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Jeux Olympiques et Paralympiques 2024 : La répression dans les starting blocks

Multiplication programmée des comparutions immédiates, coup de poing contre les délits de subsistance, pluie d’assignations à résidence et d’interdictions de paraître… Le dispositif sécuritaire mis en place pour les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris 2024 pousse à leur paroxysme les dérives de ces dernières années, qui conduisent déjà les prisons françaises à un point d’ébullition. Dans une logique de nettoyage social qui invisibilise et criminalise les personnes les plus précaires, aux antipodes des promesses d’une fête « inclusive ».

« À l’aube des Jeux olympiques et des enjeux sécuritaires qu’ils font naître, l’ouverture de ce nouveau centre de détention tombe à point nommé », se réjouissait le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti en octobre 2023, en inaugurant une extension de la prison de Fleury-Mérogis, déjà la plus grande d’Europe. À quelques jours du début des épreuves, la mobilisation de l’administration pénitentiaire est inédite, à l’image de celle des forces de l’ordre et des personnels judiciaires – à un point qui étonne même Madame N., directrice d’un centre pénitentiaire : « Il est normal de prendre des précautions, personne ne sait ce qui peut se passer, mais on nous a vraiment mis sur le pied de guerre. Tous les cadres doivent être sur le pont. »

« Nos consignes anticipent une augmentation d’activité, avec des quotas de présence obligatoire et des permanences renforcées », complète Eneko Etcheverry, directeur pénitentiaire d’insertion et de probation (Dpip) en milieu ouvert à Saint-Denis et secrétaire national du syndicat CGT-Insertion Probation. Le constat se retrouve chez tous les professionnels du secteur, y compris à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) : contrairement aux habitudes estivales, « en Île-de-France, les unités éducatives auprès des tribunaux et des lieux de détention sont mobilisées à hauteur de 60% des effectifs. C’est sans précédent », souligne Stéphane Viry, éducateur à Noisy-le-Grand et co-secrétaire régional du syndicat SNPES-PJJ/FSU.

RECOURS À DES PROCÉDURES EXPÉDITIVES

Les professionnels soulignent que la perspective d’une hausse éventuelle de la délinquance pendant les JOP, anticipée par les autorités, n’est ni objectivée, ni objectivable. Si la nécessité de prendre des précautions n’est pas débattue, l’importance du dispositif sécuritaire mis en place pour l’événement donne des sueurs froides à bon nombre d’entre eux, qui craignent que l’intensification annoncée de l’activité pénale ne s’avère auto-réalisatrice. Tandis que toutes les mesures dérogatoires héritées de l’état d’urgence sont déployées (voir p.16, 18), le ministère de l’Intérieur a annoncé la mobilisation quotidienne de plus de 30 000 policiers et gendarmes, épaulés par de nombreux autres effectifs et assistés par un recours inédit aux technologies de surveillance[1] (voir encadré). À Paris, les patrouilles de police passent de 125 à 700 par jour, et la préfecture a annoncé une « montée en puissance » de son plan « zéro délinquance », assorti de messages de fermeté quant à l’occupation de la voie publique. Une circulaire du ministère de la Justice[2] incite les juridictions où se tiendront les épreuves à mettre en place « une politique pénale déterminée prévoyant des réponses rapides, fortes et systématiques à l’ensemble des infractions pénales ayant pour objet ou pour effet de troubler le bon déroulement » des JOP.

Un objectif auquel les juridictions concernées prévoient notamment de répondre, d’après les plans soumis au ministère, par une multiplication des audiences de comparutions immédiates – et ce, à Paris comme à Saint-Étienne, Nice, Meaux ou encore Papeete. À Bobigny, une « chambre de délestage » a été mise en service dès le mois de mars pour tâcher d’absorber les renvois avant l’ouverture d’une chambre de comparution immédiate supplémentaire pendant les Jeux. Or cette procédure expéditive, qui frappe essentiellement les populations les plus précaires, limite à l’extrême la préparation de l’audience et la compréhension des situations individuelles[3]. Et la comparution immédiate est particulièrement pourvoyeuse d’incarcérations : non seulement elle facilite le recours à la détention provisoire, mais elle multiplie par huit la probabilité d’être condamné à de la prison ferme[4].

« Se préparer n’a rien d’aberrant, mais cette anticipation aurait pu prendre d’autres formes, pour éviter que la capacité de juger ne s’alimente elle-même. On aurait pu maintenir le dispositif habituel et constituer une liste de magistrats prêts à être mobilisés au cas où une vague de gardes à vue laissait présager un afflux de dossiers à juger », suggère Guillaume Martine, avocat au barreau de Paris et membre du Syndicat des avocats de France (Saf), qui souligne le risque d’appel d’air de ce déploiement exceptionnel, couplé aux consignes de fermeté du garde des Sceaux.

LE GRAND MÉNAGE DANS LES RUES

Les consignes reçues sur le terrain, quant à elles, convergent autour de la nécessité de « faire place nette » dans les rues, au diapason des « plans zéro délinquance » et des opérations de dispersion des populations précarisées, documentées par le collectif « Le revers de la médaille[5] ». Dans le droit fil de toute une série de textes de loi adoptés ces dernières années, dont le dernier exemple en date, suspendu par la dissolution de l’Assemblée nationale, visait à rendre passible de six mois de prison la répétition « habituelle » de plus d’une trentaine de comportements dans les trans- ports en commun ou aux abords des gares : de la mendicité au fait d’empêcher la fermeture des portes ou encore de fumer, vapoter ou jouer de la musique[6].

En Seine-Saint-Denis, il s’agit notamment de s’attaquer « au phénomène d’accaparation de l’espace public : les points de deal, la vente à la sauvette, les gares où l’on se sent en insécurité… », détaillait le directeur territorial de la sécurité de proximité, Michel Lavaud, dès avril 2023. Un an plus tard, il annonçait 105 opérations « de visibilité anti-vente à la sauvette » et une concentration inédite de moyens pour lutter contre la contrefaçon, notamment de cigarettes mais aussi d’articles de grandes marques, dont 60 000 pièces ont été détruites le 3 avril aux puces de Saint-Ouen[7]. Des priorités également affichées par le procureur, et qui font craindre à Albertine Muñoz, juge de l’application des peines à Bobigny et membre du Syndicat de la magistrature (SM), « une politique du chiffre centrée sur la délinquance de rue, au détriment de contentieux plus sérieux, touchant par exemple aux violences intrafamiliales ou à la prostitution des mineurs. »

Même si seul le recul permettra véritablement d’en juger, ces politiques pénales se ressentent déjà au tribunal de Bobigny à la veille de l’ouverture des Jeux. L’avocat Guillaume Arnaud, membre du conseil de l’Ordre, observe ainsi « un important “nettoyage” des ventes à la sauvette en sortie de métro. Alors qu’elles faisaient généralement l’objet d’un rappel à la loi, elles sont maintenant orientées en CRPC [comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, une forme de plaider-coupable], vers des ordonnances ou des compositions pénales, voire parfois en comparution immédiate. » « Ils font clairement le ménage », abonde sa consœur du barreau de Bobigny Camille Vannier, évoquant elle aussi les poursuites pour vente de cigarettes contrefaites.

Surtout, les deux avocats soulignent que la plupart des personnes condamnées font désormais l’objet d’une interdiction de paraître dans les environs, comme peine ou comme mesure de contrôle judiciaire. Une observation partagée par leurs confrères parisiens. « Le message est clair : ne vous montrez pas dans les espaces susceptibles d’être fréquentés par les touristes en marge des JOP », résume Camille Vannier. Une logique d’éloignement et d’invisibilisation que l’éducateur de la PJJ Stéphane Viry décèle lui aussi dans les « budgets exceptionnels » alloués aux foyers d’action éducative d’Île-de-France pour que les jeunes placés enchaînent les camps d’été loin de la capitale. « Une note du ministère de la Justice précise d’ailleurs que ces jeunes, contrairement à ceux que nous suivons en milieu ouvert, ne peuvent pas bénéficier des places gratuites offertes pour les JOP », précise-t-il.

LA PROCÉDURE PÉNALE MISE AU SERVICE DU MAINTIEN DE L’ORDRE

Cette logique est poussée à son paroxysme pour toutes les personnes dont les préfets estiment avoir « des raisons sérieuses de penser » que leur comportement « constitue une menace d’une particulière gravité », sans que celle-ci ne soit nécessairement établie par la justice. Tout l’arsenal administratif hérité de l’état d’urgence est mis à contribution, donnant lieu ces dernières semaines à une explosion de perquisitions et d’assignations à résidence, visant entre autres d’anciennes personnes détenues dont elles peuvent compromettre la réinsertion (voir p.16). Une tendance qui répond à une note du ministère de l’Intérieur[8], préconisant de rechercher « une mesure d’entrave, quelle qu’en soit la nature », pour toute personne soupçonnée de « radicalisation », afin de l’empêcher de s’approcher des JOP : assignation à résidence, expulsion ou interdiction du territoire, suivi particulièrement strict des aménagements de peine pour réincarcérer au moindre doute…

Cette note incite également à « judiciariser » au maximum, y compris des « infractions sans lien avec la thématique terroriste », à des fins de « neutralisation ». Une nouvelle illustration du « détournement de la procédure pénale au service du maintien de l’ordre », pour l’avocat Guillaume Martine – dans la continuité du traitement des manifestations ces dernières années (voir p.18), mais aussi de la multiplication annoncée des comparutions immédiates et des interdictions de paraître. Tout va finalement dépendre de la capacité des juges à garder la tête froide, malgré les consignes et la pression de l’événement, propice à la tentation de ne prendre aucun risque. « Nous sommes là pour rendre la justice, pas pour faire de l’ordre public », martèle Pierre Jourdin, secrétaire général de l’Association nationale des juges de l’application des peines (Anjap). L’incarcération, en particulier, « implique la décision d’un juge du siège. S’il estime qu’il n’y a pas matière à détention, il n’y a pas matière. »

UN CONCENTRÉ DES DÉRIVES SÉCURITAIRES FRANÇAISES

Le bilan de la période ne pourra être dressé qu’à la rentrée. Mais au-delà des enjeux propres à l’événement, le dispositif mis en place autour des JOP apparaît d’ores et déjà comme un concentré de toutes les dérives répressives poursuivies en France depuis des années : invisibilisation et criminalisation des personnes précarisées, recours massif à des procédures de jugement expéditives et à des mesures administratives de privation de liberté, franchissement de nouveaux paliers en termes de surveillance et d’atteintes aux droits, avec un risque d’effet cliquet (voir p.18)… Entre autres dégâts démocratiques et sociaux, cette intensification constante du contrôle social et policier participe à banaliser le recours à l’incarcération, censée être une peine de « dernier recours », ce qui produit d’ores et déjà une situation intenable : avec 77 880 personnes incarcérées au 1er juin, les prisons françaises n’ont jamais été si surpeuplées. Les maisons d’arrêt, qui accueillent les deux tiers de la population carcérale, sont occupées en moyenne à plus de 150%. Avec des conséquences dramatiques pour les droits et la dignité des personnes détenues, souvent entassées le plus clair de leur temps à deux ou trois dans des cellules exiguës, et dont 3 322 dorment sur des matelas posés à même le sol.

Que se passera-t-il si jamais les politiques sécuritaires mises en place pour les JOP aboutissent effectivement à remplir encore davantage ces prisons au bord de l’explosion ? À bas bruit, l’administration pénitentiaire fait feu de tout bois pour tenter de trouver de la place, en transférant un maximum de personnes détenues des établissements les plus bondés vers ceux qui le sont moins – au prix de tensions croissantes et d’un accompagnement toujours plus dégradé (voir p.22). Mais après plusieurs années de cet exercice, les marges de manœuvre sont désormais très faibles. Les expédients ne peuvent plus dispenser la société française de s’interroger sur le sens de politiques toujours plus répressives qui, loin de la rendre plus sûre, l’éloignent progressivement du respect des droits et de la dignité des personnes.

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par Johan Bihr

Cet article a été écrit dans la revue Dedans Dehors n°123 – Juillet 2024 – Jeux Olympiques 2024 : la répression dans les starting blocks 

[1] Voir : « Paris 2024 : la France championne olympique de la technopolice », analyse de la Quadrature du Net, 2 mars 2023.

[2] Ministère de la Justice, circulaire relative au dispositif judiciaire mis en place pour les jeux Olympiques Et Paralympiques 2024, n° JUSD2401073C.

[3] Voir Patrick Castex et Daniel Welzer-Lang, Comparution immédiates, quelle justice ? Erès, 2012

[4] Virginie Gautron et Jean-Noël Rétière, « La justice pénale est- elle discriminatoire ? Une étude empirique des pratiques décisionnelles dans cinq tribunaux correctionnels ». Colloque Discriminations : état de la recherche, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, décembre 2013.

[5] Voir : Collectif « Le Revers de la médaille », Un an de nettoyage social avant les JOP : circulez, y a rien à voir, juin 2024.

[6] Proposition de loi n° 2223 adoptée par le Sénat, relative au renforcement de la sûreté dans les transports.

[7] Nathalie Revenu, «Mobilisation sans précédent contre la délinquance», Le Grand Parisien, édition Seine-Saint-Denis, 19 avril 2024.

[8] « Plan d’action antiterroriste » envoyé le 6 mai 2024 aux préfets ainsi qu’aux services de police et de renseigne- ment.