Entre son enfance dans une cité-dortoir bordelaise et l’animation d’un jardin collectif à 50 mètres de la même cité, Christophe de La Condamine a déjà vécu plusieurs vies. Sous-officier dans l’armée de terre, il apprend la « déshumanisation » ; commercial dans une banque, il devient expert en alarmes. Après un divorce douloureux, il retrouve ses amis de jeunesse et devient cambrioleur, accro à l’adrénaline.
Christophe de La Condamine est l’auteur de Journal de taule, éd. l’Harmattan, 2011.
Pouvez-vous nous raconter vos conditions de vie avant d’avoir affaire à la justice ?
J’ai passé mon enfance dans une cité-dortoir ouvrière près de Bordeaux, dans laquelle je vis à nouveau aujourd’hui. Une cité à taille humaine, avec des petits immeubles de quatre étages, éparpillés à flanc de vallée. J’y suis arrivé en 1965, j’avais 2 ans, il y régnait une grande solidarité : les voisins mangeaient les uns chez les autres, on nettoyait les escaliers à tour de rôle…
A la maison, il n’y avait pas d’alcoolisme, pas de coups. Mon père travaillait comme ouvrier typographe dans l’édition. Ma mère s’est mise à travailler quand mes parents ont divorcé, j’avais 10 ans. A cette époque, son salaire d’ouvrier permettait quand même de nous envoyer à l’école privée. Jusqu’en classe de 1re, j’étais dans les cinq premiers à l’école et j’avais un an d’avance. Puis il y a eu le décès de mon papa et c’est un peu parti en live. De la 1re, je suis repassé en 2de. J’ai encore fait le con et on m’a orienté en BEP. Je n’avais plus d’intérêt pour la scolarité et plus assez de présence parentale pour me recadrer. Notre mère était désormais seule à s’occuper de ma sœur et moi, elle faisait les trois-huit à l’usine. Souvent le soir, il n’y avait pas de parent à la maison, pas de suivi de mes devoirs.
C’est à cette période qu’ont commencé vos premiers délits ?
Oui, quelques petites conneries. On s’est fait interpeller à trois ou quatre gamins de 15 ans en train d’essayer de voler une voiture avec des ciseaux pour crocheter les serrures. Garde à vue, passage devant le juge des enfants. J’ai glandé jusqu’à mes 18 ans, et puis un jour en me baladant dans Bordeaux alors que je séchais les cours, j’ai vu un panneau « Centre de documentation de l’armée de terre ». Je voulais travailler. Ils m’ont fait passer des tests, j’ai été orienté vers une école de sous-officiers, où l’on m’a appris la pédagogie, comment mener une troupe, donner l’assaut et manier des armes. Ce fut pour moi une première expérience de « déshumanisation ».
De quelle manière cette expérience fut-elle « déshumanisante » ?
L’armée nous sort de notre environnement, nous rase la tête et nous intègre à une entité dans laquelle la mission prime sur l’individu. Elle nous apprend que pour tuer un homme à l’arme blanche, il faut frapper au poumon pour l’empêcher de crier. Tout est fait pour nous rendre plus mécaniques. A un moment, j’ai pris conscience que ce n’était pas pour moi. J’avais un contrat de cinq ans, que j’ai demandé à résilier au bout de trois, ce qui a été refusé. J’ai fait des conneries pendant un an, accumulant quatre-vingt-dix jours d’arrêts, et ma nouvelle demande de résiliation a été acceptée.
Quelle était alors votre situation personnelle, familiale ?
J’étais marié, je retrouvais mon épouse à Paris le week-end. Quand je quitte l’armée, je la rejoins, je trouve un travail de commercial par intermittence, pour finalement intégrer la filiale d’une banque qui vend… des alarmes. Tout marche bien, je deviens cadre commercial et responsable d’agence en l’espace d’un an. Mais au bout de quatre-cinq ans, j’ai alors 28 ans, divorce! La cassure importante est là. Je remplis des baignoires de larmes, je noircis des feuilles de papier et je bois des litres de whisky. Depuis l’adolescence, je fumais aussi du haschich. Je me replie à Bordeaux chez ma mère, je retrouve dans la cité des copains d’enfance. Ils alternent les petits boulots et la vente de haschich, l’un d’eux devient mon fournisseur. Nous sommes dans les années 1990, il devient plus difficile de trouver un emploi stable. Je suis en déprime, je bois et fais la fête. Je commence à vendre du haschich pour payer ma consommation. Et à un moment, ce petit réseau sollicite mes compétences en matière d’alarmes. Je mets le doigt dedans. Et dès le premier cambriolage, je deviens accro. D’un cambriolage tous les six mois, l’équipe passe avec mon arrivée à une fois par mois, puis une fois par semaine, voire plus. Au point que les troupes de départ ne me suffisent plus et que je monte plusieurs équipes.
Je m’étais toujours dit qu’un jour ou l’autre, je serais incarcéré, mais j’avais décidé que cela ne m’arriverait qu’une fois, que cela signerait la fin de cette “carrière’’
C’était quoi cette « addiction » au cambriolage ?
L’adrénaline. L’attrait de l’interdit. La sensation de faire un bras d’honneur à la société a beaucoup joué dans mon cas. J’avais essayé plein de jobs et je me retrouvais sans rien. C’était une façon de dire « le petit, vous n’allez pas l’écraser, il va se révolter maintenant ». Les cambriolages durent une dizaine d’années, ce sont des faits prescrits désormais, pour lesquels je suis passé au travers. Le fait de m’appeler de La Condamine, d’être blond aux yeux bleus, m’a clairement donné le bénéfice du doute aux yeux de la police. Je faisais aussi en sorte d’avoir toujours des revenus licites à déclarer : chef d’entreprise dans la vente d’alarmes, artisan peintre, photographe… De plus en plus, je scinde ma vie entre Paris où j’exerce mes activités légales, et des déplacements à Bordeaux où je poursuis les cambriolages. Leur fréquence diminue, mais leur importance en termes de butin augmente. Je commence à avoir un réseau de receleurs qui me permet de travailler sur informations. Je participe à chaque coup, pénétrant toujours le premier, ne voulant laisser ce privilège à personne !
Comment tout cela s’est arrêté finalement ?
Nous sommes tombés pour le braquage d’un péage d’auto- route. Le travail de préparation nous avait occupés six à huit mois: nous avions une complicité intérieure, qui nous avait organisé une visite nocturne préalable; il faut contourner le système d’alarme, passer au travers des protections métalliques, neutraliser les personnels et aller pêcher les billets dans la chambre forte. A la clé, un butin de 180 000 euros. Nous réussissons notre coup et je retourne à mon anonymat parisien, troquant ma voiture pour une autre encore plus pourrie, je me fais discret. Un mois plus tard, l’informateur et le complice sont arrêtés. L’enquête ne remonte pas jusqu’à moi car ils n’ont que mon prénom, pas même mon numéro de téléphone. Mais au bout d’un an, l’enquête rebondit : l’un des trois braqueurs est arrêté pour une autre affaire et parle, si bien que je suis mis sous écoute et filature. Deux ans après le « coup », nous sommes tous arrêtés. Il y a trois motifs pour nous renvoyer aux Assises: bande organisée, séquestration, utilisation d’armes. Après 96 heures de garde à vue, j’arrive à la maison d’arrêt de Saintes. J’ai 42 ans.
Comment se passe votre arrivée en détention ?
Nous sommes deux dans une cellule de 9 m2, mais mon codé- tenu est transféré le lendemain. Je passe donc les premiers jours seul en cellule, j’évite ainsi d’avoir immédiatement à déféquer devant quelqu’un. Dès le premier matin, je vais en promenade pour affronter « la fosse aux lions ». La cour appartient aux détenus, les surveillants n’y mettent pas les pieds. Il y a des tensions, plus concentrées qu’à l’extérieur, avec des tests, des regards. Mais quand les autres voient que tu es capable de mordre, ils te laissent tranquille.
Pouvez-vous décrire les conditions de détention à la maison d’arrêt de Saintes ?
C’est une petite prison à taille humaine, avec une centaine de détenus, dans laquelle on peut demander à partager sa cellule avec untel. Je sympathise avec quelques détenus et nous sommes regroupés dans une cellule à quatre quadragénaires « posés ». J’ai l’écriture comme exutoire, je commence mon « journal de taule ». Cela me permettra pendant mes quatre ans de détention de prendre de la distance avec ce qui m’arrive. Je suis aussi nommé au bout d’un mois au poste de bibliothécaire, ce qui me permet d’éviter le confinement 21 heures sur 24 à quatre dans 13 m2. Je suis souvent seul dans le local de la bibliothèque, cela m’autorise aussi la masturbation, alors qu’en cellule on n’est jamais seul, ce qui provoque des tensions inouïes. Il faut savoir qu’en maison d’arrêt, on ne peut même pas s’isoler aux toilettes, on ne peut jamais être à poil, on prend même sa douche en caleçon : la pression s’accumule inévitablement, et c’est favorisé par le système. Après la sortie, redécouvrir le toucher humain, le corps d’une femme, c’est presque une épreuve. J’ai aussi été affecté en prison par les rapports de force permanents et l’infantilisation : on ne peut absolument rien faire de notre propre initiative, on n’a qu’à répondre aux appels pour l’infirmerie ou le parloir, on se sent incroyablement impuissant. Tout cela détruit aussi sûrement que cela génère de la rage. Et puis quand tu as vécu des bagarres dans des douches fermées comme un ring sans issue ni arbitre, seul contre deux ou trois détenus en possession de lames de rasoir fixées sur un manche de brosse à dents, comment veux-tu que cela ne laisse pas de traces ?
Quelle a été la suite de votre parcours carcéral ?
Après deux ans à Saintes, j’ai été transféré à Gradignan, une usine carcérale avec 800 détenus, deux à trois bonhommes entassés par cellule de 9 m2. Dès qu’on entre dans ce lieu, la violence et l’hostilité sont palpables. Il y a peu ou pas d’activités, je ne retrouve pas de poste de bibliothécaire, car là-bas, on emprunte les livres à partir d’une liste qui nous est distribuée. C’est dans cette période qu’a lieu notre procès aux Assises.
Qu’avez-vous pensé de la peine prononcée ?
J’ai pris six ans ferme, tout comme mes co-équipiers: ça les valait. Mais je suis persuadé que le « tarif » était joué dès la fin de la garde à vue, les dix jours de « cérémonie » aux Assises n’y changeant rien. Il y a une sorte de barème en fonction des faits et des déclarations en garde à vue. J’ai pu expliquer mon par- cours, mais je pense que cela n’a pas joué sur le verdict, tout comme la plaidoirie de l’avocat à 12 000 euros d’honoraires! J’ai terminé ma peine au centre de détention de Mauzac, avec une cellule pour moi seul, le tout organisé en pavillons, entre lesquels nous pouvions circuler du matin au soir. Quand on traverse, il y a des chats plutôt que des rats. Donc une architecture qui change tout et permet de mesurer à quel point la violence est générée par la conception des prisons.
J’ai été affecté en prison par les rapports de force permanents et l’infantilisation : on se sent incroyablement impuissant. Tout cela détruit aussi sûrement que cela génère de la rage.
Aviez-vous en détention des contacts avec vos proches ?
Les relations épistolaires ont pris leur pleine mesure, j’écrivais beaucoup de courriers. Chaque fois que je recevais une lettre en cellule, c’était Noël. Ma mère, déjà très malade, a lutté pour rester en vie pendant ma détention. Elle décédera un mois après le terme de ma conditionnelle.
Dans quelles conditions et quel état d’esprit sortez-vous de prison ?
Je sors en libération conditionnelle, avec un toit et un vrai job de commercial. Toutes choses que j’ai trouvées par moi-même, n’ayant bénéficié d’aucune aide à la réinsertion de la part de l’administration pénitentiaire. Les discours sur l’insertion relèvent du bal des hypocrites : ils n’ont pas de moyens, le SPIP se contente de nous « inciter » à nous insérer. L’administration ne fait rien d’autre, selon sa propre terminologie, que gérer des « stocks » et des « flux ». Et après, elle nous demande encore des comptes !
Si vous comparez votre vie avant et après la prison, qu’est-ce qui est différent ?
Je suis dans la violence, ce qui n’était pas le cas avant. Je sors affûté comme une lame, après des années de rapports de force, de tensions et de confrontations. Je ne laisse plus rien passer et je pars au quart de tour. Je descends plusieurs fois de ma voiture pour casser la gueule d’un conducteur qui m’a fait un bras d’honneur. Mon nouveau travail se passe bien, même s’il ne correspond à aucun des avenirs que je m’étais inventés pendant ma détention, dont celui de travailler la terre. Mais, un jour, je manque de frapper mon patron et je démissionne, ce qui met en péril ma conditionnelle. Si je retourne en prison, ma mère en mourra à coup sûr. Je tombe alors sur une assistante sociale, une « sainte », qui me trouve une formation d’un an en maraîchage bio. Elle m’ouvre la possibilité de réaliser l’un des projets que j’avais envisagés à l’intérieur.
Est-ce qu’à votre sortie, vous pensez à reprendre la délinquance ?
Non, je m’étais toujours dit qu’un jour ou l’autre, je serais incarcéré, mais j’avais décidé que cela ne m’arriverait qu’une fois, que cela signerait la fin de cette « carrière ». Dès le départ, le risque de « tomber » était présent dans mon esprit, ce qui n’a d’ailleurs rien empêché. J’ai opté pour cette voie en souhaitant accumuler le plus de réserves possibles, tirant sur la ficelle jusqu’à ce qu’elle casse et que j’en paye le prix. Malgré ces quatre ans de prison, je ne regrette pas ce choix. Et si un jour je n’ai plus de travail, plus de toit, plus personne pour m’aider, les dix derniers euros seront pour un pied de biche. Ce ne serait alors pas un véritable choix.
Vous estimez avoir vraiment choisi la « carrière » délinquante ?
Oui, même s’il y a eu toute une série de facteurs dans mon parcours. Si j’avais eu à 18 ans cinq appartements à Neuilly-sur-Seine, je ne serais pas allé cambrioler, c’est certain. Je n’ai jamais connu de braqueur qui vienne de Passy ou d’Auteuil.
Comment vivez-vous aujourd’hui ?
Au terme de ma formation en maraîchage bio, on m’a proposé d’exploiter un terrain de 3 000 m2. Ensuite, j’ai été embauché par une association qui dépend du centre social de la ville, afin de monter un jardin collectif dans la colline, à 50 mètres de ma cité. Nous faisons pousser des légumes, on a des poules et des moutons; les habitants participent, font du désherbage… Des chômeurs de longue durée qui ne sortaient plus viennent s’aérer et travailler au jardin. Des jeunes qui souffrent de troubles mentaux viennent aussi travailler à leur rythme. Des petits vieux viennent apporter leur savoir et nous acheter des légumes comme à la ferme quand ils étaient petits. Les gamins qui cassaient des bagnoles viennent donner à manger aux poules le soir. J’ai pour projet de développer d’autres structures de ce type, notamment pour proposer à des détenus une activité qui leur permettrait de sortir en conditionnelle. A l’intérieur, j’ai compris que nous n’étions pas seuls grâce aux structures associatives, à l’OIP, au Courrier de Bovet, à des bénévoles qui venaient animer des activités. J’ai découvert que je pouvais utiliser ma colère autrement qu’en menant ma petite guerre, seul dans mon coin.
Vous reste-il des marques ou des stigmates de la prison ?
Quand j’étais à l’intérieur, je ne pensais qu’à l’extérieur, et main- tenant que je suis dehors, j’ai la tête dedans. Il reste cette violence en moi, même si elle s’estompe au fil du temps. Je ne laisse plus passer le moindre élément vexatoire, mon besoin d’être respecté est absolu. J’ai aussi l’impression d’avoir perdu des années en prison, ce qui provoque une rage d’action, vouloir faire mille choses en même temps. Alors qu’en prison toutes les journées étaient les mêmes, j’ai un besoin de vivre intensément. En sortant à 47 ans, j’étais aussi très décidé à fonder un foyer, ce qui est arrivé et nous avons avec ma nouvelle compagne un petit garçon. Le fait qu’un éditeur demande à lire mon « journal de taule » m’a enfin obligé à me replonger dans les petits cahiers que j’avais entreposés à ma sortie dans une boîte en carton et que j’étais incapable de ré ouvrir. C’était physique, je refermais le couvercle aussitôt. Le fait de tout relire et saisir sur ordinateur m’a servi de psychothérapie. Et la publication a permis de transformer cette période sombre en positif. Je ne veux pas faire table rase de mes années prison, j’ai besoin de témoigner, me confronter, m’impliquer.
Propos recueillis par Sarah Dindo