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Isolement carcéral : « On ne peut pas en ressortir indemne »

Le fils de Sophie*, âgé d’une vingtaine d’années, a passé six mois à l’isolement. Un an après sa remise en liberté, la mère du jeune homme constate encore chez lui les dommages psychologiques occasionnés durant cette période.

« Mon fils a aujourd’hui 23 ans. Il a fait six mois d’isolement au cours de son incarcération, qui a duré d’avril 2022 à février 2023. En détention normale, il avait subi une agression en promenade, qui a nécessité l’intervention du Samu. Il s’en est tiré avec des séquelles physiques et psychologiques, mais aussi une première mise à l’isolement de trois mois, ‘‘pour sa sécurité’’. Cette mesure lui a été imposée, mon fils ne l’a jamais demandée.

Au bout de trois mois, la décision d’isolement a été renouvelée – alors que ça tourne beaucoup en maison d’arrêt, les risques qu’il encourait n’étaient plus avérés. Nous avons fait des pieds et des mains, avec sa Cpip [conseillère pénitentiaire d’insertion et probation], pour le faire transférer. Mais quand ça a fini par arriver, un mois et demi avant sa libération, il a disparu pendant trois jours : on ne savait pas où il était. Après avoir appelé tous les établissements du sud de la France, j’ai appris qu’il avait été remis à l’isolement dans sa nouvelle prison, sans que personne ne comprenne pourquoi.

Comme il était à l’isolement pour sa protection, il ne pouvait avoir de contact avec personne, à part avec les surveillants du QI [quartier d’isolement]. Il a passé six mois totalement seul. Seul en cellule, seul en promenade.

Heureusement, nous avons continué à le voir une fois par semaine, comme en détention ordinaire. La seule différence, c’est que cela se passait désormais dans un parloir spécial, dédié aux quartiers disciplinaire et d’isolement. Il avait aussi accès au téléphone, mais seulement en coursive.

En détention ordinaire, mon fils était inscrit pour passer un DAEU [diplôme d’accès aux études universitaires] à la fin de l’année. Il était assidu, très bien noté. Au moment de sa mise à l’isolement, nous avons tenté de nous battre, nous à l’extérieur et lui à l’intérieur, pour qu’il puisse continuer à préparer ce diplôme. Mais cela a malgré tout été interrompu. Le sport aussi a été interrompu. Nous avions commencé à lui acheter des livres quand il était en détention ordinaire, mais à l’isolement, nous sommes passés à quatre livres par semaine : avec le manque d’interaction sociale et d’activité intellectuelle, il fallait absolument lui maintenir une activité ‘‘normale’’. Et avec la lecture, nous avons trouvé quelque chose qui lui permettait un peu de s’évader. Il a aussi continué à faire du sport en cellule pour se dépenser physiquement. Voilà en quoi consistaient ses journées, puisqu’il ne regardait pas la télévision.

« Il a commencé à buter sur ses phrases, sur ses mots »

Les premiers effets de l’isolement, je les ai constatés dès le deuxième parloir. Pendant que je parlais à mon fils, il y avait des mouvements de visiteurs qui entraient et sortaient. Et là, je me suis aperçue qu’il ne m’écoutait plus : il fixait les gens. Au bout d’un moment, je lui ai demandé : ‘‘Mais qu’est-ce que tu regardes ?’’ et il m’a répondu : ‘‘Ça me fait drôle de voir des gens bouger.’’ Il était subjugué. J’ai assez rapidement compris que ça allait être compliqué et je me suis rapprochée d’une psychologue à l’extérieur pour pouvoir répondre au mieux à ses attentes.

Ensuite, j’ai vu apparaître des troubles du langage. Mon fils est quelqu’un qui d’ordinaire n’a pas de souci d’élocution, ni de compréhension, aucun. Mais il a commencé à buter sur ses phrases, sur ses mots. Il mettait plus de temps à réfléchir. C’est là que sont apparus les troubles cognitifs, dus au manque d’interaction sociale. C’était flagrant.

Et enfin sont apparues des difficultés à se confier, à parler de lui, à ressentir des émotions, faute de stimulation au cours de la journée. Comment demander à quelqu’un qui n’a aucun contact six jours sur sept d’interagir au parloir pendant 45 minutes d’un coup ? Cela nous a conduit à limiter le nombre de personnes qui lui rendaient visite dans notre famille : sa sœur, son frère, mon conjoint et ses grands-parents. Mon fils n’était plus habitué à avoir une conversation nourrie avec plusieurs personnes en même temps. J’ai fini par n’y aller que toute seule, parce qu’au bout d’un quart d’heure, il était épuisé. C’est arrivé vite aussi, dans les trois premiers mois.

Nous étions inquiets pour lui, et son avocat aussi, parce que les troubles étaient réels. Il a tenté d’écrire des lettres en interne, dans lesquelles il expliquait qu’il allait mal. Pour qu’un détenu d’à peine plus de vingt ans ose, dans ce contexte, donner un peu de lui-même, s’ouvrir un peu… Mais la seule réponse qu’il a reçue, c’est une réponse griffonnée dans un coin : ‘‘Votre sortie du QI n’est pas prévue, nous vous tiendrons informé.’’ Point, terminé. Au parloir, il se voulait très rassurant, il essayait de donner le change, mais après sa sortie, il m’a avoué avoir parfois pensé au suicide.

« Il est encore seul dans sa tête »

Les troubles générés par l’isolement ont continué après sa sortie de détention. Je me demande même s’ils ne sont pas devenus plus importants. Comment expliquer ? Il est encore seul dans sa tête. Il a des interactions, il a repris une vie sociale. Pourtant, cette solitude le poursuit. On est passé d’un jeune homme qui aimait communiquer avec les autres, qui est entré en détention du fait de choix qu’il a toujours assumés, à quelqu’un qui a de grosses difficultés à s’insérer dans la vie normale.

À sa sortie, il était incapable de verbaliser les quelques mois qu’il avait vécus. Il se murait dans le silence. Impossible d’en parler, c’était trop douloureux. Il est aussi devenu claustrophobe. Quand il rentre dans une pièce, il ouvre les fenêtres. Mais paradoxalement, quand il est seul dans sa chambre, il garde les volets fermés. Enfin, il souffre d’une timidité accrue, une difficulté à communiquer avec les gens qu’il ne connaît pas. Bref, il est traumatisé. Il est suivi par une psychothérapeute spécialisée en EMDR, une thérapie comportementale rapide qui permet de surmonter les traumatismes.

Nous ne l’avons jamais lâché. Je n’ose imaginer ce que vit un détenu au QI qui n’a pas de parloir. Placer un être humain dans ces conditions de détention, qui plus est dans cette tranche d’âge, pendant laquelle on est en pleine construction de soi avec les autres, cela peut avoir des conséquences dramatiques. On ne peut pas en ressortir indemne. Mon fils est chanceux, notre famille l’a beaucoup soutenu. Je n’ose imaginer dans quel état sortent ceux qui ne sont pas entourés par leurs proches : on vous lâche dans la nature avec vos séquelles, vos difficultés.

On commence juste à ne plus lire sur son visage cette tristesse, ce poids. C’est tout récent, il commence à se projeter dans l’avenir. Il lui aura fallu un an. L’isolement est une torture à court, moyen et long terme. Elle brise. »

Propos reccueillis par Pauline Petitot

Cet article est paru dans la revue Dedans Dehors n°122 – mai 2024 : Isolement carcéral «je suis dans un tombeau»