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Belgique : un programme novateur pour délinquants sexuels

Proposer un suivi de groupe à des délinquants sexuels incarcérés pour les aider à construire une vie respectueuse des autres, à partir de leurs propres aspirations. S’appuyant sur l’approche novatrice du "Good lives model", le programme développé par les psychologues du groupe Antigone vise à concilier les intérêts du délinquant avec les impératifs de sécurité publique. Explications de Serge Corneille, coordinateur d’Antigone.

Serge Corneille, psychologue à l’université de Liège, anime des groupes de suivi pour des auteurs d’agressions sexuelles.

Vous animez en milieu carcéral des groupes pour auteurs de violences sexuelles. De quoi s’agit-il ?

Nous proposons un suivi en groupe de trente-deux semaines, animé par deux psychologues et un délinquant sexuel légalement réhabilité (c’est-à-dire qui a purgé sa peine et n’a pas récidivé). Les groupes sont constitués d’une dizaine de détenus – prévenus ou condamnés, dont le délit principal est de nature sexuelle. Nous avons voulu ces groupes hétérogènes du point de vue des délits commis, afin de ne pas focaliser sur une catégorie. Si l’accord de la personne pour participer à l’intervention est essentiel, la non-reconnaissance des faits n’est pas un critère d’exclusion. Nous ne refusons que les personnes ayant rompu le lien avec la réalité, psychotiques ou affectées de retards mentaux graves.

Quels principes fondamentaux guident votre intervention ?

Nous nous inspirons largement du Good Lives Model (GLM), développé depuis dix ans en Australie et en Nouvelle-Zélande sous l’impulsion de Tony Ward. Dans cette approche, les délits sexuels sont considérés comme un moyen inadapté de satisfaire des besoins humains de base, communs à tout un chacun (physiques, relationnels, émotionnels, etc.). Par conséquent, l’objectif consiste à définir avec le délinquant des moyens non délictueux de satisfaire ces besoins. Cela s’inscrit dans le cadre d’un « plan de vie » auquel nous travaillons ensemble : que souhaite la personne en termes relationnels, d’emploi, de logement, de loisirs, etc. ? Le GLM ne vise donc pas à modifier un comportement mais à aider la personne à se construire une identité personnelle positive. Cette approche globale est particulièrement adaptée pour les délinquants sexuels. En effet, le taux de la récidive strictement sexuelle n’est « que » de 15 %. Lorsqu’ils récidivent, les délinquants sexuels le font majoritairement sur un mode non sexuel. Il est donc plus pertinent de travailler à la prévention de la récidive générale que de la seule récidive sexuelle.

L’intervention dans un environnement carcéral vous a-t- elle imposé des contraintes particulières ?

Le GLM invite à prendre en compte les caractéristiques de l’environnement, de la relation thérapeutique, de l’implication du thérapeute et de la communauté, etc. Nous avons beaucoup travaillé et renforcé cette dimension. Par exemple, en faisant la preuve de notre engagement : nos interventions sont programmées après les heures de travail des détenus, pour leur éviter une perte de revenus ; nous nous déplaçons à deux voitures, afin que si l’une tombe en panne, au moins l’un des psys soit sûr d’arriver à destination ; nous venons animer la séance même si elle tombe le jour du réveillon de Noël ou de la Saint-Sylvestre. Des possibilités de suivi individuel sont offertes aux participants au terme de l’intervention groupale, y compris après leur libération.

Avant de démarrer, chaque cycle est présenté aux directions, aux services psycho-médico-sociaux pénitentiaires et aux représentants des organisations syndicales pénitentiaires. Avec le soutien du Service public fédéral Justice, nous leur dispensons régulièrement des formations, ainsi qu’aux agents. Ceux-ci constituent en effet un maillon essentiel de la réhabilitation, dans la mesure où ils sont au contact quotidien des détenus et représentent l’interface la plus significative entre le détenu et la société. La façon dont ces agents favoriseront ou pas le lien social, préserveront ou pas la dignité des détenus sera, à mon sens, tout à fait déterminante. Cela est d’autant plus vrai dans un univers carcéral dont on sait à quel point il peut être maltraitant à l’égard des délinquants sexuels.

Quelles sont les différentes étapes du programme ?

Il est découpé en quatre modules de huit séances. Dans un premier temps, nous clarifions certaines notions qui ne sont pas toujours évidentes pour les participants : qu’est-ce qu’un délinquant, un déviant sexuel, un pervers, un pédophile? Nombre d’entre eux pensent être condamnés pour inceste alors qu’il n’est pas interdit en Belgique, pour autant qu’il ait lieu entre adultes consentants. Qu’est-ce que le consentement? Quand est-il légalement valide? Dans le même module, nous amenons les participants à prendre conscience de leur capacité à choisir et à intégrer d’autres comportements que les délits sexuels, mais aussi à envisager les conséquences des choix qu’ils ont pu opérer. L’enjeu est de sortir des discours plaqués du type « la victime était consentante » ou, à l’inverse, « j’ai commis le pire crime qui soit, ma victime est détruite à vie ». Nous mettons plutôt l’accent sur une responsabilisation active, tournée vers l’avenir. Par exemple, avec des pères incestueux, nous travaillons sur l’idée que la relation avec leur

L’incarcération suspend le risque de récidive durant l’emprisonnement (et encore…) mais l’augmente de façon très significative à la sortie. Alourdir les peines d’emprisonnement et réduire l’accès aux libérations conditionnelles au nom de l’intérêt supposé des victimes est donc une contrevérité.

enfant est, à jamais, altérée par leur acte, mais en réfléchissant à demain, à comment intégrer et assumer l’impact de cette altération plutôt que de perdre son temps à « dire l’indicible », à tenter de « réparer l’irréparable » ou à « demander pardon pour l’impardonnable ».

Le deuxième module s’attache aux aspects relationnels généraux. Notamment en aidant les participants à renoncer à la relation idéale, une quête qu’on retrouve chez certains pères incestueux, de nombreux pédophiles ou des violeurs de femmes adultes. Nous développons la notion de « relation égalitaire » dans laquelle des éléments négatifs et critiques ont leur place.

Le troisième module s’appuie plus directement sur le GLM. Nous agissons sur ce qu’il faut mettre en œuvre pour arriver à une réaffiliation sociale, c’est-à-dire l’intégration de l’individu dans un réseau de droits et d’obligations mutuels à l’égard du groupe auquel il choisit d’appartenir. Nous nous concentrons sur les moyens de parvenir à être heureux à tout point de vue, tout en respectant autrui.

Le quatrième module permet d’élaborer un plan de vie individualisé, conformément aux théories du GLM. Chaque participant travaille sur son plan de vie à tour de rôle, mais tous sont invités à donner des conseils, à faire des suggestions.

Comment l’élaboration d’un « plan de vie » est-elle possible en détention, où le pouvoir d’action et de décision est fortement restreint ?

Il n’est pas nécessaire d’être sorti de prison pour commencer sa réintégration psychosociale. Elle va se marquer dans les rapports aux autres détenus, aux agents, à l’autorité pénitentiaire, aux psychologues… A l’aide d’un questionnaire (1), nous définissons des objectifs sur lesquels travailler en priorité et les moyens à mobiliser. Tout est recevable : si l’objectif d’un participant est de sortir de prison, nous examinons les démarches à entreprendre, l’aide que nous pouvons lui apporter, la façon d’éviter un retour en détention… D’autres objectifs peuvent consister à obtenir une cellule individuelle, une affectation en section protégée, un aménagement de peine ou une formation, à participer à une activité, à exercer en prison un travail rémunéré, etc.

Le questionnaire explore six domaines : le mode de vie passé, actuel et futur ; les relations personnelles proches ; l’état physique et psychologique ; les loisirs et la spiritualité ; les changements et l’évolution personnels ; l’emploi, la formation, les ressources financières et l’éducation. Pour chaque thème, la personne est invitée à formuler des souhaits ou des préoccupations, puis à coter chaque item de 1 à 10, selon son degré d’importance, la probabilité de sa réalisation, ses modalités, etc. Nous lui demandons également d’évaluer le niveau d’investissement personnel nécessaire, l’échéance de réalisation, la probabilité que le projet se concrétise durant l’incarcération; en quoi le fait d’être incarcéré peut empêcher ou contribuer à réaliser cet objectif ; de quelle façon la récidive pourrait l’empêcher ou aider à le réaliser, ou si d’autres obstacles pourraient s’interposer. Tous ces éléments contribuent à élaborer le plan de vie, même en détention.

Quelles idées reçues concernant les auteurs d’infractions sexuelles empêchent selon vous d’aborder efficacement cette problématique ?

La très grande hétérogénéité des délinquants sexuels n’est pas suffisamment prise en compte. J’observe une confusion constante entre délinquance et déviance sexuelles. Nombre de délinquants sexuels ne sont pas déviants sexuellement au sens psychiatrique du terme (par exemple, les proxénètes ou les éphébophiles, attirés par les adolescents). Et nombre de déviances sexuelles sont légalement autorisées et largement pratiquées (par exemple, le fétichisme ou les pratiques sadomasochistes entre adultes consentants).

La pédophilie, même lorsqu’elle est exercée dans un cadre de contrainte séductrice, ce qui est majoritairement le cas, est considérée comme le pire des délits sexuels. Je ne veux aucunement la légitimer ou la minimiser, mais dénoncer une sorte de hiérarchisation selon laquelle il serait pire de violer un enfant qu’un adulte ou l’inverse, une petite fille qu’un petit garçon… Il me semble impératif de respecter la souffrance et la dignité de l’ensemble des victimes, de croire en leurs ressources et de les aider à être le moins possible aliénées par cet événement traumatique.

A ce titre, je récuse le discours conditionnant le bien-être de la victime à l’efficacité des forces de l’ordre (l’auteur doit être arrêté), à l’équité de la justice (l’auteur doit être lourdement condamné), mais également au bon vouloir ou aux capacités de l’agresseur lui-même (il doit reconnaître les faits et demander pardon). Un tel discours dépossède la vic- time de son destin, qui reposerait désormais entre d’autres mains. Or, toute victime vit les choses dans sa subjectivité, et la responsabilité de l’aider à retrouver un état de bien-être suffisant incombe aux aidants que nous sommes et non aux forces de l’ordre, à la justice et encore moins à l’agresseur lui-même.

Quelles conséquences observez-vous de cette diabolisation du délit sexuel et de la pédophilie en particulier ?

Chaque permission de sortir ou libération conditionnelle octroyée à un délinquant sexuel en Belgique comme en France fait l’objet d’une large indignation lorsqu’elle est médiatisée. Je constate quotidiennement que bon nombre d’entre eux renoncent, dès lors, à solliciter tout aménagement de peine. Or, une libération conditionnelle offre un double avantage : pour le délinquant celui de bénéficier de soutiens (psychologique, médical, social) dans sa difficile réinsertion; et pour la société celui d’exercer un strict contrôle sur le délinquant sexuel libéré. En l’absence d’une telle mesure, il sortira de prison au bout de cinq, dix ou vingt ans, avec 50 euros fournis par le service social, mais sans travail, sans logement, sans ressources externes. Combien de jours mettra-t-il avant ne serait-ce que de voler pour se nourrir ? L’immense dénuement psychologique et social dans lequel se trouvent certains détenus au terme de leur incarcération peut favoriser directement la récidive.

Quelles idées souhaitez-vous promouvoir au regard de la prévention de la récidive ?

Si la prévention de la récidive intéresse vraiment quelqu’un, il va falloir avoir le courage de dénoncer la contamination de ce champ de recherche par des considérations morales et idéologiques. Et dire ce que toutes les études sérieuses nous apprennent sur les facteurs permettant de réduire la réitération: favoriser des peines alternatives à l’incarcération; réduire l’échelle des peines; rendre les traitements accessibles au plus grand nombre; améliorer la qualité et l’efficacité de ces traitements ; former et responsabiliser les intervenants judiciaires mais aussi psycho-médico-sociaux et enfin, favoriser la « planification de la réintégration » en termes de suivi ambulatoire, de logement, de travail et d’élaboration d’un plan de vie satisfaisant les besoins humains fondamentaux.

Ce sont là les seules mesures réellement sécuritaires. Celles qu’on applique actuellement sont purement démagogiques et contre-productives au regard des objectifs qu’elles prétendent viser. L’incarcération suspend le risque de récidive durant l’emprisonnement (et encore…) mais l’augmente de façon très significative à la sortie. On peut décider d’alourdir les peines d’emprisonnement et de réduire l’accès aux libérations conditionnelles pour les délinquants sexuels à titre de sanction. Mais qu’on le fasse en invoquant l’intérêt supposé des victimes est une contrevérité et une instrumentalisation de la souffrance de ceux-là même dont on prétend défendre les intérêts.

En matière de traitement, nous avons fait l’erreur pendant des années d’appliquer aveuglément les mêmes programmes à l’ensemble des délinquants sexuels. Nous avons ainsi exigé qu’ils se conforment à nos pratiques plutôt que développé notre expertise afin de mieux adapter nos pratiques à leurs besoins. Cela a eu pour effet de priver bon nombre d’entre eux de l’aide nécessaire. Nous avons aussi eu tendance à cibler des questions sans impact direct sur la prévention de la récidive, telles que la reconnaissance des faits ou l’empathie envers la victime.

Le GLM répond en grande partie à ces carences. Les approches qui s’en inspirent représentent 30 % des programmes de traitement de la délinquance sexuelle en Amérique du Nord et 50 % au Canada. On ne peut que regretter que les francophones, à l’exception des Québécois, ne se donnent pas la peine de se former davantage à cette approche et aux outils d’intervention qu’elle a développés. La France, hormis quelques pionniers, semble frileuse à l’égard des approches novatrices, plus particulièrement lorsqu’elles sont d’origine anglo-saxonne.

Propos recueillis par Barbara Liaras

1) « Inventaire des besoins et préoccupations personnels à destination des délinquants incarcérés », adaptation en langue française par S. Corneille (2011) du « Personal Aspirations and Concerns Inventory for Offenders », Campbell J. et al., 2010.


Groupe Antigone : diversifier les modes de prise en charge

« Ce groupe, composé de deux psychologues et d’une sexologue, est spécialisé dans les actions d’intervention, de recherche et de formation autour de la problématique de la délinquance sexuelle. Les interventions permettent d’intégrer des personnes habituellement exclues des programmes : délinquants sexuels incarcérés, en désaccord avec l’accusation ou en situation non judiciarisée. Nous nous attachons à promouvoir des prises en charge précoces, à diversifier les modes de prise en charge et à développer les modèles les plus novateurs.

Notre mission principale demeure la prise en charge intégrée (auteur, victime et proches), à domicile, des familles incestueuses. Cette intervention est principalement destinée à des familles socialement désaffiliées et hors du circuit judiciaire. En parallèle, nous avons également mis sur pied des interventions groupales à destination des délinquants sexuels incarcérés: depuis 2006, huit sessions ont été menées à bien dans cinq prisons de Wallonie (nous recevons le soutien de la Région). Chacun de ces projets s’inspire largement du Good Lives Model que, depuis dix ans main- tenant, nous tentons de traduire, d’opérationnaliser et de promouvoir en francophonie. »

Serge Corneille, coordinateur du groupe Antigone

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