Les personnes prévenues patientent souvent de longs mois, voire années, derrière les barreaux dans l’attente d’être jugées. Pour les professionnels, ces durées, qui ont tendance à s’allonger, sont d’abord attribuables à un manque de moyens, à tous les maillons de la chaîne pénale. Et les récentes réformes pour tenter de réduire ces délais risquent, sans moyens supplémentaires, de ne rien changer à la situation – voire de l’empirer.
Pour les personnes prévenues dans le cadre d’une instruction, l’attente avant le jugement est souvent longue. Elle était de 30,5 mois en moyenne en 2018[1] pour un crime, 8 mois pour un délit – des durées qui ont tendance à s’allonger depuis 2010[2].
Cet allongement s’explique d’abord par un accroissement des délais d’instruction : de 24,3 mois en 2010, la durée médiane est passée à 28 mois en 2021. « Même si les dossiers comportant des détenus sont placés en haut de la pile, on atteint facilement les deux ans en matière criminelle dans les cabinets les plus chargés », déplore Sébastien Colombet, juge d’instruction au Mans et représentant de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI). Pour lui, indépendamment même de la question de leur accroissement, ces très longues durées sont d’abord « la manifestation d’une absence totale de moyens » à tous les niveaux, à commencer par les cabinets d’instruction. « On a partout des cabinets à l’abandon, des services en sous-effectif. D’après le ministère, un cabinet devrait avoir 72 dossiers. Ma collègue au bout du couloir en est à 130 », rapporte le magistrat. « L’instruction est longue aussi parce qu’il n’y a pas suffisamment d’enquêteurs pour traiter les dossiers, complète Nathalie Roche, juge d’instruction à Marseille et membre du Syndicat de la magistrature. Les moyens donnés à la police vont à la sécurité publique, c’est-à-dire au maintien de l’ordre et aux opérations coups de poing, comme sur les stups à Marseille. Il y a le personnel pour aller interpeler les gens, mais après, pouf ! c’est la fuite des ressources humaines. À l’instruction, on n’a plus qu’un enquêteur qui s’occupe du dossier, donc les investigations prennent un temps fou. »
Les magistrats instructeurs ont en outre très fréquemment recours à des expertises psychiatriques et psychologiques, que ce soit pour éclairer la question du discernement, les ressorts psychologiques de l’auteur présumé des faits ou encore le retentissement de ces derniers sur la victime. Or, « on a une pénurie d’experts-psychiatres à l’échelle nationale, les délais sont catastrophiques », s’alarme le représentant de l’Afmi – un phénomène qui va en s’aggravant avec les années (lire page 26). « Aujourd’hui, en Sarthe, quand je demande une expertise dans une affaire criminelle, je sais que je n’aurai pas le rapport avant dix à douze mois. Il m’arrive d’avoir des dossiers dans lesquels il ne me manque plus que l’expertise pour clôturer l’instruction. Pendant ce temps-là, la personne reste en détention. » Une situation qui n’a rien d’exceptionnel : une magistrate parisienne rapporte avoir dû attendre quatorze mois le retour d’une expertise dans une affaire de viol.
Autre problème unanimement souligné par les juges d’instructions interrogés : les annulations fréquentes de leurs auditions par le service censé assurer l’extraction des prévenus détenus – un problème qui ne se posait semble-t-il pas avant 2019, date à laquelle cette compétence a été transférée des services de gendarmerie à l’Autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires (Arpej). Dépendant de l’administration pénitentiaire et sous-dimensionné, ce service paraît incapable de faire face aux demandes. « Quand on veut entendre quelqu’un, deux fois sur trois, l’extraction est annulée par l’Arpej, se désole Sébastien Colombet. Pour vous donner un exemple, j’avais une procédure criminelle pour tentative de meurtre sur conjoint ouverte en novembre 2021. À la fin de l’instruction, en septembre, je convoque la personne mise en examen pour faire un interrogatoire récapitulatif. L’Arpej me dit le vendredi à 14h qu’ils ne vont pas m’extraire Monsieur B. le lundi matin parce qu’ils ne sont pas en capacité de le faire. Je n’ai réussi à l’auditionner que deux mois plus tard, c’est deux mois de détention de plus pour cet homme ! » Ces difficultés poussent les magistrats à recourir à la visio-audience, souvent à contre-cœur. « C’est un mode de comparution dégradé[3], mais on est malheureusement souvent obligés de s’y résoudre, il faut bien que ça avance… », regrette encore le représentant de l’Afmi.
L’effet pervers des réformes
Une fois l’instruction close, l’attente est loin d’être terminée pour les personnes détenues : commencent alors les délais d’audiencement, qui ont eux aussi tendance à s’allonger. Aussi, si « l’augmentation des délais d’instruction a pu être à la source de l’allongement des détentions provisoires, c’est la gestion de l’audiencement des affaires, en particulier pour les cours d’assises, qui est depuis le début des années 2010 le point le plus sensible », soulignait la Commission de suivi de la détention provisoire (CSDP) dans son dernier rapport[4].
« On a entre douze et dix-huit mois pendant lesquels il ne se passe rien, si ce n’est qu’il faut trouver un créneau devant la cour d’assises pour que la personne soit jugée. Donc vous avez régulièrement des gens qui arrivent devant la cour après avoir passé trois ans en détention provisoire, presque pour moitié dus au délai d’audiencement », déplore encore Sébastien Colombet. Les dossiers avec des prévenus détenus étant audiencés en priorité, ce délai est encore plus important pour ceux dans lesquels les mis en examen sont libres ou sous contrôle judiciaire. Accusés et victimes doivent dans ce cas patienter entre quatre et cinq ans en moyenne avant que le procès ne s’ouvre ; un problème connu de longue date qui a en partie motivé l’expérimentation, à partir de 2019, des cours criminelles départementales (CCD)[5].
Dans ces juridictions d’un nouveau genre, qui doivent être généralisées en ce début d’année 2023[6], exit les jurés populaires : les affaires[7] ne sont plus jugées que par des magistrats. Le pari : que la présence de juges uniquement professionnels permette de réduire la durée des auditions des témoins et experts ainsi que celle des débats, pour raccourcir le temps des audiences et, in fine, désengorger les cours d’assises. Mais, outre les questions que cette réforme soulève en termes de démocratisation et de qualité de la justice rendue, le gain de temps constaté semble limité[8]. Et si la création de ces CCD a été couplée d’une salutaire réduction des délais légaux de détention provisoire une fois l’affaire envoyée en jugement (un an maximum, contre deux ans en cours d’assises[9]), elle n’a pas été accompagnée de moyens supplémentaires, alors même que les CCD mobilisent deux magistrats de plus que les cours d’assises[10]. « On ne peut pas être à deux endroits en même temps. L’effet automatique, c’est qu’on a réduit les capacités de jugement sur le correctionnel. Pour vous donner un exemple, au Mans, il a été décidé de supprimer les audiences collégiales lorsque se tiendront les CCD. Ce qui veut dire que les personnes prévenues détenues dans des dossiers correctionnels ne seront plus jugées dans un délai de deux mois, mais peut-être de quatre, six mois… », prédit Sébastien Colombet. Autrement dit, si quelques détentions provisoires pourraient être raccourcies de quelques mois, de nombreuses autres pourraient s’en trouver rallongées, annulant l’effet espéré de cette réforme. Ce d’autant plus que le taux d’appel apparaît plus important à l’issue d’un jugement rendu par une CCD (21 %, contre 15 % pour les jugements rendus aux assises). Or, en cas d’appel, l’accusé peut légalement être maintenu jusqu’à deux ans de plus en prison.
Par Laure Anelli
[1] Chiffres clés de la justice 2020. Donnée indisponible pour les années postérieures.
[2] Elles étaient de 25,3 mois pour les crimes et 6,5 mois pour les délits en 2010.
[3] Lire « Visio-audience : les droits des détenus malmenés », Dedans Dehors n°113, décembre 2021.
[4] Commission de suivi de la détention provisoire, rapport 2018.
[5] Introduites par la Loi de programmation de la justice 2018-2022.
[6] Par la Loi Confiance dans l’institution judiciaire.
[7] Uniquement lorsque les faits sont passibles de moins de vingt ans de prison.
[8] 2,23 jours par affaire en moyenne, contre 2,54 jours en cours d’assises. Ministère de la Justice, Rapport du comité d’évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale, octobre 2022.
[9] Article 181-1 du code de procédure pénale.
[10] Les cours criminelles départementales sont composées d’un président et quatre magistrats assesseurs. Les cours d’assises d’un président, deux magistrats assesseurs et six jurés tirés au sort