Myriam et Nathalie exercent toutes deux en EPM depuis 2011, l’une au sud, l’autre au nord de la Loire. La première voit dans la prise en charge pluridisciplinaire une richesse permettant à certains adolescents de rebondir. La seconde juge son intervention « superficielle » en raison des contraintes de fonctionnement et de la prééminence de l’administration pénitentiaire.
Qui sont les mineurs arrivant à l’EPM ?
Myriam. Certains sont des primo-délinquants mis en cause sur de graves infractions, d’autres sont réitérants, avec un parcours judiciaire plus conséquent, ou encore des mineurs isolés dont le premier contact avec la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) se fait par la détention. Leurs parcours sont diversifiés, mais souvent marqués par une accumulation de facteurs de fragilité : difficultés familiales, sociales et financières, père peu présent ou absent, carences éducatives ayant pu amener une prise en charge de la protection de l’enfance et de la PJJ. Certains ont un parcours institutionnel étoffé, avec des placements dès la prime enfance, mais ce n’est pas systématique.
Nathalie. Très peu sont condamnés – 8 sur 53 début février 2015. La plupart sont en détention provisoire, dans l’at- tente d’un jugement qui peut se tenir un ou deux ans après. Ils sont parfois remis en liberté, puis à nouveau incarcérés après le jugement. Tous leurs efforts d’insertion sont alors ruinés. Certains ont des parcours judiciaires complexes, sont passés par des foyers, des centres éducatifs fermés. D’autres sont primo-délinquants, sans suivi extérieur. Nous avons également des mineurs étrangers isolés, trois ou quatre en moyenne, souvent arrêtés après des vols de subsistance. Contrairement aux autres, ils sont jugés très rapidement et sont condamnés à des peines plus sévères. Ils n’ont pas de famille, pas de visites, le groupe refuse de les intégrer. La détention est dure pour eux. Peu de structures les accueillent à leur sortie, certains retournent à la rue.
Leur passage par la prison vous paraît-il nécessaire ?
Myriam. L’incarcération peut marquer un coup d’arrêt. Certains n’imaginaient pas que cela pourrait leur arriver, le choc carcéral agit pleinement. Ceux-ci vont rebondir à partir de ce que peut offrir un EPM : re scolarisation, prise en charge psychologique, accompagnement éducatif de proximité. Ils poursuivront à leur sortie un parcours plus valorisant. C’est plus difficile pour ceux qui ont déjà vécu l’incarcération. Il faut tenter de comprendre ce qu’ils éprouvent, ce qui a fonctionné ou pas dans les placements antérieurs, lorsque cela a été le cas, pour ajuster l’accompagnement et individualiser la prise en charge.
Nathalie. Certains magistrats pensent que le passage par la case prison peut être utile de façon brève, en réponse à des actes très graves, pour marquer un coup d’arrêt, rappeler l’existence du Code pénal et sanctionner sa violation. Même dans ce cas, je pense que la prison est plutôt néfaste et qu’il faut privilégier l’éducation. Si toutefois l’enfant est incarcéré, il faut que ce soit court et qu’il y ait un accompagnement éducatif pendant et après. Si l’incarcération se prolonge, le risque est de voir les enfants prendre les habitudes du milieu carcéral. Nous avons un jeune en détention provisoire depuis neuf mois. A midi, il attend le repas, prêt devant sa porte ; il se montre très poli avec les surveillants, très formaté. Il n’est plus lui-même. La détention peut aussi conduire à nouer des contacts avec d’autres délinquants, pour monter des « business » après la sortie. Et la violence de cet environnement a parfois un impact terrible. Sur l’unité, un gamin a été deux fois agressé par les autres. Après bien des hésitations, avons décidé de le changer d’unité. Là, il a inversé les rôles : il est devenu violent, parlait mal aux surveillants, cassait tout dans sa cellule. Il y a eu dépôt de plainte, il va être jugé pour ces faits. La détention a rendu violent ce jeune qui ne l’était pas à l’extérieur.
Avez-vous choisi d’exercer dans une prison pour mineurs ?
Myriam. Oui. Je travaillais dans un foyer d’hébergement, je trouvais intéressant de voir ce que pouvait être le rôle d’un éducateur au sein d’un lieu de détention. Comme de nombreux collègues, j’avais des doutes sur la possibilité de faire de l’éducatif en milieu contraint. Je pense aujourd’hui que nous y avons notre place. Je ne côtoie pas les mineurs autant qu’en hébergement, mais l’EPM permet des moments collectifs. C’est le seul lieu professionnel où j’interviens aux côtés de plusieurs institutions ; la proximité géographique est facilitante, elle permet le lien avec le pôle scolaire, de lever une interrogation sur l’effectivité d’un suivi psychologique, c’est donc assez riche.
Nathalie. Lorsque je suis sortie d’école, l’intervention des éducateurs en détention était controversée. J’ai eu envie de me rendre compte par moi-même, convaincue que le travail d’un éducateur est aux côtés des gamins en difficulté, qu’ils soient en milieu ouvert, en insertion, en foyer ou en prison. Après quatre ans, je comprends mieux les réticences de certains collègues. Notre marge de manœuvre est restreinte, nous sommes confrontés constamment aux décisions de l’administration pénitentiaire (AP), qui bloquent souvent les projets.
Quel est votre rôle dans la prise en charge des jeunes détenus ?
Myriam. En suivi individuel, je les accompagne dans la réflexion sur ce qui les a amenés en détention, sur leur parcours, leur trajectoire délinquante, sur les victimes s’il y en a. Lorsqu’ils sont déjà pris en charge par la PJJ, je prends contact avec l’éducateur de milieu ouvert pour maintenir la cohérence avec le travail débuté. Si c’est une première incarcération, je porte une attention particulière à leur ressenti, pour évaluer le choc carcéral; si c’est une 2e ou 3e incarcération, je m’attache en plus à analyser pourquoi les précédentes n’ont pas mené à une issue positive. Je veux aussi leur faire comprendre qu’un passage par la prison n’empêche pas d’avoir par la suite un parcours valorisant. J’essaye d’amener le jeune à verbaliser un éventuel besoin d’accompagnement psychologique. Dans l’unité, l’éducateur observe la dynamique du groupe, repère ceux qui sont en difficulté, ceux qui cherchent la place de leader, ceux qui n’attendent rien. La présence des éducateurs vise aussi à repositionner l’adulte au sein du groupe, alors qu’il est souvent absent de leur discours ; et par là, à redonner à l’adolescent la place qui est la sienne. Nous nous devons de rétablir leur confiance envers l’adulte, très souvent entamée.
Nathalie. En théorie, l’éducateur accompagne le mineur, travaille avec lui sur le sens de son incarcération, maintient le lien avec sa famille et avec l’éducateur de milieu ouvert. Il s’occupe également des projets d’aménagement de peine, en fait très rares compte-tenu du faible nombre de condamnés – j’ai monté deux dossiers en quatre ans. En pratique, nous sommes absorbés par le quotidien, notre intervention reste superficielle. J’ai par moments l’impression d’être un peu animatrice, un peu femme de ménage : mettre en place les repas, lever le couvert, récupérer le linge des jeunes et le mettre à laver… Ce sont des tâches partagées avec le surveillant [en binôme], j’évite tout retard pour ne pas créer de tension – au point qu’il m’arrive d’écourter des appels avec une famille, par exemple, pour ne pas perturber le planning. S’y ajoute l’obligation d’avoir un surveillant accompagnant tous les déplacements du jeune. Ces contraintes nous empêchent de décider simplement d’aller chercher untel dans sa cellule pour lui demander d’aider, pour le responsabiliser et l’impliquer dans le fonctionnement de l’unité: il faut demander l’autorisation à l’avance, ajuster le planning du surveillant… Bien souvent, l’AP refuse, parce que ça complique trop la gestion, ou qu’elle craint des difficultés supplémentaires en cas d’incident. Dans cet emploi du temps minuté, aucun créneau spécifique n’est prévu pour nos entretiens avec les jeunes, qui n’ont d’ailleurs pas de fréquence fixe. C’est selon les besoins, et il faut s’arranger avec le collègue surveillant pour insérer ce rendez-vous dans son planning. Les réunions d’équipe hebdomadaires des éducateurs sont souvent consacrées aux informations institutionnelles et pratiques – emplois du temps, évolutions législatives, actualités de la PJJ… Dans le peu de temps restant pour parler des gamins, nous abordons surtout des éléments factuels : « On a eu sa mère au téléphone », « il a tel rendez-vous ». Nous arrivons parfois à analyser la situation d’un ou deux gamins : quelle est sa réelle problématique, qu’en pense sa psychologue, quels projets peuvent être envisagés pour lui ? Mais il nous faudrait dégager un autre temps pour parler vraiment de tous nos gamins. Les services PJJ en EPM n’étant pas rattachés à un service de milieu ouvert – contrairement aux quartiers mineurs – nous avons moins d’échanges avec les collègues en charge des suivis extérieurs, cela affaiblit notre analyse.
Comment se déroule la collaboration entre différentes professions, en particulier les binômes surveillant AP-éducateur PJJ ?
Myriam. Le binôme avec les surveillants peut être compliqué dans le sens ou, contrairement aux éducateurs, ils ne travaillent pas toujours sur la même unité, sauf celle des arrivants et celle à régime « différencié » ou renforcé. A chaque prise de service, il faut s’adapter à une nouvelle personne, se caler pour gérer la journée des jeunes, prendre la température. Même si on s’entend bien, on ne peut pas créer une dynamique d’équipe au sens strict du terme. Au-delà du binôme, la présence des différentes institutions – éducation nationale, unité médicale, PJJ et AP – est une force. Par exemple, tout mineur arrivant est reçu par la commission pluridisciplinaire unique, où toutes les institutions sont présentes. Sa situation est évoquée afin de définir les grandes lignes de sa prise en charge. Le lieu unique permet la proximité, même si cela nécessite un gros travail de communication pour comprendre quels sont le champ d’action, les prérogatives et les contraintes de chaque institution.
Nathalie. Le binôme surveillant-éducateur n’existe pas, selon moi : nous ne travaillons pas deux jours de suite avec le même surveillant, ils tournent sur les unités (à l’exception du quartier arrivants). Sachant qu’il faudra reprendre à zéro le lendemain, il y a moins d’investissement dans la relation professionnelle. Depuis peu, pour y remédier, l’AP essaye de stabiliser les équipes sur une unité pendant trois mois. Par ailleurs, l’impression selon laquelle éducateur et surveillant travaillent côte-à-côte toute la journée est fausse. Ce n’est que pendant les repas et les activités que le binôme se concrétise. Et encore. Certains surveillants s’assoient à table et discutent ; mais d’autres restent à l’écart, ce temps partagé est trop éloigné de leur culture professionnelle. De même pour les activités, certains participent, d’autres se contentent de veiller à notre sécurité. Quatre administrations interviennent à l’EPM. Mais c’est le lieu de la pénitentiaire, toutes les décisions en émanent. Si elle décide d’affecter un arrivant dans telle unité, les éducateurs ne peuvent que subir, même si nous sommes convaincus que c’est au détriment de la dynamique du groupe. Lorsqu’il faut transférer un jeune, pour libérer une place, notre avis n’est pas toujours entendu. Tous les quinze jours, dans chaque unité, se réunissent le surveillant et l’éducateur de la journée, le lieutenant pénitentiaire, le chef de service PJJ, un personnel de l’unité médicale, les psychologues et un enseignant, pour faire le point sur la situation globale du mineur: comportement en détention, projets à venir, problématiques sanitaires, scolaires… C’est enrichissant, mais les intervenants ne sont pas toujours présents, par exemple pendant les congés scolaires. La semaine dernière, j’étais seule avec le surveillant et le lieutenant. Une part conséquente des informations circule par des rencontres informelles entre professionnels.
Le niveau de violence élevé de certains lieux de détention pour mineurs a été souligné à plusieurs reprises, y êtes-vous confrontée ?
Myriam. Il y a des bagarres, parfois importées de l’extérieur avec les rivalités entre quartiers, plus souvent après des échanges d’insultes ou lorsqu’un jeune cherche à trouver sa place par le seul biais de la violence, pensant qu’il s’agit du seul mode de reconnaissance. Dans un environnement qui peut être perçu parfois comme insécurisant, le jeune veut montrer qu’il n’a pas peur, qu’il est le plus fort. C’est une dynamique présente dans les groupes d’adolescents, peut être plus importante à l’EPM en raison du nombre d’enfants présents. Il faut pouvoir le reprendre avec chacun, comprendre ce qu’il y a réellement derrière ces attitudes.
Nathalie. Rarement. En quatre ans, j’ai vu deux ou trois bagarres. Les surveillants, qui représentent l’institution pénitentiaire, l’autorité, la loi, sont plus confrontés que les éducateurs aux agressions, notamment verbales. Mais la violence se manifeste surtout par des dégâts matériels, des gamins qui cassent tout dans les cellules : fenêtres, bureaux, télé… C’est selon moi une conséquence de la violence institutionnelle, de l’insécurité induite par l’organisation de la détention, par le taux d’occupation de l’établissement. A leur arrivée, les jeunes voient de multiples interlocuteurs, ils sont complètement perdus. Puis ils sont basculés d’une unité à l’autre en fonction des places disponibles, ou placés en attente à l’unité stricte, le temps qu’une place se libère en unité ordinaire. Certains ne supportent pas cette perte additionnelle de repères. Si on était plus carrés, expliquant au gamin : « Tu vas au quartier arrivants pendant tant de jours, puis tu seras sur telle unité », que ce cheminement était bien repéré, ils seraient moins frustrés et moins énervés. Dans cet environnement contraint, difficile à vivre, la frustration et la colère montent très vite.
Les temps collectifs ont parfois été décrits comme trop intensifs, qu’en pensez-vous ?
Myriam. Pour ce qui concerne les activités, je ne crois pas: les jeunes ont malgré tout du temps en cellule. Pendant les vacances scolaires, les activités sont maintenues, tous les jours, mais l’encellulement est plus important. Ils s’en plaignent et demandent fortement à reprendre un rythme quotidien avec l’école et le sport. Quelques-uns, plus fragiles, ont très peur des temps collectifs, mais c’est plutôt lié au choc carcéral qu’à une intensité excessive de ces moments.
Nathalie. C’était surtout vrai dans les premiers temps après l’ouverture. Le régime était très intensif, les activités pas du tout construites : l’éducateur emmenait les jeunes sur le terrain de sport, mais il n’y avait pas de moniteur pour jouer au foot avec eux. Du coup, ils faisaient des parloirs sauvages avec les gamins restés en cellule, ou se battaient. L’organisation s’est améliorée depuis, un pôle a été créé pour proposer des activités avec plus de contenu, en regroupant des gamins de différentes unités. En général, la solitude leur pèse. Les moments collectifs sont parfois très riches. Lors des repas, les conversations entre jeunes, éducateurs et surveillants peuvent être passionnantes.
Quelles réponses sont apportées en cas d’incident ?
Myriam. Les mesures de bon ordre (MBO) apportent une réponse immédiate, par exemple quand un jeune, lors d’un mouvement, va courir sur le stade au lieu de rentrer directement à l’unité, ou s’il crée un incident au pôle scolaire. Les MBO peuvent être une privation de télé, d’activité. Pour des passages à l’acte plus graves, par exemple une bagarre violente, le jeune est affecté sur l’unité en régime renforcé, avec une restriction des activités et temps collectifs. On répond au mal être du jeune par la mise en œuvre d’un régime de prise en charge différencié, lui permettant d’être au calme, de sortir de la tension du groupe pour pouvoir réfléchir. Les éducateurs sont présents sur cette unité, ils voient à quel moment et dans quelles conditions un retour sur l’unité d’origine est possible
Notre intervention reste superficielle. J’ai par moments l’impression d’être un peu animatrice, un peu femme de ménage.
ou pas ; ils tiennent compte de l’attitude du jeune, mais aussi des places disponibles. Si l’incident se produit au scolaire et a entraîné une exclusion, une « remédiation », à l’issue de la sanction, réunit les protagonistes, un surveillant et l’éducateur, le proviseur. Ce moment permet de verbaliser la tension dans un temps où elle est moins aiguë, de repartir avec une certaine sérénité et de montrer au jeune la cohérence d’action entre les acteurs. Quelle que soit la réponse, elle doit être complétée par des temps de réflexion et de parole individuelle avec le jeune, pour comprendre ce qui s’est passé, en informer les familles, si nécessaire en discuter avec elles lorsqu’elles viennent au parloir. Par ailleurs, nous avons mis en place un dispositif de réparation et de travail d’intérêt général, prononcé en commission de discipline, afin de donner la possibilité de sanctionner autrement que par le simple « confinement ». Les éducateurs assurent un accompagnement éducatif de réparation de cellules ou divers travaux, occasions prétextes à reparler de l’acte qui a valu la sanction. Il me semblerait intéressant de développer ce type de procédure de réparation et d’excuse. On permet ainsi au mineur d’entamer une réflexion, d’être un acteur positif suite à son acte. En amont, à l’instar de ce qui se fait en foyer, il serait intéressant de prévoir des réunions avec les jeunes, en présence d’un surveillant pour discuter du fonctionnement, de la vie de l’unité. Cela permettrait un échange entre les mineurs et les adultes présents, renforcerait leur vision du travail du binôme.
Nathalie. Lorsqu’un gamin doit être sanctionné, sans mériter le quartier disciplinaire (QD), ou s’il a moins de seize ans et ne peut de ce fait être sanctionné de QD, l’unité renforcée permet de l’isoler, le temps de réfléchir à son comportement. Les trois premiers jours, il ne sort pas de sa cellule. Ensuite, il prend ses repas en collectif et suit les activités avec son unité d’origine, qu’il est censé réintégrer au bout d’une semaine, s’il n’y a pas eu d’incident. Ce n’est pas toujours possible, sa place a pu être prise par un autre. L’unité renforcée peut également succéder au QD, si l’AP estime nécessaire de maintenir le jeune à l’écart de son unité, parce qu’il se livre à des trafics, pour observer son comportement, ou en attendant un transfert. L’unité renforcée permet aussi de mettre à l’écart un gamin vivant mal le collectif, même si on essaye en priorité de lui trouver une place dans une unité ordinaire plus calme.
Recueilli par Barbara Liaras