La lutte contre les violences faites aux femmes passe-t-elle nécessairement par davantage de répression ? Cette question, qui agite les mouvements féministes actuels, ne date pas d’hier. Jean Bérard, historien, revient sur les combats menés pour les droits des femmes dans les années 1970, soulignant toutes leurs ambivalences.
Les mouvements féministes ont-ils toujours demandé davantage de répression pénale ?
Jean Bérard : Non. Au début des années 1970, au moment des luttes autour de la dépénalisation de l’avortement, les militantes féministes ont d’abord été du côté de la défense et non de l’accusation, contre la justice qui représente une menace pour les femmes avorteuses et avortées. Cette position est aussi symptomatique d’années dans lesquelles la lutte contre les institutions répressives est centrale pour les mouvements sociaux, qu’il s’agisse des mouvements anticarcéraux portés par les prisonniers, anti-asilaires par les personnes psychiatrisées, mais aussi des mouvements contre les foyers de jeunes filles, les casernes militaires, etc. En dénonçant les prisons pour femmes comme l’enfermement des femmes au foyer, les mouvements féministes s’inscrivent dans cette forme générale de critique des institutions fermées et des institutions répressives.
Quand la bascule s’opère-t-elle ?
La politisation de la question des violences sexuelles, qui survient au milieu des années 1970, est un moment fondateur pour les décennies qui suivent. Après 1975, la lutte contre les violences sexuelles devient centrale pour les mouvements féministes avec un mot d’ordre, plein d’ambivalence : la reconnaissance du viol comme crime. C’est une idée très forte, qui ne repose pas sur la demande de l’introduction du viol comme crime dans le code pénal – c’est le cas depuis 1810 – mais sur la dénonciation du fait que l’ensemble des pratiques policières et judiciaires concourent à ne jamais, ou très rarement, condamner le viol comme un crime. Le slogan du « viol comme crime » vise donc à désigner tout un système patriarcal qui va des agresseurs aux policiers et aux gendarmes qui malmènent les victimes et prennent mal les plaintes, des médecins qui font les expertises aux juges et avocats qui concourent à déqualifier les violences sexuelles et soit les traiter devant les tribunaux correctionnels pour agressions, soit ne pas les traiter du tout.
En quoi ce mot d’ordre est-il ambivalent ?
Quand les militantes disent « le viol comme crime », il n’y a aucune évidence pour elles que cela signifie plus de prison pour les auteurs. Il y a d’abord la recherche d’une visibilité de la lutte, qui est courant dans les usages militants du droit : montrer que la justice elle-même ne respecte pas le droit – puisqu’elle devrait condamner pour viol les auteurs de viol et qu’elle ne le fait pas –, c’est lui faire une prise de judo, c’est se servir du droit contre l’institution juridique. Le but est aussi d’obtenir par là une tribune, un espace médiatique, politique, militant. Ce qui est fondamental pour les mouvements féministes à ce moment-là, c’est que la question de ce que serait une société non patriarcale soit posée. Le slogan « ras le viol » porte une idée offensive de transformation sociale.
Il y a donc au départ une dénonciation du viol comme crime, de l’impunité qui entoure les viols, sans que celle-ci ne s’accompagne forcément d’une demande explicite pour davantage de répression. Jusqu’où – ou jusqu’à quand – cette position est-elle tenable ?
L’affaire Lakhdar Setti, qui est jugée en février 1978 aux assises de Beauvais, est symptomatique des difficultés à faire tenir ensemble ces deux propositions. C’est un homme, immigré, ouvrier, qui a violé deux femmes, dont une qui est défendue par un groupe d’avocates féministes militantes, et le procès est suivi par une journaliste de Libération. Le lendemain du procès, celle-ci écrit : « Lakhdar a été condamné à vingt ans de prison et c’est une catastrophe. » Pour elle comme pour les avocates militantes d’une des victimes, voir que la lutte qu’elles ont portée contre la société patriarcale a pour résultat qu’un homme soit condamné à vingt ans de prison – alors même que les prisons étaient en révolte à l’été 1975 et que la question des longues peines de prison ressurgit dans un contexte législatif de plus en plus répressif – est vécu comme un échec. Elles ont le sentiment d’une capture complète du mot d’ordre : alors qu’elles appelaient à l’avènement d’une société non-patriarcale, égalitaire, la réponse des institutions est d’infliger de lourdes peines de prison, et toujours aux mêmes : aux gens racisés, de classe populaire. À partir de ce moment s’ouvre un espace de questionnement pour savoir quelles solutions revendiquer si ce n’est pas la répression pénale.
Des pistes, des solutions alternatives émergent-elles alors ?
Il y a plusieurs lignes de réflexion, et chacune rencontre des difficultés. La première piste qui est mise en débat est : peut-on recourir à la justice pénale et demander moins de sévérité ? Mais dans ce cas, soit on descend radicalement dans l’échelle des peines en demandant des amendes – un problème surgit d’emblée : cela veut dire qu’on peut violer une fille en sachant combien ça va coûter, c’est impossible – soit on demande des peines de prison, mais moins lourdes. Mais cela revient à demander des peines correctionnelles alors qu’on s’est battu pour la criminalisation du viol. L’idée de la diminution de l’échelle des peines vient heurter frontalement l’idée de reconnaissance du viol comme crime. D’autant que la tendance à la fin des années 1970 est à l’allongement des peines, ce qui rend difficile pour les féministes de demander une diminution de l’échelle des peines pour ces agresseurs-là.
La deuxième idée qui est discutée, c’est de se faire justice soi-même. C’est l’extension d’une idée plus large qui consiste à dire qu’il faut prendre soin de soi-même, par le recours à l’auto-défense et au soutien communautaire, dans des groupes de militantes. L’idée d’exercer une justice directe contre les agresseurs fait partie des actions autonomes possibles. Le problème de cette proposition – qui reste minoritaire – c’est qu’à cette époque, à la fin des années 1970, l’autodéfense est réappropriée par l’extrême-droite et pousse la gauche judiciaire vers la défense de l’État de droit.
La troisième piste, c’est de penser d’autres peines et d’essayer de subvertir le système pénal pour lui donner une autre logique d’action que la logique de l’enfermement, qui consiste à répondre à la violence par une autre forme de violence. Ça ouvre la voie à la promotion de formes alternatives d’intervention, qui répondent à d’autres logiques que celles du système pénal, en particulier à des logiques de soin, de médiation, de réparation, de guérison… qui vont se développer pendant les décennies qui suivent, dans ou parallèlement à la justice pénale. La difficulté est que ces formes d’action par la parole rencontrent leur limite lorsqu’il s’agit de protéger contre des violences. Par ailleurs, si elles permettent d’éviter la prison ou d’abréger les peines, leurs effets demeurent pris dans un doute sur la sincérité du changement des agresseurs. Si, à l’inverse, elles n’ont pas de conséquences pénales, ce doute est levé mais elles ne transforment pas la sévérité des peines.
C’est malgré tout l’approche répressive qui l’emporte au tournant des années 1980. Quel rôle les mouvements féministes ont-ils joué ?
La dimension la plus importante de la réforme de 1980 porte sur la définition du viol, en éliminant les références au genre et au statut marital des victimes. La réforme n’aggrave pas les peines encourues mais élargit les comportements susceptibles d’entrer dans cette qualification. Il n’en reste pas moins que ce moment marque l’épuisement des débats sur le refus de la répression pénale. Deux ans plus tôt, le procès d’Aix a été important. L’affaire, qui concernait le viol de deux campeuses belges en 1974, devait d’abord être jugée devant le tribunal correctionnel de Marseille, mais les militantes féministes ont obtenu que le juge se déclare incompétent. Donc quelques années plus tard, l’affaire est jugée devant une cour d’assises. Dans sa plaidoirie, Gisèle Halimi, l’avocate des victimes, répond aux arguments des militantes féministes contre l’usage de la répression pénale. Même si elle ne croit pas dans les vertus de la prison, même si elle ne veut pas défendre l’idée que la répression est un bien en soi, pour elle, il faut admettre que revendiquer la prison au moins temporairement est un mal nécessaire, parce qu’on n’a pas d’alternative. L’idée de Gisèle Halimi est de dire : « Si on envoie le message que l’on ne peut plus violer impunément, peut-être qu’il y aura moins de violences. » Après le procès d’Aix, quelques voix s’opposent au sein du mouvement féministe, mais elles sont de plus en plus minoritaires, jusqu’à quasiment disparaître.
Que se passe-t-il ensuite ?
Durant la campagne présidentielle de 1981, la gauche est à la fois saisie par les associations de défense des droits de l’homme pour lui demander de revenir sur l’allongement des peines prévu en 1978 par la loi sur les périodes de sûreté, et par Choisir la cause des femmes qui estime que la réforme sur le viol de 1980 – qui a incorporé une partie des revendications féministes, en élargissant les comportements susceptibles d’entrer dans cette qualification – n’a pas assez durci la répression des violences sexuelles. Après 1981, le gouvernement ne touche pas à la question des longues peines. Il inaugure plutôt un mouvement de dualisation des sanctions pénales, qui comprend à la fois l’allongement des peines et la recherche d’alternatives aux courtes peines, comme le travail d’intérêt général créé en 1983. L’alternance de 1981 achève de refermer l’espace qui avait été ouvert dans les années 1970, qui visait à rechercher politiquement ce que voudrait dire de répondre à des violences graves, criminelles, autrement que par de lourdes peines de prison.
Avec le mouvement #MeToo, on constate un retour des revendications féministes contre l’impunité, pour davantage de fermeté, mais aussi d’un féminisme anticarcéral et anti-répression. C’est l’histoire qui se répète ?
Redécouvrir aujourd’hui le féminisme critique anticarcéral des années 1970 est intéressant parce que c’est une manière de retrouver des possibilités militantes, formulées dans des moments de remise en cause générale de l’ordre social patriarcal. Mais l’intérêt historique et politique est aussi de comprendre les raisons pour lesquelles cet espace s’est refermé et n’a pas été instaurateur d’une autre réalité sociale. Pourquoi des féministes en sont arrivées à la conclusion que même si elles pensaient que la prison ne servait à rien, reproduisait une forme de violence, c’était un mal nécessaire dans une conjoncture politique de repli des mobilisations militantes radicales et des espoirs de transformation sociale générale ? La justice pénale agit par la violence et intervient toujours après le mal causé par la violence, mais il est difficile de penser s’en passer tant que perdurent les violences qui finissent, pour une petite part, devant les tribunaux.
Propos recueillis par Laure Anelli
Cet article est paru dans la revue DEDANS DEHORS n°118 – avril 2023 : Violences faites aux femmes, la prison est-elle la solution ?