Le 20 septembre 2024, Monsieur P. comparaissait devant le tribunal correctionnel de Créteil pour non-assistance à personne en danger. En cause, le suicide de Karima Takhedmit, le 29 octobre 2020, au quartier disciplinaire de la maison d’arrêt des femmes de Fresnes, où il exerçait la fonction de capitaine de détention. Le gradé a été condamné pour ne pas avoir fait ce qui était en son pouvoir pour prévenir le drame alors qu'il était alerté de la dégradation de l’état psychologique de la jeune femme.
Le 20 septembre 2024 s’est tenu, au tribunal correctionnel de Créteil, le procès de Monsieur P. pour non-assistance à personne en danger, dans le cadre du suicide de Karima Takhedmit à la maison d’arrêt des femmes (Maf) de Fresnes le 29 octobre 2020. Un procès rare mettant en cause la responsabilité de l’agent, alors capitaine pénitentiaire[1] et exerçant la fonction de chef de détention, avant que la jeune femme de 22 ans ne soit retrouvée dans une cellule du quartier disciplinaire (QD), pendue à une grille avec son pull, quelques heures seulement après la tenue de sa commission de discipline (CDD). Un procès singulier, aussi, car aux côtés de la grand-mère et de la tante maternelle de Karima, se sont également constituées parties civiles plusieurs anciennes codétenues, son amie d’enfance et la grand-mère de cette dernière, Madame B.
Abandonnée par un père qu’elle n’a jamais connu et une mère internée dès sa naissance, Karima grandit de foyer en foyer sous la responsabilité de l’Aide sociale à l’enfance (Ase). À l’adolescence, elle a plusieurs fois affaire à la justice, jusqu’à son incarcération à la prison de La Santé en décembre 2019, puis à Fresnes, pour purger une peine de sept mois. Selon son avocate de l’époque, Me Belkora, Karima vit l’enfermement de moins en moins bien au fil des mois. Peu entourée par une famille qu’elle ne connaît pas bien, elle appelle en revanche régulièrement Madame B., « sa grand-mère de cœur », à laquelle l’administration pénitentiaire n’a cependant jamais accordé de permis de visite, faute de lien de parenté établi. Le psychologue qui suivait Karima à la Maf, selon lequel rien ne laissait penser à des tendances suicidaires chez la jeune femme, la décrit comme « impulsive, éducativement et affectivement carencée », et « non violente ».
Le placement au QD de Karima survient le 27 octobre 2020, deux jours avant que la commission d’application des peines ne rende sa décision sur la demande de semi-liberté qu’elle a déposée quelques mois auparavant. Ce jour-là, Karima tambourine à la porte de sa cellule. Souhaitant en changer, elle est reçue par Monsieur P. Rapidement, le ton monte. Selon le compte-rendu d’incident (CRI) rédigé par le gradé, Karima commence « à crier et à être très virulente. » « Je lui maintiens le bras avec mes deux mains pour l’accompagner [au QD], elle crie “ne me touchez pas” et me donne un coup de pied. Elle a aussi tenté de me blesser avec la pointe d’un stylo », y décrit Monsieur P. Mais cette version des faits n’est pas corroborée par les collègues de l’agent : Madame D., surveillante, indique que Karima « se dirigeait seule vers la salle d’attente » quand Monsieur P. l’a « prise par le bras et l’épaule ». La détenue « lui [a] demandé à plusieurs reprises de la lâcher, avant de lui donner un coup de pied dans la jambe » et de « point[er] » vers lui un crayon, sans « jamais tent[er] de lui porter un coup ». Une version proche de celle de Karima, qui indique avoir « essayé de [se] dégager de sa prise » et ajoute : « Il m’a humilié en me disant des choses blessantes, “Personne ne veut de vous ici”. » Ou, selon des surveillants et des codétenues : « Personne ne t’aime » et « Personne ne te supporte ». La puissance avec laquelle Karima est empoignée par le capitaine laisse d’ailleurs sur son avant-bras des ecchymoses qui seront relevées lors de l’autopsie.
Le 29 octobre, en CDD, Karima écope de 30 jours de QD, une sanction particulièrement lourde et inhabituelle à la Maf. Pire, la directrice l’y informe que son aménagement de peine a été accepté, « mais qu’au regard des évènements, elle ne [sait] pas s’il [sera] maintenu, lui indiquant également que Monsieur P. [a] l’intention de porter plainte. »[2] Le monde de Karima s’écroule.
À la sortie de la commission de discipline, Karima fait preuve « d’un calme anormal »[3]. Elle est reçue par une infirmière, puis la première surveillante, Madame P., la reconduit en cellule disciplinaire vers 17h. À la distribution des repas, une demi-heure plus tard, Karima refuse de manger. À 18h10, l’agente est avertie que la détenue appelle en pleurant, « qu’elle n’est pas bien ». Madame P. indique qu’elle en informe « immédiatement » Monsieur P., qui lui répond simplement « OK ». Elle retourne voir Karima vers 18h30. D’après la surveillante, la détenue est « en pleurs, assise par terre, et lui dit : “Vous vous rendez compte, Monsieur P. va porter plainte contre moi, je vais avoir la révocation de ma semi-liberté, ils vont faire sauter mon aménagement de peine, il dit que personne ne m’aime, j’ai pris 30 jours de QD, c’est n’importe quoi.” »[4] La surveillante ramasse même dans la cellule un « socle en fer provenant du plafond » posé à côté du pull de la détenue, craignant que cette dernière veuille « se faire du mal »[5]. Elle se rend alors dans le bureau de Monsieur P. avec une autre surveillante et avertit le capitaine de l’état de Karima. Mais le gradé lui répond qu’il doit d’une part s’occuper d’une détenue classée TIS (terroriste islamiste) faisant la grève de la faim, et d’autre part de « sa protection statutaire »[6], sans lui transmettre plus d’instructions.
Lors du contrôle à l’œilleton effectué par deux agents vers 19h, Karima n’est pas visible mais répond à leur interpellation par un simple « oui ». Vers 21h35, elle est retrouvée morte, assise au sol, son pull noué autour du cou et à la grille de la fenêtre.
Des « mots-clés » non prononcés
Pourquoi les alertes sur la dégradation de l’état psychique de Karima n’ont-elles pas été suivies d’effet ? D’après le protocole de l’administration pénitentiaire, en cas de risque suicidaire identifié, les gradés doivent notamment aller voir la personne détenue, ils peuvent appeler le médecin ou un psychiatre, augmenter la fréquence des rondes horaires, et enfin aviser la direction de la prison, qui a le pouvoir de lever la sanction de QD et de placer la personne en cellule de protection d’urgence (CProU). Monsieur P. n’a rien fait de tout cela.
À la barre, le gradé justifie son absence de réaction par le caractère prioritaire de tout ce qui touche aux détenus TIS, mais aussi par une « position de retrait » vis-à-vis de Karima du fait de son implication dans l’incident, pour ne « pas être juge et partie » et ne pas exacerber les tensions. Il n’en a cependant jamais avisé Madame P : « Le problème, c’est que vous vous êtes “mis en retrait” sans qu’aucun dispositif alternatif ne soit mis en place. Vous n’avez pas prévenu votre subordonnée », souligne le juge lors de l’audience. « C’est tacite, c’est un réflexe professionnel », évacue Monsieur P. Le gradé affirme par ailleurs que la directrice était présente quand Madame P. l’a informé – ce qu’elles démentent toutes les deux.
Surtout, Monsieur P. maintient que le risque de passage à l’acte n’était pas identifié. « Les psychologues n’ont pas [alerté], la première surveillante ne me dit pas qu’il y a un risque imminent. Karima Takhedmit avait déjà fait 17 jours de QD » auparavant sans manifester de tendance suicidaire, liste le capitaine. Et les « mots-clés » indispensables selon lui pour déclencher le protocole anti-suicide n’ont pas été prononcés : quand Madame P. lui a rendu compte de l’état de la jeune femme, « il n’y avait pas les mots-clés “suicide” ou “crise suicidaire aiguë”. Moi je suis tenu de réagir si elle me dit “crise suicidaire aiguë” », insiste le gradé. Certes, Madame P. lui a indiqué que Karima « ne tiendrait pas 30 jours »[7] au QD, ce qui pouvait effectivement suggérer un risque suicidaire, mais « à moyen terme », poursuit-il. « Donc vous vous dites : “Ça va, j’ai encore trois jours” ? », ironise Me Deconinck, avocat de la grand-mère et de la tante de la jeune détenue. « Je me dis qu’on verra avec le psy », répond Monsieur P. « Et vous avez appelé le psy ? » s’enquiert l’avocat. « Non », reconnait le gradé, selon qui la première surveillante aurait pu alerter elle-même le service médical si elle le jugeait nécessaire.
Voyants au rouge
De quels indices disposait Monsieur P. quant au mal-être de Karima, et ne devait-il pas en faire une analyse plus fine ? La question occupe une bonne part des débats. La jeune femme était placée sous « surveillance adaptée de niveau 3 », sur un maximum de 4, et le gradé savait qu’elle faisait l’objet d’un suivi psychologique. Dans la grille d’évaluation du risque suicidaire remplie lors de l’incarcération de Karima, relève un juge, « la case “risque auto-agressif” était cochée ». Ce dont le capitaine affirme ne pas avoir eu connaissance, bien que les gradés soient censés consulter cet outil régulièrement – qui plus est dans le cadre d’un placement au QD, dont le potentiel suicidogène est connu. Le protocole de l’administration pénitentiaire comprend par ailleurs « une liste précise de questions [à] poser aux détenus pour vérifier le risque suicidaire, rappelle Me Deconinck. Ces questions ont-elles été posées à Karima Takhedmit ? » « Je ne peux pas vous l’affirmer », répond Monsieur P. « Et une personne qui est en pleurs et qui répète en boucle, cent fois : “Pourquoi il m’a touchée, je ne voulais pas qu’il me touche”, ce n’est pas un signe pour vous ? », s’agace l’avocat. « Je ne sais pas », lâche le capitaine. Lors de l’instruction, un surveillant de la Maf confirmait pourtant savoir, « tout comme l’ensemble de la hiérarchie, [que Karima] ne supportait pas qu’un homme la touche. »[8]
Invoquant les fragilités bien connues de la jeune femme et la lourdeur de la sanction prononcée à son encontre, le procureur estime pour sa part que le gradé ne pouvait ignorer qu’elle était en « situation de détresse », quand bien même « on n’a aucun élément sur la verbalisation d’une envie suicidaire ». « Quand elle est partie au QD, je l’ai entendue pleurer pendant ma promenade. Elle voulait que j’appelle son avocate, elle disait “c’est pas possible” », témoigne Julie, ancienne codétenue de Karima et partie civile au procès. Alors qu’elle attendait avec impatience la réponse à sa demande de semi-liberté et faisait des projets d’avenir avec son petit ami, « elle a sans doute vu l’horizon se boucher totalement et elle a préféré partir », déclarait lors de l’instruction Madame B., la « grand-mère de cœur » de Karima, qui s’était entretenue avec elle par téléphone la veille de son décès[9].
Sur le bureau de la cellule du QD, des lettres manuscrites ont été retrouvées à l’attention de la directrice, du service pénitentiaire d’insertion et probation, du juge de l’application des peines et de ses codétenues. Karima y relatait sa mise en prévention et l’attente de la réponse à sa demande de semi-liberté. « Existait-il un péril grave et imminent ? Oui. […] On n’a pas demandé à Monsieur P. d’être médecin, on lui demande de faire preuve de discernement et de psychologie. […] Il avait une chose à faire : alerter sa hiérarchie. C’était son devoir, il ne l’a pas fait », dénonce le procureur.
Cette tragédie est un exemple supplémentaire de la façon dont l’univers carcéral occulte régulièrement la dimension humaine des personnes qui sont détenues entre ses murs, conduisant trop souvent à des drames[10]. Le 15 novembre, Monsieur P. a été condamné à deux ans de prison avec sursis (soit deux fois plus que les réquisitions du parquet). Il devra également verser des indemnités à la grand-mère de Karima et à sa tante ainsi qu’un euro symbolique aux parties civiles qui en avaient fait la demande. Monsieur P. a dix jours pour faire appel. Charge restera à l’administration pénitentiaire d’examiner d’éventuelles sanctions disciplinaires à l’encontre de son agent.
par Pauline Petitot
Contact presse : Sophie Deschamps – 06 26 26 79 91
Cet article a été publié dans le Dedans Dehors N°124 : Dix fois plus de suicides en prison qu’à l’extérieur
[1] Il est aujourd’hui en poste dans une direction interrégionale des services pénitentiaires.
[2] Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, tribunal judiciaire de Créteil, le 17 novembre 2023.
[3] Propos tenus par le juge lors de l’audience du13 octobre 2024.
[4] Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, tribunal judiciaire de Créteil, le 17 novembre 2023.
[5] Ibid
[6] Un agent victime d’une agression doit en informer l’administration, solliciter la protection statutaire par écrit et l’adresser à son supérieur hiérarchique qui la transmettra à l’autorité compétente.
[7] Ibid
[8] Ibid
[9] Ibid
[10] Décès au QD de Réau : la famille du détenu dépose plainte », OIP, décembre 2019 ; « Mort de Sambaly Diabaté : vers une déresponsabilisation collective ? », OIP, décembre 2021 ; « Suicide de Sacha à la prison de St-Brieuc : un an après, toujours autant de questions », OIP, mai 2022.