyaient pas d’intérêt pour elles, soit étaient soupçonneuses, craignant d’être instrumentalisées par la direction. Je n’ai pas trouvé non plus le soutien que j’espérais du côté des Spip. »

Les syndicats de surveillants ont été un frein considérable dans ce travail. Certains directeurs freinaient des quatre fers. En réalité, on rencontrait des résistances sur tous les fronts.

Un an après, le bilan était pour le moins contrasté suivant les établissements, l’expérimentation ayant donné lieu à des formes d’expressions collectives plus ou moins ambitieuses en fonction de la sensibilité et de l’implication de l’équipe de direction, mais aussi du climat social sur place. Dans plusieurs d’entre eux, l’expérience a tourné court. En mai 2011, le chef d’établissement de la maison d’arrêt de Bois d’Arcy décide de suspendre l’expérimentation, « considérant que le rythme des réunions tous les deux mois n’était pas tenable, que les réunions prenaient une tournure revendicative selon un ordre du jour trop large pour la direction qui pouvait se retrouver en difficulté par rapport aux moyens dont elle dispose, que les personnes détenues n’étaient pas suffisamment représentatives »(4). En juin 2011, c’est au tour de la direction de Châteauroux de prendre la décision de suspendre l’expérimentation. Dans cette prison, le dispositif adopté par la direction était assez éloigné des principes promus par le comité : consistant en la tenue de réunions collectives, il vise à « à diffuser ponctuellement une information », « sur des thèmes définis par la direction » à « des catégories de personnes détenues déterminées par la direction (détenus dits “vulnérables”, détenus du service général, “détenus arrivants”…) »(5), et ce, à un rythme annuel.

À l’autre bout du spectre, deux dispositifs apparaissent particulièrement élaborés, tout en répondant chacun à des philosophies radicalement différentes : ceux expérimentés à Rennes et à Arles.

Entre ambition démocratique et approche purement gestionnaire

À Rennes, le directeur adjoint, responsable du quartier centre de détention, imagine un « conseil du centre de détention » calqué sur le modèle du conseil municipal. « Le but du conseil de détention est d’améliorer la gestion des problèmes du quotidien inhérents à toute vie en collectivité en garantissant le droit d’expression aux personnes détenues », peut-on lire dans les statuts de l’instance. Celle-ci n’a cependant qu’une fonction délibérative, le pouvoir de décision restant évidemment au directeur. Le champ de la discussion est large : y sont débattus le projet de verdissement de l’établissement tout juste sorti de terre, la construction d’un potager, l’introduction d’animaux ou encore le « retrait des caillebotis ». Surtout, la direction fait le choix de recourir aux élections. Six titulaires et six suppléants sont élus pour un mandat d’un an parmi les détenus du quartier, à l’issue d’un vote à bulletin secret. « Le directeur adjoint, Patrice Bourdaret, s’était démené pour faire entrer une urne et des isoloirs, se souvient Cécile Brunet-Ludet. Pour lui, il y avait un véritable enjeu en termes de réinsertion, de responsabilisation et de citoyenneté : certains votaient pour la première fois. » Les élus ont l’autorisation de se réunir deux fois par semaine pour préparer les travaux du conseil et de faire appel à des personnes ressources extérieures. Le conseil se réunit quatre fois par an en plénière, « en alternance avec un travail en sous-groupe. » L’ordre du jour est élaboré par le directeur sur proposition des élus et des personnels, et affiché dix jours avant chaque conseil. Outre les élus, l’organe est composé des membres de la direction, d’un surveillant et d’un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, et « est ouvert à toute personne présentant un intérêt en fonction de l’ordre du jour ». Le juge de l’application des peines a ainsi été invité à présenter « les axes majeurs de sa politique d’aménagement de peine, engageant ensuite le dialogue avec eux en répondant à leurs questions », rapporte le bilan de l’expérimentation. Et – chose exceptionnelle dans l’univers carcéral – les séances sont publiques, ouvertes aux autres personnes détenues mais aussi aux associations intervenant dans l’établissement, à des avocats, aux élus locaux et même aux médias.

À Arles, c’est un projet beaucoup plus contrôlé qui a vu le jour, et ce dès 2009, sous l’impulsion du directeur d’alors, Jean-Philippe Mayol. Il a mis en place un système de « commissions » dont l’une est relative aux conditions générales de détention(6). Afin que le dispositif ne se résume pas à une « politique d’affichage, sans réelle prise en considération de la parole », le chef d’établissement a défini deux principes directeurs : la régularité des commissions (tous les six à huit semaines) et le suivi des décisions, à l’aide des comptes-rendus diffusés à l’issue de chaque réunion. Autre élément clé pour assurer la crédibilité du dispositif : la préparation. « Les personnes détenues devaient faire remonter un mois avant la réunion les sujets qu’ils souhaitaient aborder afin que nous ayons le temps d’envisager la réponse possible. J’apportais toujours une réponse : je m’engageais sur certaines choses, ou j’expliquais pourquoi c’était impossible. C’est aussi à ça que servent ces commissions, faire œuvre de pédagogie, et faire évoluer les procédures lorsque les problématiques soulevées le nécessitent. Si on s’engage sur un point, il est impératif d’aller jusqu’au bout. »

Institutionnaliser des espaces d’expression collective constitue un formidable levier de réinsertion pour les personnes détenues, et de restauration de l’estime de soi.

À Arles, pas de représentants, et encore moins élus : ce sont les officiers de bâtiment qui choisissent les participants à ces réunions, d’abord en fonction de leur intérêt pour les thèmes retenus, mais aussi de leur « capacité au dialogue ». « Il est nécessaire de savoir canaliser ses émotions, de ne pas être dans une posture de négativité. Avec l’élection, on courrait le risque de voir émerger des leaders négatifs avec lesquels il serait impossible de dialoguer, qui défendraient des postures individuelles qui ne reflètent pas les intérêts collectifs de la population pénale », justifie Jean-Philippe Mayol. Sélectionnés, les participants sont aussi formés à la prise de parole publique : « comment organiser une pensée, apprendre à présenter une revendication, comment les argumenter… », détaille le directeur. Une formation qui s’intégrait dans un dispositif plus général de médiation des conflits et de prévention des violences(7). Car à travers ces commissions, « il n’a jamais été question d’appliquer un fonctionnement démocratique en prison. L’expression collective a, de mon point de vue, deux fonctions principales : accompagner un projet, un changement, et apaiser ou éviter les conflits. En ce sens, c’est un outil, une pratique parmi d’autres concourant à la sécurité dynamique. Le but de ces dispositifs est de permettre aux usagers d’exprimer correctement des revendications et d’obtenir des réponses. L’instauration d’un dialogue permet ainsi d’éviter une conflictualisation sous la forme d’un mouvement collectif. »

Même si les deux approches – démocratique ou gestionnaire – peuvent coexister au sein d’un même dispositif, c’est généralement la seconde qui l’emporte dans les autres établissements participant à l’expérimentation. Dans la plupart des prisons, c’est le système de la désignation de délégués par l’administration qui a été retenu, après, pour la moitié d’entre eux seulement, une première phase d’appel à candidatures.

Le bilan enterré

Dans le rapport qu’elle remet au directeur de l’administration pénitentiaire, Cécile Brunet-Ludet pose une exigence : « des directives nationales constituant un “tronc commun” irréductible devront être déterminées ». Parmi les recommandations, plutôt éparses ou d’ordre très général, l’une porte sur la fréquence des réunions : tous les deux mois en maison d’arrêt, tous les trois mois en établissements pour peines, est-il indiqué. Quelle que soit la périodicité, « il est important de préserver un espace de rencontres entre les détenus représentants entre eux, puis entre eux et les autres détenus », précise le rapport. Aussi, « le dispositif de l’élection est préconisé chaque fois qu’il est matériellement possible de le mettre en place et de le renouveler » – « l’élection pouvait fonctionner en centre de détention, pas dans une maison d’arrêt où le turn over est de plusieurs milliers de personnes par an », commente aujourd’hui la magistrate. Le rapport contient aussi cette phrase, qui sonne comme une mise en garde : « L’outil de l’organe de consultation est d’abord conçu à destination et pour les personnes détenues. Il ne saurait être réduit à un simple outil – modernisé – de gestion de la détention au profit du chef d’établissement. » « Lorsque je remets ce rapport, on est en avril 2012. Le directeur de l’administration pénitentiaire (Dap) qui avait soutenu le projet a été remplacé. Le nouveau Dap me demande de faire une restitution aux directeurs interrégionaux… et ça s’arrête là. Le discours c’est : “l’article 29 de la loi pénitentiaire est là, il suffit de l’appliquer.” Mais notre travail n’avait rien à voir avec la vacuité de l’article 29 ! Je quitte la Dap, en laissant mûrir, ou plutôt pourrir les choses, car en réalité, l’expérimentation a été enterrée », relate Cécile Brunet-Ludet, non sans une certaine amertume.

La suite ? Il faudra encore attendre deux ans avant que ne soit publié le décret(8) d’application de l’article 29 de la loi pénitentiaire. Mais loin des recommandations issues du bilan de l’expérimentation, celui-ci se contente d’imposer que les personnes détenues soient consultées « au moins deux fois par an sur les activités proposées », laissant aux chefs d’établissement le soin de définir les modalités de consultation dans le règlement intérieur de l’établissement(9). Autrement dit, le droit d’expression collective reste, encore et toujours, tributaire de la bonne volonté des directions locales.

par Laure Anelli

(1) Ce travail avait donné lieu à la rédaction d’un premier rapport : « Le droit d’expression collective des personnes détenues », février 2010.
(2) « Bilan de l’expérimentation. De la formalisation du droit d’expression collective des personnes détenues : réalités et perspectives », janvier 2012.
(3) Les maisons d’arrêt de Bois d’Arcy, Clermont- Ferrand et Limoges, les centres de détention de Rennes-Vezin, Val-de-Reuil et Muret, les centres pénitentiaires de Châteauroux, Nancy et Saint-Denis de la Réunion, et la maison centrale d’Arles.
(4) Bilan de l’expérimentation, op. cit.
(5) Ibid.
(6) Deux autres commissions, l’une spécialisées sur les menus, l’autre sur les cantines, ont également été mises en place.
(7) « Une centrale en France : le dialogue plutôt que le disciplinaire », Dedans Dehors n°84, juillet 2014.
(8) Décret n° 2014- 442 du 29 avril 2014.
(9) Un « Guide de mise en œuvre de l’article 29 » est aussi rédigé par la Dap en juillet 2014 en lieu et place d’une circulaire d’application, jugée « trop uniforme et codifiée » pour le cas de la consultation des détenus, peut-on lire dans le mémoire d’une étudiante de l’Enap (Caroline Mabileau, « La pratique du droit d’expression collective : vers une responsabilisation accrue des personnes détenues », 2018).