Faute de matériel ou de spécialistes intervenant en prison, de nombreux soins doivent être réalisés à l’hôpital et nécessitent l’organisation d’extractions médicales. L’administration pénitentiaire, en charge de ces extractions, en annule cependant un nombre conséquent en raison d’un manque d’effectifs. Et quand elles peuvent avoir lieu, les conditions dans lesquelles elles se déroulent découragent les personnes détenues, qui pour beaucoup préfèrent alors renoncer à se soigner.
En 2020, 30 000 extractions médicales auraient été organisées, selon la Direction de l’administration pénitentiaire (Dap). De son côté, la Direction générale de l’offre des soins (DGOS) parle d’un peu plus de 50 000 extractions réalisées. Malgré cet important écart, un point fait consensus : aucun de ces chiffres ne correspond au nombre d’extractions demandées par les unités sanitaires. Car si certaines parviennent à faire réaliser la quasi-totalité des extractions sollicitées, d’autres, comme à Aiton, Perpignan, Saint-Étienne ou encore Aix-Luynes, voient un grand nombre d’entre elles annulées. « C’est extrêmement usant. Les secrétaires passent leur temps à reprendre les rendez-vous. Une fois, un médecin s’est déplacé spécialement à l’hôpital quatre fois de suite pour un examen : l’extraction a à chaque fois été annulée. Ces reports peuvent parfois être une vraie perte de chance pour les personnes détenues », déplore le Dr Lanis, exerçant à l’unité sanitaire du centre pénitentiaire d’Aix-Luynes.
S’il existe peu de chiffres fiables au niveau national sur le volume de ces annulations, la DGOS estime qu’environ un tiers des extractions médicales sollicitées sont annulées. À partir d’une analyse détaillée de 28 rapports d’activités d’unités sanitaires et de six rapports du Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL) pour l’année 2020, l’OIP a de son côté évalué le taux d’annulation à 37%. En dépit de l’ampleur du phénomène, il n’existe pas de données précises sur les motifs de ces annulations, faute de traçabilité ou de fiabilité des informations remontées. D’après les chiffres transmis par la DGOS, un tiers des annulations serait imputable à l’administration pénitentiaire, un tiers à l’hôpital, et un tiers aux personnes détenues.
L’administration pénitentiaire à la traîne
Si, dans la plupart des établissements pénitentiaires, les unités sanitaires ont droit à un nombre donné d’extractions médicales par semaine, celui-ci est souvent insuffisant. « Huit extractions par semaine, c’est trop peu, explique un soignant d’une prison de plus de 400 personnes. Et elles sont en plus régulièrement annulées : parce qu’il y a un manque d’effectifs, parce qu’ils doivent faire un transfert non prévu, etc. Aujourd’hui, on a trois mois de délai pour trouver un créneau libre. »
En cause notamment, le manque de personnel dédié aux extractions, qu’elles soient médicales, administratives ou judiciaires. Recrutements insuffisants, nombre de missions sous évaluées : depuis que la compétence des extractions a été transférée des forces de l’ordre à l’administration pénitentiaire(1), les « impossibilités de faire » se multiplient. Elles représentaient 4% des extractions en 2014, 11% en 2015, 24% en 2016. Créées en 2019 et annoncées comme une solution à ce problème, les équipes locales de sécurité pénitentiaire (ELSP) tardent à faire leurs preuves. Dans certains établissements, notamment ceux qui disposaient auparavant d’escortes spécifiquement dédiées au service médical, elle a même aggravé la situation. « Depuis la mise en commun des équipes de transfert, c’est une catastrophe. Si je prends le cas de la maison d’arrêt de Gradignan, c’est terrible. Avant, ils arrivaient à faire trois extractions par jour pour les patients et actuellement ils sont plutôt à quatre par semaine. C’est toujours les extractions demandées par la justice ou l’administration pénitentiaire qui priment sur celles demandées par le médical », explique ainsi un soignant.
Face à ces difficultés, certains agents pénitentiaires n’hésitent pas à outrepasser leurs fonctions et à juger par eux-mêmes de l’importance ou non de réaliser certains examens. « Nous avons une difficulté avec un surveillant, qui ne respecte pas le secret médical et annule des extractions de son propre chef. Un matin, il a constaté qu’un détenu qui devait être extrait pour un examen à jeun avait pris son petit déjeuner : il a décidé d’annuler l’extraction sans nous consulter », explique ainsi une soignante. À Borgo, « un détenu a vu sa consultation déplacée quatre fois en raison de l’annulation par l’équipe des escortes, qui estime que toutes les extractions ne sont pas justifiées médicalement, alors qu’elle n’a pas à s’exprimer à ce sujet »(2), souligne de son côté le CGLPL. « Certains surveillants disent que ce sont les détenus qui ont refusé. Or, il y a certains patients que je connais très bien, et je les crois quand ils disent qu’ils n’ont jamais été appelés pour l’examen : cela sème le doute sur ce qu’il s’est réellement passé », pointe également le Dr Lanis.
Des conditions d’extraction humiliantes
S’il arrive fréquemment que l’annulation d’une extraction soit injustement imputée au patient détenu, les refus de leur part n’en sont pas moins un phénomène réel. Programmés par l’unité sanitaire, les examens peuvent tout d’abord se chevaucher avec d’autres activités importantes en détention : le travail, les parloirs, les activités… « Nous ne pouvons légalement pas leur communiquer le jour et l’heure de l’extraction(3). Mais lorsqu’un rendez-vous avec l’urologue tombe en même temps qu’un parloir avec leur femme, je comprends qu’ils refusent, c’est leur liberté. Par ailleurs, lorsque le rendez-vous arrive trois, quatre mois après la consultation, ce n’est peut-être plus dans leur tête, ça peut tomber pendant que leur affaire judiciaire est examinée, à un moment où ils ont d’autres préoccupations… Moi j’essaie de leur dire à peu près le délai quand je peux, au moins le mois. C’est important de pouvoir se préparer, cela n’arrive jamais en dehors de la prison, de ne pas savoir quand on va être opéré ou examiné », expose le Dr Lanis.
« Je me suis fait examiner les parties intimes devant les escortes, j’ai dû faire voir mes testicules et mon anus devant les surveillants, sans aucun secret médical. »
Les conditions dans lesquelles se déroulent les extractions médicales sont régulièrement avancées par les prisonniers pour justifier leurs refus. « Celles qui allaient en gynéco à l’extérieur, souvent pour les grossesses, elles sortaient entravées, menottées devant toute l’assistance. Et c’était traumatique. Donc tu te dis “c’est quoi le pire, rester dans la prison, ou sortir et être affichée ?” », témoignait une femme un temps incarcérée à la MAF de Versailles.
Menottes, entraves, ceinture abdominale, présence constante des surveillants : la loi prévoit la possibilité d’user de différents moyens de contrainte durant les escortes et examens médicaux. Mais ils doivent, en théorie, être proportionnés au degré de dangerosité présenté par les personnes détenues, du niveau 1 – moyens de contrainte facultatifs – à 4 – moyens de contrainte obligatoires et renforcés. Dans les faits, on constate un usage indifférencié de ces dispositifs. Dans leur réponse à un questionnaire diffusé par l’OIP dans le cadre de son enquête, sur trente-six personnes détenues, vingt-sept témoignaient avoir été extraites avec menottes et un moyen de contrainte supplémentaire (entrave, ceinture abdominale, ou les deux), six n’avaient été « que » menottées, et seulement trois personnes disaient avoir été extraites sans moyens de contrainte. Une généralisation également constatée par le CGLPL : dans la majorité des prisons contrôlées, les personnes détenues sont extraites menottées et entravées. « Il n’est tenu compte ni du niveau d’escorte ni du degré de dangerosité des personnes détenues. Pourtant, plus de 57 % des escortes sont classées en niveau 1 », souligne-t-il ainsi à la maison d’arrêt de Sarreguemines(4). À Douai, « seuls les “plus de 70 ans, béquilles, cancer ou problème de santé apparent” ne sont pas menottés, les autres l’étant systématiquement et étant soumis en plus (pour plus de la moitié de la population hébergée) au port d’une ceinture abdominale et d’entraves aux chevilles »(5).
« J’avais les menottes aux mains et l’attache à la taille, en laisse comme un chien » : les retours de personnes détenues de retour d’extraction témoignent de l’humiliation subie à l’usage de ces moyens de contrainte, qui s’avèrent parfois totalement inadaptés, notamment pour ceux bénéficiant de permissions de sortir. En outre, leur usage ne s’arrête pas à la porte du cabinet des médecins : de nombreuses personnes détenues sont en effet amenées à effecteur leur consultation menottées et/ou entravées. « J’ai fait ma coloscopie en étant attaché au lit », écrivait ainsi un détenu à l’OIP. « J’avais les menottes aux mains, aux pieds, au ventre, m’empêchant de respirer. J’ai eu une prise de sang par cathéter à la main, avec les menottes », témoigne un autre. Il est en outre extrêmement fréquent qu’un ou plusieurs surveillants assistent aux rendez-vous médicaux. Dans les réponses reçues par l’OIP à son questionnaire, seules cinq personnes avaient pu être seules avec le médecin : les trente-neuf autres avaient effectué la consultation ou l’examen en présence de l’escorte. « Je me suis fait examiner les parties intimes devant les escortes, j’ai dû faire voir mes testicules et mon anus devant les surveillants, sans aucun secret médical », écrivait un détenu à l’OIP en avril 2022. « Une fois, une surveillante est entrée dans le bloc opératoire. Et malheureusement, mes collègues l’ont laissé faire, car ils ne savaient pas qu’elle n’avait pas le droit d’être là », témoigne le Dr N’Guyen, à la MAF de Fleury. Dans certains services, cette présence semble même systématique. « Quels que soient les motifs de ces consultations ou de ces examens, tous se déroulent en présence de trois voire quatre agents pénitentiaires. Un paravent peut parfois mettre le patient à l’abri des regards, ou il peut être demandé aux agents de se retourner. Néanmoins, aucune confidentialité des échanges patient/médecin n’est assurée », dénonçait ainsi le CGLPL à l’issue de sa visite au centre hospitalier de Sarreguemines(6). À l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, les contrôleurs pointaient même en 2020 une présence systématique des surveillants, y compris durant les interventions chirurgicales(7).
De telles conditions peuvent pousser les détenus à refuser les soins même dans les cas les plus graves. « J’ai un patient dont le test d’effort montrait qu’il risquait l’infarctus et qui, en dépit de ça, refusait d’être hospitalisé », témoigne ainsi un médecin intervenant en unité sanitaire.
Par Charline Becker
(1) Cette réforme, votée en 2010, a été mise en place très progressivement à partir de 2011, et est effective sur tout le territoire depuis novembre 2019.
(2) CGLPL, rapport de la deuxième visite du centre pénitentiaire de Borgo, 2021.
(3) Pour des raisons de sécurité – et notamment prévenir les évasions –, les dates des extractions, comme celles des transferts, ne sont jamais communiquées aux personnes détenues.
(4) CGLPL, Prise en charge médicale des patients détenus au centre hospitalier de Sarreguemines, 2019.
(5) CGLPL, Prise en charge des personnes privées de liberté au centre hospitalier de Douai, 2019.
(6) CGLPL, Prise en charge médicale des patients détenus au centre hospitalier de Sarreguemines, 2019.
(7) CGLPL, Rapport de la troisième visite du centre pénitentiaire des Baumettes, 2020.
Publié dans Dedans Dehors n°115, juin 2022.