Détention « inéluctable », « calculée », « catastrophe », « protectrice »... Gilles Chantraine restitue la façon dont les personnes détenues inscrivent la prison dans leur trajectoire, sur la base de récits de vie recueillis en maison d’arrêt. Soulignant les effets contre-productifs de l’incarcération – trous dans le CV, perte des liens, stigmatisation, etc. – le sociologue interprète les parcours délinquants sous l’angle exclusif des processus de domination et de criminalisation des franges les plus pauvres de la société.
Gilles Chantraine, sociologue, est chargé de recherche au CNRS – Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Il est notamment l’auteur de Par-delà les murs. Expériences et trajectoires en maison d’arrêt (PUF-Le Monde, « Partage du savoir », 2004).
Vous avez travaillé sur les trajectoires de vie de personnes détenues en maison d’arrêt. Pouvez-vous décrire quelques « types » de parcours carcéraux (engrenage, professionnalisation, rupture…) et en expliquer les principales caractéristiques ?
J’ai essayé de restituer les différentes manières de vivre et de décrire un passage par la case prison. Il peut ainsi être vécu comme inéluctable: l’incarcération apparaît comme l’aboutissement d’une trajectoire de galère, rythmée par de nombreuses condamnations. Il arrive aussi qu’elle constitue une pause dans un mode de vie dominé par une consommation de drogues qui n’est plus entièrement contrôlée par l’individu : le temps de la détention, on se refait une (petite) santé, et ce malgré les effets pathogènes de l’enfermement. L’incarcération peut également être vécue comme une catastrophe. Cette idée est caractérisée par le passage d’un statut social décrit comme « normal » (avec un logement, une famille et parfois même un travail) à un statut d’infâme, d’ordure, de monstre, de délinquant sexuel. Une autre manière de décrire l’incarcération est de la présenter comme calculée: ici, le passage en prison est présenté comme un risque tangible et assumé, faisant partie d’un mode de vie choisi. Dans ce type de description, qui peut renvoyer autant à des réalités concrètes qu’à un effort pour « garder la face » vis-à-vis de l’institution, la délinquance est perçue comme une activité professionnelle qui demande des compétences spécifiques, requiert un code moral, comporte ses tâches indignes, ses fautes ainsi que ses risques. Enfin, paradoxalement, la détention peut être vécue comme protectrice. C’est là l’exemple typique d’une femme incarcérée pour avoir été complice d’un viol incestueux perpétré par son mari, qui finit par trouver en prison une forme de protection face à la violence quotidienne du mari en question. C’est encore l’exemple du SDF qui choisit délibérément, pour quitter une situation qu’il n’arrive plus à supporter (la rue et ses violences, l’isolement, le froid), de réintégrer la prison par différents moyens.
Que recouvre la « galère » à laquelle de nombreuses personnes ont été confrontées avant leur incarcération et comment les conduit-elle en prison ?
Ce terme est utilisé couramment par les jeunes eux-mêmes, mais il est aussi une notion sociologique forgée par François Dubet. Il montrait comment l’expérience de la galère se situe au carrefour de trois logiques : la désorganisation, l’exclusion et la rage. Elles se retrouvent dans de nombreux récits de jeunes incarcérés à la maison d’arrêt de Loos, où j’ai effectué mes entretiens (elle a fermé récemment ses portes). Dans la galère, la délinquance est un phénomène diffus, présent partout mais central nulle part. Elle est davantage perçue comme un moyen de s’amuser entre pairs, d’enrayer la routine d’un quotidien plutôt maussade, voire marqué par un ennui profond. Quant à l’argent que la délinquance rapporte parfois, il se dépense vite : la galère n’autorise pas de projets à long terme. Surtout, elle s’inscrit dans un contexte plus global dans lequel le jeune a perdu tout espoir d’insertion sociale.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est la « désaffiliation », et en quoi elle est importante dans les parcours de ceux que vous avez rencontrés ?
La notion de désaffiliation, forgée par Robert Castel, permet de saisir le processus de fragilisation de l’individu à la fois dans ses dimensions économiques (éloignement progressif puis durable du marché du travail) et sociales (fragilité des liens). Cette notion est importante pour les questions liées aux trajectoires carcérales. La pauvreté – et plus généralement la désaffiliation – réduisent la protection contre l’incarcération : la police a d’autant plus tendance à garder à vue et à transmettre au parquet l’auteur présumé d’une infraction que ses garanties d’insertion sociale sont faibles. Ce phénomène se répète tout au long du processus répressif, jusqu’à la détention provisoire puis la condamnation. A délit égal, la probabilité d’être condamné à une peine de prison ferme est plus grande si l’on comparaît détenu que si l’on comparaît libre. En ce sens, la prison reste avant tout un lieu de gestion de la grande précarité sociale. Par ailleurs, le sentiment qu’une même vie précaire continue de part et d’autre des murs de la prison surplombe parfois le sentiment d’être « libre » d’un côté et « privé de liberté » de l’autre.
Enfin, les parcours carcéraux sont marqués d’un côté par une fragilisation économique et sociale, de l’autre par une intégration carcérale progressive. D’un côté, les ruptures avec le foyer de vie, la stigmatisation de l’entourage proche et moins proche, etc. ; de l’autre, l’assimilation progressive des normes de vie en prison (virilisme, capacité à infliger la violence physique…), sociabilité entre « pairs de misère » ou entre délinquants en voie de professionnalisation, etc.
Le sentiment d’avoir été « dépassé par les événements » semble aussi largement partagé par les personnes que vous avez rencontrées. Quelle(s) réalité(s) recouvre ce sentiment ?
Différents facteurs se conjuguent pour former les rouages d’un engrenage sur lequel la personne ne trouve pas de prise : expérience de la galère, souffrances et événements biographiques singuliers, processus répressifs de prise en charge institutionnelle… Le sentiment d’être l’auteur de sa propre vie, et maître de sa narration, est largement connecté à la position sociale : sur un tableau qui mettrait en relation l’appartenance à une catégorie sociale et les compétences narratives des acteurs, les détenus se situeraient à l’extrême opposé de l’artiste ou du responsable politique, qui, au terme d’une vie trépidante, décide d’écrire une autobiographie.
D’après les récits de vie que vous avez recueillis, comment sont appréhendées aujourd’hui en France les questions de responsabilités sociale et individuelle dans la délinquance ?
En prison, il ne s’agit pas tant de mettre le détenu en situation de responsabilité par rapport à ses actes (on lui conseille même parfois de cacher son délit, pour sa « protection ») que de mettre en œuvre une forme assez perverse de responsabilisation individuelle, dans un cadre carcéral pourtant largement déresponsabilisant. Là encore, il ne s’agit que d’une forme exacerbée du rapport de domination à l’œuvre dans l’ensemble de la société : ceux qui ont le moins de ressources et de supports pour prendre en main leur existence sont également les plus soumis à l’injonction de se « responsabiliser ». D’un côté, la mise sous écrou et l’infantilisation; de l’autre, l’injonction au « travail sur soi », à la « construction de projet » et à « l’arrêt des bêtises ». Aux marges du système pénal, les illégalismes des puissants restent en revanche peu interrogés sous l’angle de la responsabilité individuelle, et certains délits commis par des hommes et des femmes politiques sont interprétés comme des phénomènes inhérents au jeu politique.
Quel est l’impact des interventions institutionnelles (éducatives, policières, judiciaires…) sur le parcours des jeunes délinquants ? Vous dites que « la première incarcération assigne à la personne et à ses actes un statut de délinquant »…
Mon approche, qualitative, est nécessairement limitée puisque je récolte avant tout les discours de ceux qui sont passés par la case prison et non de ceux qui s’en sont sortis avant… Chez les mineurs détenus, il est frappant de constater la haine des premiers foyers qu’ils ont connus, décrits comme insécurisants et criminogènes, et donc comme des « stations de correspondance » biographiques menant à la prison. Chez les majeurs, les trous dans le CV, le casier judiciaire, qui restreint l’accès à certains postes, les ruptures affectives et familiales, les rencontres avec d’autres détenus constituent autant de phénomènes contribuant à conférer à la prison un effet ou une fonction inverse de ceux qu’on lui assigne (la réinsertion, la prévention de la récidive). Ce phénomène a été montré depuis longtemps en sociologie, par exemple par l’Américain Lemert, qui a défini la « déviance secondaire » comme la conséquence de la réaction sociale à une première déviance.
Quels enseignements peuvent être tirés de vos recherches pour les politiques publiques et l’accompagnement des auteurs d’infractions ?
En amont, il faudrait se pencher sur le milieu scolaire : l’exclusion de l’école joue un rôle important dans l’essor et le développement des activités délinquantes. Pour beaucoup de jeunes adolescents en situation de décrochage scolaire, la délinquance et les menus larcins sont un moyen de tuer le temps, de se faire un peu d’argent et de s’amuser. Jusqu’à ce que les premières détentions leur confèrent un véritable statut d’actes délictuels. Mais la question primordiale à mes yeux n’est pas tant celle de l’accompagnement des auteurs d’infractions que celle des processus de criminalisation. Je ne prendrai ici qu’un exemple, qui a des conséquences énormes sur les circuits d’alimentation des prisons: la criminalisation de la consommation de drogue. La politique répressive menée depuis la loi de 1970 est non seulement liberticide, mais s’avère un échec sanitaire, social et pénal. C’est lorsque le toxicomane n’a pas les moyens légaux d’assurer sa défonce et de gérer le manque qu’il est conduit à commettre des actes délictuels. Avant de se poser la question de l’accompagnement du toxicomane à sa sortie de prison, ne vaudrait-il pas mieux s’interroger sur la place des drogues dans la société ?
Pour aller plus loin
Bérard J., Chantraine G., 2013, Bastille Nation. French Penal Politics and the Punitive Turn, Carleton, Red Quill Books Edi- tion.
Bérard J., Chantraine G., 2008, 80 000 détenus en 2017 ? Réforme et dérive de l’institution pénitentiaire, Paris, Éditions Amsterdam.
Chantraine G., Salle G., 2013, (Dir.) « La délinquance en col blanc : études de cas », dossier de la revue Champ pénal/ Penal Field, http://champpenal.revues.org/8380