Laura* avait douze ans quand son père a été incarcéré. Huit ans plus tard, elle évoque le lien complexe qu’elle entretient avec lui et l’impact de cet événement sur sa vie.
« Quand mon papa est parti en prison, l’affaire a fait les gros titres pendant deux semaines. Dans le collège où j’étais, tout le monde était au courant, mais je n’ai jamais été harcelée par rapport à ça. De toute façon, je l’avais dit tout de suite à mes amis. Une fois, seulement, quelqu’un est venu me dire : “Laura, il y a des rumeurs sur toi, des gens disent que ton papa est en prison, qu’il a fait ci et ça…” J’ai répondu que c’était vrai, et ça s’est arrêté là. On m’avait tout de suite dit que je n’y étais pour rien, alors je n’ai jamais eu trop honte, je n’ai jamais trop menti… Je n’en parle pas non plus à tout le monde, parce que je sais que ça va entraîner plein de questions, et c’est toujours la même conversation. Mais si on me demande ce que font mes parents, je réponds : “Ma maman est professeure des écoles, et mon papa est en prison.”
On est une fratrie de quatre et je suis la deuxième, la seule fille. Les gens portent parfois un jugement sur le fait qu’on soit encore en contact avec mon père : “Oh, vous lui parlez encore, alors que c’est une mauvaise personne !” Une fois, à la fac, une fille m’a demandé : “Ça ne détonne pas trop avec tes valeurs féministes, d’aller voir ton papa en prison ?” Ce sont de petites remarques, de la part de gens qui ont leurs deux parents auprès d’eux, qui ont habité la même maison toute leur vie… Mais bon, il ne faut pas trop essayer de les convaincre. Personne ne peut vraiment comprendre ce qu’on vit.
« Le premier parloir m’a beaucoup marquée »
Au début, on communiquait beaucoup par courrier avec mon père. Il y a eu un moment où il nous écrivait peut-être deux lettres par semaine, à mon grand frère et moi. Il recopiait des livres pour enfants en nous racontant l’histoire chapitre par chapitre, semaine après semaine… Mais maintenant, on ne s’écrit presque plus, on s’appelle. Et il commence à avoir des permissions.
Du coup, je pense qu’on n’ira plus trop le voir au parloir, comme on l’a fait pendant des années. On y allait environ trois fois par an. Au tout début, c’est notre maman qui nous emmenait. Mes parents étaient déjà divorcés, mais elle le faisait pour nous. Ensuite, nos grands-parents ont pris le relais. On était à l’autre bout de la France, on pouvait faire sept heures de route pour aller le voir moins d’une heure.
Le premier parloir m’a beaucoup marquée. J’étais très stressée, il y avait tellement d’appréhension… On n’avait pas trop eu de contacts avec lui depuis son incarcération, il me semble qu’on n’avait pas le droit. Il n’était même pas au courant qu’on venait ! Ma maman s’était renseignée pour se préparer à ce qu’on allait voir, savoir s’il aurait un uniforme pénitentiaire ou quoi, comme dans les séries américaines… Il y a beaucoup de clichés sur les papas en prison. Comme on ne pouvait pas rentrer tous les quatre avec notre maman, on a fait le parloir dans ce qu’ils appelaient la ludothèque. Ça n’a pas duré très longtemps, 45 minutes ou une heure. On a beaucoup pleuré avec mes frères… Ensuite, on s’est vite habitué.
En arrivant, on passe par l’accueil famille, où on dépose téléphone, ceinture, porte-monnaie, etc. C’est un peu comme à l’aéroport, on doit mettre certains vêtements dans des bacs, passer plusieurs portiques… Si ça sonne, ils prennent un petit détecteur qu’ils passent autour de nous. Il n’y a pas de fouille au corps. Si ça sonne trois fois et qu’on n’a pas trouvé pourquoi, on n’a pas le droit de rentrer en parloir. Mais ça ne nous est jamais arrivé. Les surveillants ont toujours été très gentils avec nous. Quand j’étais plus jeune, on y allait toujours en nombre, ils ne voyaient pas ça tous les jours…
On a commencé par des parloirs normaux, puis des doubles d’une heure et demie, des salons familiaux de trois heures, six heures, des UVF [unités de vie familiale] de 24 heures… Ça s’est fait petit à petit, le temps d’avoir toutes les autorisations. Mais à quatre enfants, c’était toujours compliqué, on ne rentrait pas trop dans les espaces prévus. C’est un centre pénitentiaire tout neuf, il est bien adapté aux enfants et les UVF sont très bien aménagées, mais les parloirs restent tout petits.
Pour une UVF, il faut faire la demande un trimestre avant, je crois. On pose trois dates et on ne sait pas sur laquelle ça va tomber, ce n’est pas pratique du tout. Il y a quelques années, un parloir de 24 heures est tombé pile sur l’anniversaire d’une personne à laquelle je tiens beaucoup : ça m’a rendu si triste que je n’ai pas pu profiter du moment.
« Il y a des périodes où je préfère couper les ponts »
Depuis quelques mois, je ne parle plus du tout à mon père au téléphone. Il y a des périodes comme ça, où je préfère couper un peu les ponts. C’est par vagues, ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Au début, quand il est parti, j’étais surtout très triste, je voulais tout le temps voir mon papa, qu’il m’écrive tout le temps… Et puis autour de quatorze ans, je suis passée par une première grosse période de colère, et je ne lui ai pas parlé pendant près d’un an. Ma maman était partie en hôpital psychiatrique et du coup, on était placés chez une cousine éloignée. Je voyais vraiment les dégâts que tout ça occasionnait sur ma vie, et j’avais beaucoup moins envie de lui parler. Encore aujourd’hui, ça a tellement d’impact au quotidien d’avoir un papa incarcéré… Les troubles du comportement de mon plus jeune frère en ont été décuplés. Je vis avec lui et il ne tient pas en place, fait des crises de violence… Ça rend le quotidien très difficile, parfois. Et du coup, ça fait remonter ma colère.
Mais je sais qu’on va bientôt le revoir en permission, de toute façon. J’ai toujours fait les choses à mon rythme, pas en fonction de lui. J’y tiens vraiment. Au début, je me sentais un peu liée par ses attentes, ou plutôt ce que j’en imaginais… Mais maintenant, je fais comme je veux. Sa sortie est prévue pour 2026, ça va encore être un grand changement. On verra où j’en serai, en master ou en train de faire le tour du monde… En tout cas, je n’arrêterai pas de vivre, je ne changerai pas mes plans pour sa sortie. Il n’y a pas de raison de culpabiliser. Il est quand même passé aux assises, ce n’est pas à moi de me remettre en question. Et ma maman nous a toujours rassurés là-dessus, elle nous a dit dès le premier parloir : “Vous faites comme vous voulez. Si toute la famille veut y aller et que vous, vous n’en avez pas envie, vous n’y allez pas, c’est tout.”
« Ça m’a pris plusieurs années de faire le deuil »
Ça m’a pris plusieurs années de faire le deuil de mon papa. On n’a plus trop de papa, enfin on en a un mais il n’est pas là… C’est vraiment difficile. C’était aussi le deuil d’une figure paternelle présentée comme parfaite. Quand on est enfant, on idéalise ses parents, et moi… Du moment où j’ai appris ce que mon père avait fait, ça a été une sortie totale de l’enfance. Mais c’était mon papa, quelqu’un de tellement normal qu’on oubliait vite. C’était une dissonance cognitive totale. Quand je suis passée par ma grosse période de colère, vers treize ou quatorze ans, je lui ai envoyé une lettre très énervée. Je me souviens de la dernière phrase : “Je hais Philippe en tant qu’homme, mais j’aime mon père de tout mon cœur.” Maintenant, je suis plus détachée, forcément, je ne vois plus du tout les choses de la même façon. Mais ça reste compliqué par moments.
Avec mes frères, à part le plus jeune, tout ça nous a sûrement rapprochés émotionnellement… Par contre, ça nous a séparés géographiquement. Quand trois d’entre nous ont été placés à l’autre bout de la France, le plus jeune est parti vivre chez mon oncle à l’étranger. Et je suis la seule à être restée chez ma cousine sans interruption pendant cinq ans. Maintenant, on est dispersés à travers toute la France. Je ne pense pas que ça aurait été la même chose si papa n’avait pas été incarcéré. Ça a énormément impacté ma vie, au niveau matériel comme émotionnel, et je sais que ça va continuer. J’ai décidé que mon père ne serait pas à mon mariage, qu’il ne verrait jamais mes enfants…
Je n’ai pas eu une enfance comme les autres, je le sais. Elle n’a aucun point commun avec celle de mes amis. Et je n’ai personne à qui m’identifier, aucune représentation… On ne parle pas des enfants de parents incarcérés, dans les médias. En même temps, tout ça m’a construit pour être la personne que je suis. Et s’il fallait changer quelque chose, je ne changerais rien. Je suis très heureuse de ma vie aujourd’hui, très épanouie… Je déteste quand les gens disent : “Tout ça t’a rendue forte.” À douze ans, j’avais besoin qu’on s’occupe de moi, pas de devenir forte… Mais cela dit, ils n’ont pas tort. C’est juste que je n’aime pas l’entendre dans la bouche de quelqu’un d’autre.
« On ne nous a offert aucun accompagnement »
Ma maman nous a beaucoup accompagnés jusqu’à ce qu’elle tombe vraiment malade. C’est elle qui m’a proposé de voir une psychologue. Mais quand on a été placés à l’autre bout de la France, je ne suis pas arrivée à en retrouver une aussi bien et j’ai un peu lâché l’affaire. Pourtant, ça aurait été vraiment nécessaire. Mais on n’a eu aucun suivi. Pas de psychologue, pas d’espace où on puisse discuter avec d’autres enfants dans la même situation… Tout ce qu’ont fait les services sociaux, c’est de nous placer en famille d’accueil.
On ne nous a jamais proposé d’aide pour les démarches à faire, les formulaires à remplir. La première fois qu’on a été en parloir, j’ai failli oublier ma carte d’identité, parce que personne ne m’avait dit qu’il en fallait une ! On regarde sur Internet, mais ce n’est pas suffisant. Et dès que mon père a passé la porte de la prison, il ne pouvait plus nous soutenir financièrement, mais il n’y a aucune aide pour les enfants de parents incarcérés. Si on va le voir, c’est de notre poche.
À une époque, ni ma mère ni mes grands-parents ne pouvaient nous emmener en parloir, et on a cherché des associations pour prendre le relais, remplir les autorisations… Mais comme on était quatre et que c’était loin, on n’en a jamais trouvé qui soit prête à le faire. Je comprends, ce sont des bénévoles, ils font de leur mieux. Mais il y a des fois où on n’a pas été voir notre papa parce qu’il n’y avait juste personne pour nous emmener. Pourtant, on était des enfants, on en avait besoin.
En tant qu’enfants de parents incarcérés, on ne nous a offert aucun accompagnement. Il n’y a rien, c’est le vide, le néant. Et pourtant, ce serait primordial. »
Propos recueillis par Johann Bihr
Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°121 – Décembre 2023 : « Ils grandissent loin de moi » : être père en prison
* Le prénom a été modifié