Après avoir subi les violences de son conjoint pendant dix-huit ans, Marie-Hélène s’empare une nuit de la carabine qu’il garde, chargée, au pied de son lit, et le tue de plusieurs coups de feu. Elle vit son arrestation puis sa détention comme un « soulagement ». Condamnée à dix ans d’emprisonnement, elle est désormais en libération conditionnelle. Mais c’est au tour de son fils d’être incarcéré…
OIP : Pourriez-vous évoquer ce qu’était votre vie avant votre rencontre avec la justice : comment vous viviez, si vous aviez des difficultés particulières, si vous pensiez qu’un jour vous connaîtriez la prison ?
Marie-Hélène : Je suis née à Paris, dans une famille très « normale ». Mes parents s’entendaient très bien, j’avais une bonne relation avec mon frère, mon père a travaillé quarante ans dans la même entreprise…
Je voulais faire de la coiffure, j’ai donc suivi un apprentissage. J’ai quand même eu durant cette période un gros problème, dont je n’ai parlé à personne pendant longtemps : mon patron d’apprentissage a abusé de moi. Dans mon milieu, il était très difficile de parler de ce genre de choses. J’en ai parlé pour la première fois au moment de mon jugement. Je ne sais pas pourquoi c’est ressorti à ce moment-là…
Après mon CAP, j’ai eu envie de fuir : j’ai travaillé dans un salon de coiffure en Angleterre, puis à Paris, et enfin sur le paquebot France… J’ai rencontrée un jeune homme et nous nous sommes installés à New-York, puis nous sommes mariés à notre retour en France et avons eu une fille. A l’âge de 40 ans, ma vie a pris un tournant. J’ai rencontré un monsieur qui m’a… déroutée de mon chemin. De ma vie de couple. Il a exercé sur moi une emprise catastrophique. J’ai divorcé, ma fille est restée avec son père qui a eu la garde. Cet homme m’a écartée de tout, tout de suite. J’ai l’impression d’avoir été sa chose pendant dix-huit ans. Je n’ai plus vu ma fille, ni ma famille, nous n’avions plus d’amis.
J’ai dû être amoureuse un certain temps, mais j’ai très vite eu l’impression que je ne pouvais plus me sortir d’un engrenage. J’avais cassé avec ma vie antérieure, je n’ai pas eu le courage de le quitter. Nous avons eu un fils au bout de trois ans, avec lequel il était très dur aussi. Ce gamin a entendu des disputes depuis qu’il est né. Son père traitait tous ses copains de nuls, lui interdisait de sortir, s’il faisait un sport, il fallait qu’il soit le meilleur, etc. Il lui a offert une carabine pour l’anniversaire de ses 12 ans. Ma belle-mère m’a dit : « Marie-Hélène, ça me fait peur. »
Quelle était votre vie à cette époque ?
Il y avait beaucoup de violence, verbale et physique. Son rapport à l’argent était démentiel, il était obsédé par les voleurs et gardait toujours la carabine au pied de son lit. Il avait aussi un cran d’arrêt qu’il gardait sous son matelas : souvent nous l’avons eu sous la gorge, même son fils ou sa mère, qui habitait avec nous.
Les discussions à table finissaient toujours par des cris, c’était de pire en pire… Quand je rentrais à la maison, juste de voir la grille du portail, j’avais le cœur qui battait : de savoir, d’imaginer ce qui allait se passer. Il n’y avait que le soir, quand je partais dans ma chambre, que j’étais tranquille. Sauf quand il avait une crise : il se mettait à crier, parfois il allait chercher des seaux d’eau et nous aspergeait. Malheureusement j’ai commis mon acte, mais je crois que sinon je ne serais plus là. Il y aurait forcément eu un drame, certainement dans l’autre sens.
Comment réagissiez-vous lors de ces moments de violence ?
J’ai fait deux tentatives de suicide. J’ai connu l’hôpital psychiatrique : un jour, après une dispute, j’ai dû lui dire « tu me rends folle ». Il a appelé l’hôpital, m’a déposée au train à 22 heures et je suis allée toute seule à l’hôpital. Je n’ai pas eu le réflexe d’aller plutôt au commissariat… J’y suis restée un mois, je m’y sentais bien. Je me sentais presque délivrée, sortie de ses griffes. Mais aussitôt sortie, je suis retombée dans l’engrenage.
A aucun moment, vous n’avez pu décider de partir ?
Je suis partie une fois, j’ai pris quelques affaires dans la nuit et me suis rendue à Bordeaux, chez une ancienne cliente qui m’avait proposé l’hospitalité en cas de besoin. Je ne sais plus comment il a su que j’étais là-bas.
Comme nous ne lui avons pas ouvert, il a cassé la porte. J’ai refusé de repartir avec lui. Pour se venger, il a accusé mon amie d’attouchements sur notre fils, des années auparavant, et l’a menacée de porter plainte. C’était évidemment faux, mais elle a eu peur. Ne voulant pas lui créer de problèmes, je suis partie de chez elle et suis allée chez mon frère, qui m’a conseillé d’aller voir une association, ce que je n’ai pas fait. Mon conjoint est venu me rechercher et j’ai fini par céder : j’avais besoin de revoir mon fils, j’avais peur qu’il s’en prenne à lui, et aussi à mon frère, à ma famille.
Que s’est-il passé le jour où vous l’avez tué ?
Mon fils avait 17 ans, il était sorti le soir sans que son père ne le sache. Vers minuit, son père jouait à l’ordinateur dans le bureau, il a eu un problème informatique. Il est monté dans la chambre de son fils, et a vu qu’il n’était pas là. J’ai aussitôt appelé mon fils mais quand il est revenu, mon conjoint ne l’a pas laissé rentrer, il est resté dehors jusqu’au matin. Cette nuit-là, c’était l’enfer, j’ai reçu beaucoup de coups.
Le lendemain matin, il m’a dit : « Tu vas travailler. » Il m’a pris mon sac, me laissant seulement les clés du salon de coiffure. Je pense qu’il a laissé rentrer mon fils après. Pendant la journée, il m’a téléphoné, pour me dire des choses horribles, cela arrivait souvent. J’ai fermé le salon à 18 heures, et j’ai été prise d’une angoisse incontrôlable. J’ai eu peur qu’il se soit passé quelque chose.
En entrant dans le pavillon, je n’entendais rien. Je suis montée tout de suite à l’étage parce qu’il restait souvent couché, et je suis entrée dans sa chambre. Il dormait. En sortant de la chambre, j’ai vu la carabine dans le coin. Et là, j’ai vraiment eu le coup de folie. En une fraction de seconde, je suis rentrée dans la chambre, j’ai pris la carabine et j’ai tiré. Plusieurs fois. Il a été démontré par la suite que je l’avais tué sur le coup. Mais en redescendant, j’ai croisé mon fils, auquel j’ai dit : « J’espère qu’il est bien mort. »
Et malheureusement, mon fils a pris la carabine et a été tirer à son tour sur son père. C’est lui qui a appelé la police. Je me suis allongée sur le canapé en bas, je crois que je n’ai même pas pleuré. Et j’ai vu arriver au moins une quinzaine de policiers casqués. Lorsque j’ai vu le juge à Evry, je lui ai dit : « Excusez-moi, mais je suis soulagée. » C’est horrible, mais j’étais sortie de l’emprise, de l’enfer de la menace quotidienne. Je pense que j’ai eu un réflexe de défense, d’élimination de la menace. Mais je n’avais jamais pensé de ma vie pouvoir tuer quelqu’un.
Jusque-là, vous n’aviez jamais eu à faire à la justice ?
Non, jamais. Et finalement, je me rends compte que cela peut arriver à tout le monde.
Comment avez-vous vécu votre détention ?
La prison a été pour moi un soulagement. Je m’en suis remise au fonctionnement de la justice. A l’issue de la garde à vue, j’ai été envoyée en détention, ce qui était complètement logique pour moi : il aurait été anormal que je reste dehors. J’ai été condamnée à dix ans de prison en 2008, ce qui m’a paru normal également, c’était quand même un meurtre. Je suis sortie quatre ans plus tard en libération conditionnelle.
L’univers de la prison correspondait-il à l’idée que vous en aviez ?
A vrai dire, je ne m’étais jamais posée la question, ce sujet m’était complètement étranger. Au début, je suis restée plus d’un an et demi sans sortir, je préférais être seule. Je me suis très bien entendue avec la codétenue qui partageait notre cellule de 9 m². J’ai eu la chance de travailler un mois après mon arrivée, j’étais à l’atelier, de 7h30 à 13h30. Cela m’occupait bien, et je n’ai jamais eu à demander d’argent à personne.
Beaucoup de filles que je côtoyais vivaient une détention catastrophique. Il faut de l’argent – pour la télévision, pour s’acheter des petites choses –, mais il n’y a pas de travail pour tout le monde. A l’atelier, les filles étaient payées à la pièce. Les plus rapides s’en sortaient, pour les autres, c’était beaucoup plus dur. Mais le plus important, c’est d’avoir l’esprit occupé, d’avoir un rythme, d’être obligé de se lever, pas la rémunération. Quand je suis partie, la surveillante d’atelier m’a emmenée dire au revoir à toutes les petites. J’ai alors vu des cellules épouvantables, partagées à quatre, ça fait un drôle d’effet. Les très nombreux parloirs et courriers de clientes m’ont également beaucoup soutenue. Pour beaucoup, la prison a pour effet de couper les liens, pas pour moi. Ma famille est revenue vers moi… Je lisais aussi beaucoup, je faisais du dessin, de la peinture, différentes choses qui m’ont fait réapprendre la vie.
Avez-vous trouvé l’aide nécessaire pour travailler sur le traumatisme créé par ce que vous avez fait et subi ?
Avec le premier psychiatre que j’ai rencontré, nous avons parlé de Nouméa, que nous connaissions tous les deux. J’ai eu l’impression que ça lui faisait du bien d’en parler, mais je n’ai pas redemandé à le voir. Je suis retournée voir un psychologue, car cela faisait partie de mes obligations. Mais il a estimé que j’étais « bien intérieurement » et n’avais pas besoin de le revoir.
Quelle est votre situation aujourd’hui ?
Je suis en liberté conditionnelle jusqu’en 2015. A ma sortie, je n’avais plus d’hébergement, la maison appartient à mon fils, mais comme il est incarcéré, je ne peux rien faire. Une de mes anciennes clientes m’a proposé un hébergement, et un des fournisseurs du salon m’a embauchée. Pour moi, le plus dur n’a pas été l’emprisonnement, mais la sortie. Lorsque j’ai été arrêtée, la police a pris mon sac, je n’avais plus aucun papier. J’ai eu toutes les difficultés à récupérer mon permis de conduire, j’ai dû retourner à la Sécurité sociale, entreprendre plein de démarches administratives, refaire tous les papiers, tout était compliqué.
Qu’est devenu votre fils ?
Juste après le drame, il a été placé dans un foyer. Après un an, il a été voir le juge et lui a dit qu’il avait aussi tiré avec la carabine. Il a été placé en détention provisoire pendant dix-huit mois à Fleury-Mérogis (Essonne). Il a été bien pris en main, a eu son bac en prison. Il a comparu libre au procès, et a été condamné à trois ans avec sursis. Je pensais qu’il était sur la bonne voie, mais il avait fait des mauvaises rencontres en prison. Quand ils sont sortis, ces gens l’ont retrouvé, et malheureusement, il a participé avec eux à un braquage. Une semaine après ma libération, le père de sa famille d’accueil m’a téléphoné pour m’informer que la police venait de l’emmener. Aujourd’hui, j’ai très peur pour lui, de ce qui va se passer après sa peine. Il est en maison d’arrêt depuis un an, fait un peu de sport, pas grand-chose. Aucune perspective de formation. Il faudrait des activités, sans quoi ça ne sert à rien. Les jeunes sortent sans repères, souvent avec des hébergements précaires, ils rament, replongent… Si on ne leur redonne pas certains points d’appui, j’en reviens toujours au travail, même du travail d’intérêt général, la prison n’est pas le bon remède.
Mon fils a quand même un passé lourd, il a vécu une première incarcération. Les deux confondus, ça a été destructeur. Je culpabilise énormément, car j’ai le sentiment que sa vie est gâchée. Seul un petit noyau de proches sait qu’il est retourné en prison. Quand on me demande de ses nouvelles, je mens.
Si vous regardez votre vie d’avant et votre vie de maintenant, qu’est-ce qui vous semble avoir fondamentalement changé, qu’est-ce qui vous semble persister ?
Ce qui a changé pour moi, c’est d’être libre. Pas d’« entre les barreaux », mais dans ma vie. Je vis dans un petit appartement, je peux prendre ma voiture si je le souhaite. Je n’ai pas de comptes à rendre. Je respecte mes obligations, mais je n’ai pas l’impression d’être une délinquante. Intérieurement, je suis libre.
Propos recueillis par Anne Chereul.